11/07/2025

Les disciples, Dieu ou le prochain (15ème dimanche du temps)

 


 

Qu’y a-t-il de chrétien dans le geste du Samaritain (Lc 10, 25-37) ? Question anachronique, et même impossible, puisque ce Samaritain n’a jamais existé, personnage par définition fictif de parabole. Et, au moment où Jésus raconte l’histoire, il n’y a pas de chrétiens, cela n’existe pas.

La fiction provoque à la réflexion. Alors demandons-nous si elle parle d’une façon ou d’une autre de l’action chrétienne. Il n’y a dans les gestes du Samaritain rien de spécifiquement chrétien, seulement, si l’on peut dire, le secours porté à autrui, voir, compatir, soigner, déplacer au mieux le blessé, l’héberger, prendre en charge les frais.

Tout cela est trivialement humain, sans aucune référence à Dieu, profane. Est condamnée l’attitude du lévite et du prêtre qui se gardent purs de tout contact avec un quasi-mort, même s’il est vrai, il n’est pas certain qu’ils montent à Jérusalem pour le service du temple. Pas d’impureté, le sacré demeure hermétiquement protégé du profane. La parabole érige en acte modèle l’aide humanitaire et n’a que faire du sacré. Elle fait de l’évangile un humanisme sans Dieu.

Qui oserait tenir ces propos ? Et pourtant, c’est ce que l’on reproche aux chrétiens de l’enfouissement, c’est ce qui commande l’actuelle pastorale, kérygmatique, décomplexée, qui ne voit de chrétiens que le culte, la prière, l’affirmation de son identité et la saine doctrine. « C’est une erreur subjectiviste que de contempler Dieu là où il ne veut pas se donner à contempler, là où il n’est pas : il y a là une limite absolue. La parabole du samaritain (Lc 10, 25-37) est très éclairante sur ce point : le vrai prochain n’est ni le prêtre ni le lévite qui esquivent la douleur du marginalisé et du blessé, mais le samaritain qui le prend en charge et s’occupe matériellement de lui, résolvant ainsi la situation où il s’était vu injustement rejeté. Cette action apparemment profane, apparemment naturelle, apparemment ignorante du sens qu’elle comporte, est bien plus transcendante et chrétienne que toutes les prières et tous les sacrifices faits par les prêtres tournant le dos à la douleur et aux angoisses du milieu qui les entoure. » (I. Ellacuria)

Il n’y a rien à faire de religieux, de sacré, de spécifiquement chrétien pour être chrétien. Il n’y a rien de religieux, de sacré, de spécifiquement chrétien dans l’action et la vie de Jésus. Il s’agit de considérer chacun comme prochain, mieux, de se débrouiller à se faire prochain pour tout homme.

Ce n’est pas circonstanciel, l’affaire de cette parabole. C’est structurel. Si Dieu est le Dieu dont parle Jésus, il passe son temps, son souci, à secourir, à sauver, d’abord ceux qui en ont le plus besoin, blessés, délaissés. Dieu disparaît derrière l’humanité parce que, comme le dit dès le second siècle Irénée de Lyon, la joie de Dieu, Dieu tel qu’en lui-même, « la gloire de Dieu, c’est l’homme vivant ». D’autres auteurs parleront du Dieu « ami des hommes », philanthrope. Un chrétien qui n’est pas philanthrope, en termes plus contemporains, humanitaire, n’est pas disciple du Dieu dont l’action salvifique est par définition humanitaire.

Dieu ne demande pas si tu es baptisé pour t’aimer. Ni si tu es blanc, ou hétéro. Ni si tu es honnête ou pécheur, prisonnier condamné ou modèle de vertu canonisé. « Dieu a tant aimé le monde », et cet amour donne vie, prend soin comme le samaritain, sauve. Certes, je ne sais comment Dieu aime les salauds exponentiels. Qu’il se démerde ! Je suis quant à moi un gracié, un sauvé, avec nombre d’entre nous, la quasi-totalité (si l’on veut une réserve pour les salauds exponentiels). Nous autres, graciés, bénéficions de l’action de Jésus, Le Samaritain.

Je sais bien qu’Irénée ajoute que « la vie de l’homme, c’est de voir Dieu », le contempler. Mais ce n’est pas une condition du salut, bien plutôt une conséquence. Graciés, il se peut que nous ouvrions les yeux sur le Samaritain qui nous sauve, relève et ressuscite.

La vie de Dieu, selon Jésus, pourrait s’intituler « La disparition ». Dieu disparaît derrière les frères, comme le raconte la parabole du jugement dernier de Matthieu, ou l’hymne aux Philippiens. Aimer Dieu, c’est aimer les frères. Voilà le culte véritable et spirituel. « Ceux qui me disent : "Seigneur, Seigneur !" n'entreront pas tous dans le royaume des cieux, mais celui-là seul qui fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux. » « Si quelqu'un dit : "J'aime Dieu", et qu'il haïsse son frère, c'est un menteur »

Dieu ne choisit pour sa gloire que l’amour pour les humains. Il ne veut pas qu’on l’aime lui, mais les prochains, ou, pour l’aimer lui, il n’y a que le fait de se faire prochain de chacun, à commencer par les plus abîmés.

