31/03/2021

D'où vient le mal ?

 


Conférence de carême du diocèse de Sens & Auxerre (25 février 2021)

Je veux enterrer moi-même Jésus (Vendredi saint)

Après la mort de Jésus, dans la passion selon saint Matthieu de Bach, il y a un air de basse : « Purifie-toi, mon cœur, je veux enterrer Jésus moi-même. Car à partir de maintenant il aura en moi, pour toujours son repos. Monde, dehors ! Laisse entrer Jésus »

Le croyant non seulement veux enterrer Jésus, mais l’enterrer en lui, être son tombeau, sa dernière demeure. Bien sûr, cela demande quelques aménagements intérieurs, à commencer par virer le monde. Le monde, c’est ce que nous aimons tant, qui prend toute la place, celle des autres, c’est-à-dire celle de Jésus.

Le style piétiste, est sans doute trop affecté pour nous, et encore, je l’ai musclé ! Mais nous pourrions, nous aussi, enterrer le Seigneur en nous, faire de nos vies son lieu de repos. C’est de notre vie que nous construisons le monument qui le signale à notre souvenir et à celui de tous, anamnèse. D’accueillir son cadavre, notre vie est renaissance.

Avant que de l’ensevelir, il faut l’embaumer. Marie s’y est pris en avance. Elle avait compris qu’on n’aurait pas le temps, que tout serait bâclé parce qu’il fallait faire place nette pour que les religieux célèbrent la Pâques. Je vous invite à n’être par religieux. Si déjà nous étions attachés à Jésus, ce serait bien. Si comme Marie, nous pouvions avoir pour les frères le geste de prévenance.

Je laisse Thérèse de l’enfant Jésus et de la sainte face achever cette courte méditation :

« [Marie pensait] à faire plaisir à Celui qu’elle aimait, aussi prit-elle un vase rempli d’un parfum de grand prix et le répandit sur la tête de Jésus en cassant le vase, alors toute la maison fut embaumée de la liqueur, mais les APÔTRES murmurèrent contre Madeleine... C’est bien comme pour nous, les chrétiens les plus fervents, les prêtres trouvent que nous sommes exagérées, que nous devrions servir avec Marthe au lieu de consacrer à Jésus les vases de nos vies avec les parfums qui y sont renfermés... Et cependant, qu’importe que nos vases soient brisés puisque Jésus est consolé et que malgré lui le monde est obligé de sentir les parfums qui s’en exhalent et qui servent à purifier l’air empoisonné qu’il ne cesse de respirer. » (Lettre 169, 19 08 1894)

L’oral ne permet pas de voir les mots qui en italiques. Parmi eux, Thérèse a mis le mot tête. C’est la tête qui est ointe et tout le corps, même les membres rebelles, sont parfumés. On perçoit une sorte de féminisme anticlérical dans le propos. Nulle part on ne dit que ce sont les apôtres qui rouspètent, mais les disciples chez Matthieu, quelques uns chez Marc, et Judas chez Jean. Prendre soin du corps de Jésus, dont Jésus est la tête, que cela plaise ou non, c’est prendre soin de tous, y compris ceux qui s’y opposent ; le parfum emplit la maison commune.

26/03/2021

Vous avez dit salut ?

On trouvera ici la troisième des conférences de carême du diocèse de Sens & Auxerre, le 25 mars 2021.
(La première portait sur le mal, et la deuxième sur la prière.)

Pdf de la conférence 


 

Où donc est Dieu ? (Rameaux et Passion)

« Le rideau du Sanctuaire se déchira en deux, depuis le haut jusqu’en bas. » Mc 15,38

De suite après la mort de Jésus, l’évangéliste rapporte cette histoire de rideau qui interrompt la narration et n’a aucune incidence dans la suite du récit. Il est peu vraisemblable qu’il s’agisse d’un événement historique. Sans doute Marc l’a-t-il reçu d’une tradition préexistante à sa propre rédaction. Chez Marc, c’est le seul effet de la mort de Jésus, pas de tremblement de terre ou de morts qui sortent de leur tombeau. Pourquoi rapporter cette affaire de rideau ? Elle doit sans doute faire sens.

Le rideau séparait le saint des saints du reste du temple. Il isole, cache à la vue de tous le lieu de la demeure du Très-haut. La mort de Jésus dévoile la demeure de Dieu. Rien que cela !

Dans cette mort, se joue un dévoilement, une révélation, une apocalypse, si vous parlez grec. Mais qu’est-ce qui est montré ? Le lieu de Dieu ou la vacuité du saint des saints ? Dieu n’est pas là où vous pensez. Le temple est vide. Où donc est Dieu ? Là où meurt un homme, une femme, un enfant, sur les Golgotha de la terre entière.

Jamais Dieu n’est autant visible que dans la mort de Jésus. Est-ce bien ainsi que nous le cherchons ?

Où cherchons-nous Dieu aujourd’hui ? Dans la culture chrétienne, dans l’identité chrétienne, dans les rites chrétiens que l’on pratique souvent d’autant moins que l’on revendique cette identité et déplore que d’autres envahissent le pays ? Tout cela est vide.

