26/07/2024

Jésus blasphémateur

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Le motif de la condamnation de Jésus, du moins celui qui est explicitement rapporté par les évangiles, est le blasphème. Jésus, blasphémateur. Et cela conduit à la mort. Les disciples d’un blasphémateur pourraient-ils ne pas faire comme le maître, être accusés comme lui ?
 
Jésus s’en prend à la religion, à la tradition des ancêtres, à « la religion de mes pères » comme m’avait dit un paroissien qui n’avait nullement l’intention d’y renoncer. La religion, même minoritaire, continue à reconnaître comme blasphème tout ce qui vient dénoncer en elle la bien-pensance, la bienséance. Il y a un corps de doctrine à défendre, et surtout pas à tâcher de dire aujourd'hui. Un christianisme non blasphémateur aux yeux et aux cœurs de religieux peut-il être fidèle à Jésus ?
 
Même s’il ne suffit pas de blasphémer pour être disciples, il y a fort à penser qu’il est impossible d’être disciples sans paraître blasphémer. 
 
« Alors ils lui crachèrent au visage et lui donnèrent des coups ; d'autres le giflèrent. »
« Alors, ils ramassèrent des pierres pour les lancer contre lui. »
 
Beaucoup de disciples ont oublié ou refusent ce motif de condamnation. Ils ne trouvent "en lui aucun motif de condamnation"... comme Pilate ! Ils ne croient pas que Jésus blasphème, mais que ce serait ce que ses adversaires disent pour mieux l'exclure. Non, tout au contraire. Le blasphème est constitué, et la religion, même chrétienne, ne peut que considérer les disciples comme des blasphémateurs. 
 
Ainsi les disciples sont rappelés à l’ordre par ceux qui se comprennent aussi disciples. On leur fait la morale. C’en est même surprenant. Des gens que vous ne connaissez pas qui vous traitent comme de (mauvais) parents le font avec leurs gamins, comme si vous étiez de sales gamins. Il y a de quoi le prendre mal. Qui sont-ils pour donner des leçons, bien sûr en toute humilité ? Ils vous crachent à la gueule, en bons chrétiens, en toute charité.


 

Le banquet édénique (17ème dimanche du temps)

 

Jérôme Bosch, Le jardin des délices, détail, vers 1505

 

Pourquoi faut-il lire la multiplication des pains en Jean alors que la lecture continue de Marc en était à l’endroit précis où est racontée la première des multiplications ? Certes, les versions de Jean et de Marc sont assez proches ‑ assemblée du désert, disposition des personnes, herbe ‑ bien plus que celles de Luc et Matthieu. Mais cela interdit un commentaire continu : à l’écart, pour se reposer, Jésus nourrit et prend soin non seulement des Douze mais de toute la foule, ou plutôt, il nourrit et prend soin des Douze donc de toute la foule.

L’endroit est désert, et pourtant l’on s’assoit sur l’herbe verte. Certes un endroit désert n’est pas forcément une steppe aride mais dans le Premier Testament, le désert est lieu de la soif. C’est la prophétie d’Isaïe : « Que soient pleins d’allégresse désert et terre aride, que la steppe exulte et fleurisse ». Le paradis est planté dans le désert de la mer morte (Cf. Ezéchiel), le jardin des délices, l’Eden, s’installe aux lieux de la soif. Alors que va s’ouvrir le discours sur le pain de vie, il s’agit de rassasier, de désaltérer, de faire vivre. C’est aussi le psaume auquel déjà les versets précédents en Marc font allusion à propos du repos et des brebis sans berger. « Le Seigneur est mon berger, sur des prés d’herbe fraiche il me fait reposer. »

Autre figure édénique, celle du banquet de viandes grasses et de vins capiteux servi sur la montagne du Seigneur. Elle renvoie aussi à la redécouverte de la loi dans le livre de Néhémie, lorsque le peuple est convié à manger. Il n’est plus sans berger, mais conduit par la loi que tous entendent et comprennent. « Allez, mangez des viandes grasses, buvez des boissons douces et faites porter sa part à qui n’a rien de prêt. Car ce jour est saint pour notre Seigneur ! Ne vous affligez point : la joie du est votre forteresse ! »