 

10/07/2025

Etre croyant dans un monde sans Dieu. (D'après Dominique Salin)

« Le temps n’est plus où le monde était plein de Dieu et ne parlait que de lui. Le temps n’est plus celui de Denys l’Aréopagite [vers 500. Blaise] Pascal [1623-1662] l’avait déjà compris : la preuve cosmologique de l’existence de Dieu n’a plus de prise sur les esprits forts. C’est dans "l’intérieur" désormais, dans le "cœur", dans le "château de l’âme" [expression de Thérèse d’Avila (1515-1582)] que Dieu se cache et se laisse rencontrer, dans l’expérience intérieure. [Cela est vrai mais pas suffisant. Car là où Dieu se cache et se laisse d’abord rencontrer, c’est dans les frères, à commencer par les plus abîmés par l’existence, méprisés, piétinés, selon la parabole de Matthieu 25, 31-46. Le risque est trop grand, ainsi que ne cesse de le montrer Thérèse de prendre l’intériorité pour ses rêves !] Celui qui se découvre alors n’est plus le maître de l’espace ni de l’ordre social puisque ceux-ci sont désormais désenchantés. Il ne reste plus au Dieu caché que le temps ­– l’histoire, les événements [la rencontre des frères].

[…­ ­] A partir de la Renaissance [vers 1500], le dessein de Dieu dans le cours des événements devient lui-même de moins en moins lisible : l’éclatement de l’Eglise d’Occident, le traumatisme des guerres de religions, plus tard (au siècle des Lumières [XVIIIe] la montée de l’irreligion, La Révolution française, les combats autour de la laïcité, la séparation, en France, de[s] Eglise[s] et de l’Etat, les conflits mondiaux, les pestes rouges et brunes (le communisme et le nazisme), la marginalisation progressive de l’Eglise dans les sociétés dites avancées, [la perte de crédibilité de l’Eglise due en outre à son obsession pour les questions de morale familiale et sexuelle, le mise en évidence enfin de la pédocriminalité de nombreux clercs et du système d’omerta qui la rend possible] brouillent le sens de l’histoire et font de plus en plus appel aux yeux de la foi.

Si la représentation de Dieu comme "Providence" […] a connu à partir du XVIIe siècle une importance croissante dans le discours religieux et spirituel, c’est justement parce que le visage traditionnel de Dieu provident se manifestait de moins en moins dans le cours des événements et relevait de plus en plus de la pure foi : c’est toujours l’absence qui fait parler.

Certes, nos contemporains n’osent plus parler de Providence [même si le destin, l’astrologie ou le mektoub demeurent vivaces. Il n’est plus possible de faire des théories sur Dieu sans prendre en compte ce qui s’est passé dans l’histoire, en particulier tout ce qui, dans les comportements des croyants, au nom de leur foi, contredit ce qu’ils disent de Dieu. Il ne s’agit plus de la dérive regrettable de tels individus, brebis galeuses, mais de l’enrayement du discours et de la possibilité de la foi]. L’éclipse de Dieu et l’effondrement des formes institutionnelles de la religion dans les sociétés démocratiques deviennent décidément trop massifs et apparemment irréversibles. Mais cela n’empêche pas les croyants, au contraire, d’adhérer au plus profond de leur cœur, [à] un Dieu dont l’action n’est certes plus manifeste dans l’histoire des peuples comme dans celle des familles et des individus ; un Dieu qui ne se "transmet" plus. Mais un Dieu qui n’en est pas moins présent dans l’événement où il se cache [où il est caché], comme il semblait se cacher aux yeux du Christ en sa passion […].

Le Dieu dont on proclame désormais la mort était la représentation d’une toute-puissance mythique, une toute-puissance qui était l’image inversée et compensatrice de l’impuissance humaine. Ce n’est pas le Dieu des croyants modernes. Leur Dieu, c’est un Dieu plus que jamais humble et mystérieux. […] Il invite à rester libre par rapport aux résultats de l’action et de l’entreprise. A ne pas se décourager si les choses ne tournent pas comme on voudrait.

Plus que jamais, il apparaît que mener une vie spirituelle ou mystique, comme on voudra, ce n’est pas être en quête de sensations exquises, vivre des signes confondants ou d’états d’âme incommunicables [mais "marcher comme lui, Jésus, a marché" (1 Jn 2, 6) L’absence de Dieu fait parler et s’entend la parole de l’amant à celle qui se débat dans son sang ‑ "Je veux que tu vives" (Ez 16, 6). Comme disait D. Bonhoeffer, peu avant son exécution par les Nazis, "Devant et avec Dieu, nous vivons sans Dieu". Croire désormais, et cela l’a toujours été d’un certain point de vue, est une quête. "Dieu, tu es mon Dieu, je te cherche dès l’aube, j’ai soif de toi." (Ps 62)]  »


Spirituels modernes: Portraits et doctrines
Dominique Salin, Spirituels modernes. Portraits et doctrines. Edition Loyola, Paris 2025, pp. 63-64

 

Je recopie et modifie, parfois juste pour préciser, parfois pour ôter des propos techniques qui n’ont pas leur place dans cette citation, parfois parce que je discute avec l’auteur. Il m’a écrit, en recevant cette page modifiée : "Quel bonheur de voir son texte bourgeonner, s’enfler de la pensée de son lecteur !". Je le remercie fraternellement de l’accueil qu’il me réserve.