Dieu est au chevet de ceux qui meurent, de ceux qui sont dans le deuil et n’en finissent pas de pleurer, inconsolables comme Rachel.

Les rameaux de nos cris de joie ne seront-ils qu’un grigri pour protéger tombes et maisons ? Ce n’est pas la culture chrétienne mais païenne. Leurs feuilles déjà vertes comme en plein été sont destinés à couvrir l’hôpital de campagne de notre charité. C’est là que nous voyons le Seigneur face à face : « J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire, j’étais un étranger et vous m'avez accueilli, nu et vous m’avez vêtu, malade et vous m’avez visité, prisonnier et vous êtes venus me voir. »

19/03/2021

Le grain de blé. La loi de la vie, c'est la mort (5ème dimanche de carême)

La loi de la vie, c’est la mort, loi du grain de blé (Jn 12, 20-33). Mais chacun se survit en ses enfants. Evidemment, dans un monde très individualisé, de surcroît pour les célibataires ou les personnes stériles, cette loi n’offre aucune survivance.

Donner cent pour un, nous connaissons bien des personnes décédées qui l’ont vécu, pour le meilleur… et pour le pire. La psychogénéalogie l’illustre. Mais qu’est-ce que nous fait de survivre à travers d’autres si nous allons au néant ? On comprend que l’on se mette à espérer ou imaginer une vie après la mort. L’imagination ne peut cependant faire que soient ses créations. La consolation pourrait bien être duperie, analgésique, anxiolytique.

Un être humain est tout de même autre chose qu’un grain de blé qui n’a de consistance qu’à être mangé ou planté, qu’à disparaître. A plus de sept milliards d’humain, la survie de l’espèce, si elle était un souci, ne dépend pas de chacun.

La parabole du grain de blé ne vise pas la vie après la mort. Elle n’en dit même rien. Elle est une injonction pour aujourd’hui, une règle de vie. Vivre, c’est passer derrière, vivre, c’est consentir à l’effacement. Vivre, ce n’est pas garder sa vie comme un lingot d’or ou une richesse planquée, à l’abri des voleurs. Vivre, c’est perdre sa vie, la partager.

La pandémie pose cette question à l’ensemble de la société que je trouve bien peu prompte à se laisser interpeler. A vous planquer, à supprimer les rapports sociaux, les lieux de convivialités et de culture, tout en laissant les temples de la consommation fonctionner ‑ il faut bien que l’on mange ! ‑, ne gardons-nous pas notre vie pour la perdre ? A quoi bon vivre quelques mois ou années de plus si c’est pour mourir, non du virus, mais de sa « belle mort » ‑ quelle expression ‑, sans les autres, privés des autres.

Il ne s’agit pas de nier la gravité de la situation, juste de faire remarquer que certaines mesures font le contraire de ce qu’elles prétendent favoriser. On aura gardé sa vie, et on l’aura perdu. L’évangile dit vrai.

Mais l’évangile n’a pas été écrit pour la pandémie. Nous savons bien qu’à penser à nous d’abord, à garder voire arracher notre vie, contre celle des autres, contre le partage de celle-ci, c’est la vie qui perd. Nous ne nous porterons peut-être pas plus mal, nous croirons même nous porter mieux à passer devant, à être servis les premiers. L’histoire est pleine de ceux qui sont morts d’avoir été relégués, piétinés, ignorés. C’est parfois, souvent, si douloureux de passer derrière, de renoncer à soi au profit des autres.

Pourtant, nous savons aussi d’expérience que l’effacement, tout ce que nous permettons pour que les autres vivent, cela est vie, et déjà pour nous. « L’effacement soit ma façon de resplendir », écrit le poète. Vie comme excès, vie de surcroît. Nous ne saurions pas morts à ne pas donner notre vie, mais nous ouvrons une dimension de plus à la vie, en abondance, à faire vivre les autres. « Pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. »

C’est ce que raconte une autre parabole, celle du fils prodigue, qui a tout dépensé de la vie reçue, ne l’a aucunement préservée dans un coffre-fort. Cela fait des jaloux, le frère, qui en est réduit à la médisance, aux ragots. Comment sait-il que son cadet était avec les prostituées ? Il y était donc aussi ?

Le fils prodigue, Jésus, était effectivement avec les prostituées et les pécheurs. C’est bien ce qu’on lui reproche. Mais heureusement pour nous, sans quoi, jamais personne ne serait venu nous convier à sa table, partager la vie du Père, reçue pour être partagée.

La loi du grain de blé ne parle pas de la vie outre-tombe. Elle n’est pas non plus une règle morale, « tu dois » perdre ta vie. Elle est une invitation à l’abondance, à la suite de Jésus. Que cela fait mal, oui parfois, comme la mort. Pour peu que nous nous y soyons essayés, en famille, avec les proches ou le prochain si lointain, nous savons déjà que nous en sommes devenus plus vivants, nous avons déjà vécu du mouvement de Jésus. Résurrection.

12/03/2021

Pour rien (4ème dimanche de carême)

Dieu a tant aimé le monde. Dieu aime tant le monde.

