Depuis des siècles, on célèbre la messe en mémoire de la
Cène du Seigneur. Depuis des siècles, cependant pas depuis les origines. Il
faut attendre par exemple le 7ème siècle pour que l’Eglise de Rome
connaisse cette fête qui tient son origine d’une dévotion plus populaire que
théologique. Les pèlerins qui se rendent à Jérusalem à partir du 4ème
siècle racontent comment, s’unissant pas à pas aux derniers instants du
Seigneur, les fidèles font mémoire lors d’une messe du dernier repas du Seigneur.
Saint Cyprien, qui meurt martyr en 258, dans une lettre sur
le jeûne qu’il s’agit d’observer avant l’eucharistie, rend bien la pensée
pastorale et théologique des premiers siècles. « Est-ce donc après le
repas du soir que nous devons nous réunir, au sacrifice du Seigneur, afin de
pouvoir ainsi offrir le calice mêlé ? Le Christ devait offrir vers la fin
du jour afin de signifier par l’heure même du sacrifice le déclin et le soir du
monde, suivant ce qui est écrit dans l’Exode : Toute l’assemblée des enfants
d’Israël l’immolera vers le soir. Et aussi dans les psaumes : l’élévation
de mes mains est le sacrifice du soir. Mais nous, nous célébrons la
résurrection du Seigneur le matin. »
Il n’est évidemment pas question de la messe du jeudi saint
dans ces lignes, ce serait anachronique, mais de l’heure de la célébration de
l’eucharistie. Cyprien ne semble pas connaître ou ne pas vouloir de messe du
soir. Bien que le Seigneur présenta la coupe un soir, nous célébrons le matin
parce que nous célébrons la résurrection du Seigneur. Pas question, si j’ose
extrapoler, de commémoration de la Cène ; l’eucharistie est mémorial de la
résurrection, mémoire autant qu’actualisation de la résurrection. Célébrer le
soir serait une simple commémoration. Célébrer le matin est une participation à
la vie qui jaillit du tombeau, depuis le premier né d’entre les morts vers tous
ses frères.
Pourquoi donc souligner cela ? Au moins pour recoller
les morceaux. A force de distribuer dans le temps les différents mystères du
Seigneur, nous ne voyons plus leur unité, nous ne percevons plus leur
organisation. Tout n’est pas à mettre sur le même niveau. La célébration de la
résurrection est la mère de toutes les célébrations, et même lorsque l’on
célèbre un autre aspect du mystère de la foi, c’est toujours la mort et la
résurrection du Seigneur que nous célébrons. Pas de messe qui ne soit
célébration, actualisation du mystère pascal.
Quel rapport la messe a-t-elle selon nous avec la
résurrection ? C’est justement pour poser cette question que je me suis
permis cette archéologie liturgique. En retour, cela donne de comprendre le
cœur de la foi eucharistique.
Toute célébration, quelle que soit son occasion, quel que
soit son style, est célébration du vivant qui fait vivre, du passeur, celui qui
fait passer de la mort à la vie du Père. En partageant le pain et le vin,
certes nous obéissons au commandement du Seigneur de faire en mémoire de lui ce qu’il a fait. Mais communier n’a pas de sens en dehors de son but, faire de
nous ce que nous recevons, construire le corps du Christ.
Ce corps n’est pas l’Eglise, ou alors, c’est l’Eglise en
tant qu’annonce de la vocation de l’humanité, rassemblée dans l’unité.
La prière qui suit le récit de l’institution dans nombre de
nos prières eucharistiques, reprenant une très ancienne disposition des prières
eucharistiques primitives, tant en Orient qu’en Occident, dit le sens de la sanctification
du pain et du vin : « Humblement, nous te demandons qu´en ayant part
au corps et au sang du Christ, nous soyons rassemblés par l´Esprit Saint en un
seul corps. » Ou encore : « Quand nous serons nourris de son
corps et de son sang et remplis de l´Esprit Saint, accorde-nous d´être un seul
corps et un seul esprit dans le Christ. »
La théologie médiévale, qui a bien des égards structure
encore notre théologie des sacrements, fait de l’Eglise le sens de la communion
(et aussi sa condition). Communier ne consiste pas à être associé personnellement
à son Dieu mais à se laisser prendre dans la construction de l’humanité
nouvelle dont les prémices se trouvent dans l’Eglise.
Or cette humanité nouvelle, celle du corps ressuscité du
Seigneur, dont l’Eglise est comme le sacrement, est justement celle qui est
inaugurée au matin de Pâques. Le corps du Seigneur ressuscité, c’est l’humanité
vivifiée par l’Esprit de sainteté. L’Eglise, c’est l’humanité en tant que la
vocation de l’humanité est proclamée comme déjà vécue. Notre communion au pain
et au vin crie, plus fort que toutes les violences et toutes les morts, que le
Seigneur de la vie nous suscite de nouveau lorsqu’il ressuscite d’entre les
morts.
Le Seigneur comme l’amant dit : Voici mon corps, prends-le, prenez. « Accorde-nous d’être un seul
corps. »
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