Nous qui lisons ces textes alors que le septénaire sacramentel est défini depuis mille ans, nous entendons dans la multiplication des pains et le discours qui suit un enseignement eucharistique. Et ce n’est pas faux, en entendant cependant, eucharistique étymologiquement. Nous assistons à un enseignement sur l’action de grâce. « Jésus prit les pains et, après avoir rendu grâce, il les distribua aux convives. »

Vous admettrez que pour nos oreilles catéchisées, parler de convives n’est pas vraiment conforme à l’enseignement sur le sacrement de l’eucharistie, du moins pas habituel. Marc parle de banquet, dans une redondance assez curieuse : « banquet par banquet » ; on fait assoir les gens groupe (de convives) par groupe (de convives), tablée par tablée.

On pourra comprendre que le banquet eucharistique est édénique, non par contact direct avec la présence réelle mais, si nous rompons le pain ensemble, l’humanité est la fraternité nouvelle, celle du jardin, sans la mort, sans le mensonge, la jalousie, le fratricide. Si la théorie de René Girard a du sens, la jalousie mimétique n’étant plus de mise, il n’y a plus de sacrifice, et l’humanité n’a plus rien à offrir à la divinité. Elle ne peut que recevoir le fruit de l’arbre de la vie que Dieu s’apprête à lui donner, qu’il avait réservé pour le lui donner.

Et voilà pourquoi l’action de grâce est un banquet. On mange le pain de vie, sa chair, fruit de l’arbre de vie. Dieu rassasie son peuple du fruit de l’arbre, dont il n’y a plus à s’emparer à la dérobée, par force ou en cachette. Il y a seulement à recevoir et à dire merci.

La multiplication des pains et le discours qui suit en Jean sont introduction ou éducation à la vie qui se reçoit. Là, aujourd’hui, dès lors que l’on vit en frère, dès lors que par Jésus l’on vit en frère ‑ et c’est toujours par Jésus qu’on le sache ou non, c’est toujours christique qu’on le sache ou non, ‑ nous sommes introduits dans les relations nouvelles, celle de la Jérusalem céleste, Eden, jardin des délices.

Si je puis dire, c’est autre chose que de se régaler de la présence réelle, si souvent regardée et peu mangée, si peu « bon à manger, et beau à voir ». Est offerte, dans l’action de grâce, dans le remerciement même qui en découle, la vie édénique, la vie du jardin des délices. Parler de sacrement eucharistique est trop court, recourbe le don sur le sacrement. On ne va pas se régaler de ce qui n’est que sacrement quand on peut se rassasier de la réalité !

L’enseignement le plus traditionnel à propos du sacrement de l’eucharistie, c’est qu’il vise ce qu’il réalise, l’unité du corps. « En ayant part au corps et au sang du Christ, nous sommes rassemblés par l’Esprit saint en un seul corps. » L’humanité réconciliée, l’humanité récapitulée, c’est cela l’Eden, c’est paradisiaque.

19/07/2024

La mission, une pâque (16ème dimanche du temps)

Début 11e siècle, Constantinople, BNF, Manuscrits, grec 64 f. 159 

 

Le chapitre 6 de Marc raconte l’envoi en mission et le retour que nous entendons aujourd’hui. Mais il commence avec la famille de Jésus ‑ y compris sa mère ! ‑ qui pense qu’il a perdu la tête. « Nul n’est prophète en son pays. » Et, entre l’envoi et le retour des Douze, l’évangéliste place le meurtre du Baptiste. Une histoire de prophète, pas reçu en son pays.

De suite après l’épisode de ce jour, se situe la première multiplication des pains et la traversée de la mer. Jésus est sur la montagne à prier, comme Moïse ; les disciples sont effrayés comme le peuple pourchassé par les Egyptiens. La mission est tout entière pascale.

Que la mission soit affaire pascale, c’est assez rare qu’on le dise, alors même que c’est le texte de Marc. Si les Douze sont fatigués, ce n’est pas parce la mission serait épuisante et qu’il faudrait recharger les batteries dans un cœur à cœur avec Jésus qui nous a préparé la table. Débarrassé du mal, le pré d’herbe fraiche où il nous fait reposer est figure pascale.

