26/02/2021

Une épreuve de la foi Gn 22 (2ème dimanche de carême)

Le sacrifice d’Abraham est une épreuve, sans doute pas tant pour le patriarche dont les épisodes bibliques relèvent davantage de la légende que de l’histoire, que pour le lecteur. La lecture est un exercice pour la foi, une épreuve pour notre foi.

Si nous acceptons sans sourciller que Dieu puisse interpeller Abraham et lui intimer l’ordre de sacrifier son fils, c’est que nous sommes prêts à croire n’importe quoi. Il s’agit de crédulité, de naïveté si ce n’est de stupidité et non de foi. Mais franchement, pensons-nous que Dieu puisse exiger la mise à mort, pour son bon plaisir, d’un enfant des hommes ?

L’épreuve de la lecture, les traducteurs y échouent généralement et entraînent dans leur erreur tant de lecteurs. Voilà ce que dit le texte, littéralement : « Je te prie, prends ton fils, ton uni(que) que tu aimes, Isaac, et va-t‘en vers le pays du Môrîyah et fais-le monter là pour un holocauste sur une des montagnes que je te dirai. » Il s’agit de bien entendre. Faire monter l’enfant pour le sacrifice, est-ce l’offrir en sacrifice, ou est-ce offrir un sacrifice, ensemble, à l’instar de la montée vers le sommet où père et fils vont ensemble ?

Le texte installe l’ambigüité. Ne pouvait-il pas empêcher les erreurs d’interprétation ? J’ai commencé à le dire, il est construit comme une épreuve. Il ne délivre pas de message, des trucs qu’il faudrait entendre et apprendre, se mettre dans la tête. Cela ne sert à rien. Nous n’avons qu’à penser au commandement de l’amour. Il est clair, explicite. Qu’en faisons-nous ? Nous nous asseyons dessus !

L’auteur biblique recourt à une autre stratégie comme en bien des endroits, spécialement dans les paraboles. Il écrit le texte comme une énigme. Au moins aurions-nous pu trouver le texte énigmatique. N’est-ce pas une énigme que le Dieu de l’alliance commande le sacrifice du fils ? La résolution de l’énigme ne vise pas à un savoir mais est un exercice de conversion. En lisant le texte, on apprend à croire, comme en faisant des exercices en quelque matière que ce soit, on acquiert une compétence.

Dieu est-il celui auquel il faut offrir des sacrifices, et forcément les meilleurs, c’est-à-dire ceux qui coûtent le plus, le sacrifice des enfants, ou bien Dieu est-il celui qui interdit tout sacrifice, parce que c’est lui qui offre, c’est lui qui pour-voit comme le disent et la réponse qu’Abraham fait à Isaac à propos de l’agneau, et la modification toponymique. La montagne change de nom, cela doit avoir quelque importance. Dieu-voit, Dieu donne.

Je ne suis pas un spécialiste des sacrifices d’animaux, mais je ne crois pas que l’on offre à la divinité un bélier. C’est une viande immangeable, bien trop forte. Alors si l’homme n’en mange pas, ce n’est pas pour le refiler à Dieu, même et surtout dans un sacrifice complet comme l’est l’holocauste. La substitution par le bélier indique clairement que Dieu se moque des sacrifices. Il supprime ce qui n’a pas ou plus de valeur, un vieux bélier.

Mais tout cela, nous n’en voyons rien parce que nous n’en voulons rien savoir, parce que nous pensons et voulons au contraire croire que Dieu exige de nous des choses scandaleuses. Convertirons-nous notre image de Dieu ? Accueillerons-nous le Dieu de l’ordinaire et non de l’arbitraire, le Dieu de la grâce et non de la préemption ? Dieu ne demande pas des choses impossibles ; il offre ce qui pour l’homme est impossible.

La foi, et son épreuve, c’est tendre les mains comme des mendiants pour tout recevoir de Dieu. Et quand nous voyons comment nous avons les doigts recourbés sur nos biens (au sens propre comme au figuré), que l’on ne dise pas que c’est trop facile d’ouvrir les mains pour recevoir ! (Pourquoi en outre faudrait-il qu’il soit difficile de croire ?)

Combien de temps croirons-nous au dieu pervers qui exige n’importe quoi, combien de temps lui sacrifierons-nous ? Il faut que nous y trouvions notre compte ! Comme si nous souhaitions demeurer attachés au dieu archaïque qui conforte nos rêves coupables de toute-puissance et nous donne raison de ne pas tenir compte de son commandement d’amour.