Il faut bien reconnaître que cela ne saute pas aux yeux. Thomas d’Aquin le sait après bien d’autres et avant tant d’autres aujourd’hui encore. Le mal, non pas celui commis par l’in des humains, mais la maladie, la mort des autres et la nôtre, quand bien même il ne relèverait pas de la responsabilité de Dieu, pose la question de sa présente. Où est l’amour de Dieu lorsque le mal nous assaille et nous ravage ? Comment répéter que Dieu aime tant le monde ? Le psalmiste déjà est usé : « moi qui chaque jour entend dire, où est-il ton Dieu ? »

J’ouvre le livre de Job parce que s’il est un écrit biblique qui pose cette question, c’est bien celui-là. Je le fais avec le pasteur Alphonse Maillot Job, pour rien.

Je ne cherche pas à savoir d’où vient le mal. Il est préférable, aussi scandaleux que cela paraisse, de laisser l’interrogation sans réponse. Le mal est là, nous le commettons, nous le subissons, nous succombons. Le livre de Job ne disculpe pas Dieu. Lui-même assume la responsabilité ; il a laissé faire. On peut l’imaginer effondré devant tant de dégâts. Comment son amour ‑ sa création ‑ peut-il se mêler à tout cela ? Dieu ne lève pas le petit doigt, c’est sa douleur. Il paraît pactiser avec le mal, c’est son martyre ; le mal qui ravage les hommes et les femmes, les enfants, qu’il n’empêche pas, est son martyre, à en crever.

Il y a le mal, mais aussi sa trace, indélébile ; c’est encore le mal. Plus jamais Job ne pourra être l’homme au bonheur léger. Chaque sourire portera le poids du cauchemar. Les Job sont nombreux. S’ils peuvent de nouveau sourire, ce ne sera plus jamais comme l’enfant. Après la torture et Auschwitz, après le viol et la mort de ceux que l’on aime, chaque sourire, chaque bonheur est grevé du poids de l’horreur.

Comment vit-on avec le mal, après lui ? Nous le savons tous d’un certain point de vue, car nous en sommes tous là. Dans le silence de Dieu, dans son absence éprouvée ‑ on souffre toujours seul ‑ Dieu s’en remet à nous pour vaincre le mal. Le mal « sera vaincu par Job ou Dieu sera vaincu avec Job ». Le mal c’est à nous de le vaincre, et nous n’y parviendrions pas que ce serait non seulement notre anéantissement, mais l’échec de Dieu, son anéantissement.

Avant que ne se pose la question si nous avons foi en Dieu, Dieu a foi en nous pour, en outre, vaincre le mal. Il nous a confié son sort. Heureusement que Jésus est de notre humanité, pleinement homme. Le salut s’accomplit sur terre, là où vit Job, et non dans le ciel. Le ciel n’a d’ailleurs aucune consistance dans le livre de Job, on y parle seulement de ce qui se passe sur terre. Le ciel n’existe pas plus que l’enfer. Si Dieu existe, c’est sur terre. C’est pour cela que tout se joue avec l’homme.

On ne vainc le mal qu’à aimer, comme Dieu. Il a tant aimé le monde. Comme Dieu qui se met en mauvaise passe, au point d’être rendu responsable du mal. Son sort est lié au mal et à l’homme qui pourrait vaincre le mal. Dieu a mis son sort entre nos mains. Dieu a mis son corps entre nos mains.

Job demeure attaché à Dieu, en dépit du mal. C’est ainsi qu’il renverse le mal. Son amour est sans limite, pour rien. Il demeure attaché à Dieu alors qu’il n’a rien à attendre de Dieu. Job, pour rien. Ce qui est vrai de toutes nos victoires sur le mal, combien plus en Jésus.

« Si Job [si Jésus] craque définitivement, cela signifiera que Dieu a cru en un mensonge, cela signifiera que son Amour ne peut rien ou pas grand-chose. Cela signifiera que Dieu a perdu son pari, le pari qu’il fit le jour où, ayant créé l’homme, il renonça à sa puissance pour être total Amour, où, il ne voulut plus d’autre puissance que celle de l’amour. » « Si Dieu cesse de m’aider, ce sera à moi d’aider Dieu », écrit Etty Hillesum.

« Une Eglise qui oublie cette gratuité, cet amour inconditionnel de Dieu, cette grâce absolue qui n’exige rien et espère tout, une Eglise qui voudrait fonder l’œuvre de l’homme sur le mérite, au lieu de la fonder sur la gratuité, tient encore le raisonnement de l’adversaire. »

Aimer Dieu pour rien, quand il n’y a plus aucune raison, même massacré par la vie que Dieu a créée. (L’amour des autres, n’est-ce pas, c’est un avec l’amour de Dieu.) Certains ne croient pas au pur amour, qu’un amour puisse n’être que sans raison, et en dépit de tout, en dépit du mal. (La supposition impossible des mystiques n’est pas une hypothèse ; tous les jours des hommes et des femmes vivent la damnation, terrassés par le mal !) C’est cet amour pour rien qui sauve. « Un tout petit peu seulement d’amour-pour-rien, gros comme un grain de sénevé » et la bataille est pliée quoiqu’elle dure.