Nous entendions dimanche dernier que la mission ne réside pas en un message hors l’impératif de la conversion, exigence de changer de manière de penser… sans dire quelle serait la nouvelle. La mission est principalement une lutte à bras le corps contre le mal, exorcismes et guérisons, annonce de la paix. Etre confronté au mal est épuisant.

Dans la prière, Antoine et les Pères du désert montrent comment les démons, les figurent du mal, se précipitent. N’allons pas croire que la prière serait repos ! C’est même un combat, une agonie. La conversion, le changement de manière de penser, est épuisante et si les disciples sont fatigués, c’est que, curieusement, ce sont eux qui ont dû se convertir. Jésus les y avait contraints avec un dispositif missionnaire strict. Non pas se présenter nus ‑ cela va sans dire ! ‑ mais dénudés. On sait combien le travail de dénuement est exténuant, combien pour conduire à la liberté, il pompe les énergies. Les envoyés n’ont pas à convertir les autres ; ce n’est pas cela qui les fatiguent ‑ c’est insensé ! ‑ mais de se laisser convertir.

Michel de Certeau parlait de la conversion du missionnaire. Les Douze n’apportent pas le Christ et la bonne nouvelle, ils les trouvent chez ceux à la rencontre desquels ils sortent. Ils doivent se débrouiller à entendre en toute parole des frères, même hostile, celle de Jésus. Entendre chez l’autre la Parole n’est pas spontané, mais s’il faut l’entendre dans les insultes ou railleries, les humiliations voire le martyre…

La mission consiste à entendre la Parole dans les propos de ceux qui n’en savent peut-être rien, voire lui sont opposés. Ça, c’est du boulot. Ça, c’est pascal, parce nous n’apportons pas le Christ au monde, il ne nous a pas attendus, il nous précède. Nous sommes chargés seulement de le voir et de l’écouter. Être disciples n’est peut-être rien autre que la foi en ce que tous portent la Parole, y compris à leur corps-défendant. N’est-ce pas ce que signifie en outre le dogme de l’incarnation ? Il a pris chair de notre chair. Notre chair est sa chaire !

Disciples du Dieu en la chair, nous sommes épuisés à penser et à vivre que le corruptible soit lieu de Dieu. Chaque fois que nous élevons Dieu dans les nuages de l’incorruptible, nous sommes la pourriture qui s’attaque au visage de Dieu. Il n’a d’autre visage que celui des frères et sœurs. (Vouloir) le voir ailleurs est une trahison. C’est l’institution de la pourriture comme dit Certeau. Et nos Eglises en savent quelque chose !

Il y a déjà une institution religieuse en Israël. Et pourtant, les foules sont comme des brebis sans bergers. C’est violent comme vision du travail des autorités juives même si c’est une constante dans les Ecritures… juives. Jésus n’invente rien et pourtant scandalise, prophète en son pays que l’on ne peut recevoir. Il ne s’agit pas de remplacer la synagogue par l’Eglise. Ce sera la même chose, on le voit tous les jours.

Il s’agit de déserter le religieux, bureau ou guichet du céleste en ce monde, pour rejoindre l’humanité au plus près de la chair. (Le plus près de la chair n’a rien d’incestueux ou criminel, n’est-ce pas !) Jésus, et normalement ses disciples après lui, comme lui, sont pris de compassion, parce la chair, lieu de l’épiphanie de Dieu, est trop souvent défigurée. Marc rapporte un peu plus loin que « Jésus fixa sur l’homme son visage et l’aima. » Berger, il guérit, chasse le mal, permet à chacun de refléter le visage divin.

Nous ne savons pas ton mystère,
Amour infini ;
Mais tu as un cœur,
Toi qui cherches le fils perdu,
Et tu tiens contre toi
Cet enfant difficile
Qu'est le monde des humains.

Nous ne voyons pas ton visage,
Amour infini ;
Mais tu as des yeux,
Car tu pleures dans l'opprimé,
Et tu poses sur nous
Ce regard de lumière
Qui révèle ton pardon.