Un carême, une conversion, pour croire vraiment que Dieu est amour. « Changez de vie, croyez à la bonne nouvelle, croyez que Dieu vous aime. »

25/02/2021

Philippe Jaccottet 1925-2021

LA VOIX
 
Qui chante là quand toute voix se tait ? Qui chante
avec cette voix sourde et pure un si beau chant ?
Serait-ce hors de la ville, à Robinson, dans un
jardin couvert de neige ? Ou est-ce là tout près,
quelqu'un qui ne se doutait pas qu'on l'écoutât ?
Ne soyons pas impatients de le savoir
puisque le jour n'est pas autrement précédé 
par l'invisible oiseau.Mais faisons seulement
silence.Une voix monte, et comme un vent de mars
aux bois vieillis porte leur force, elle nous vient
sans larmes, souriant plutôt devant la mort.
Qui chantait là quand notre lampe s'est éteinte ?
Nul ne le sait. Mais seul peut entendre le cœur
qui ne cherche la possession ni la victoire.
 
Extrait de L’Ignorant (Pléiade p.153)

*
 
À partir de l’incertitude avancer tout de même. Rien d’acquis, car tout acquis ne serait-il pas paralysie ? L’incertitude est le moteur, l’ombre est la source. Je marche faute de lieu, je parle faute de savoir, preuve que je ne suis pas encore mort. Bégayant, je ne suis pas encore terrassé. Ce que j’ai fait ne me sert à rien, même si ce fut approuvé, tenu pour une étape accomplie. "Magicien de l’insécurité le poète…", juste parole de Char. Si je respire, c’est que je ne sais toujours rien. "Terre mouvante, horrible, exquise", dit  encore Char. Ne rien expliquer, mais prononcer juste.
 
Extrait de La Semaison, Carnets 1954-1967 (Pléiade p.343)

*
 
QUE LA FIN NOUS ILLUMINE
 
Sombre ennemi qui nous combats et nous resserres,
laisse-moi, dans le peu de jours que je détiens,
vouer ma faiblesse et ma force à la lumière :
et que je sois changé en éclair à la fin.
 
Moins il y a d'avidité et de faconde
en nos propos, mieux on les néglige pour voir
jusque dans leur hésitation briller le monde
entre le matin ivre et la légèreté du soir.
 
Moins nos larmes apparaîtront brouillant nos yeux
et nos personnes par la crainte garrottées,
plus les regards iront s'éclaircissant et mieux 
les égarés verront les portes enterrées.
 
L'effacement soit ma façon de resplendir,
la pauvreté surcharge de fruits notre table,
la mort, prochaine ou vague selon son désir,
soit l'aliment de la lumière inépuisable.

Extrait de L'ignorant (Pléiade pp. 160-161)

12/02/2021

Humains comme Jésus (6ème dimanche du temps)

La maladie non seulement entrave la santé mais aussi coupe les liens sociaux. Les personnes malades le savent bien. Lorsque nous apprenons que quelqu’un est gravement malade, combien il est difficile de maintenir le contact. Ce n’est pas pour rien si la visite aux malades est une des œuvres de miséricorde.

L’actuelle pandémie le montre encore. Pour tous, malades ou non, les relations sont entravées, empêchées. Et le nombre de décès demeure tout de même extrêmement limité, de l’ordre de 0,11 % en France, 80 000 pour 67 millions d’habitants (rappelons que l’on estime que la peste du 14ème siècle décima la moitié de la population européenne !).

La lèpre telle qu’en parlent les Ecritures représente par excellence la maladie comme mort sociale, la maladie non pas tant d’un point de vue sanitaire, que comme exclusion. Celui qui a une tâche sur la peau « habitera à l’écart, son habitation sera hors du camp. » (Lv 13, 46)

Si les exclusions ne concernaient que les malades, que le monde serait beau ! Phrase provocatrice, car il est hors de question de réclamer la mise à l’écart des malades. Mais nous ne sursautons pas de la même manière en pensant à tous les exclus de la société. Et il n’y aurait plus que les malades à être exclus, ce serait encore de trop et demeurerait injustifiable, mais combien nous aurions progressé vers la fraternité. C’est dire où nous en sommes !

Faut-il faire la liste des exclus ? Sans doute pour nous aider à garder les yeux ouverts. Cependant, la liste risquerait d’être incomplète et d’exclure à son tour ceux qu’elles prétendaient rassembler. Ce serait le comble. Prenons quelques instants pour rassembler le plus d’exclus, des personnes nommément ou des groupes, auxquels nous pensons.

Qu’attendent-ils ? Un signe de la main, un témoignage de fraternité qui restaure la vie. Restaurer la vie, n’est-ce pas ce que nous appelons la résurrection ? Méfions-nous de lire notre évangile (Mc 1, 40-45) comme un miracle, cela nous dispenserait d’être concernés, puisque nous ne pouvons pas faire de miracles. La guérison d’un lépreux par Jésus ne relève pas du miracle, mais de l’humanité. Serons-nous humains comme lui, grâce à lui ?

Avec ce récit nous achevons la lecture du premier chapitre de l’évangile. Le mot de miracle n’a pas été prononcé. Ce qui est traduit par miracle c’est dunamis, un acte de puissance ou de force. Et cela est à notre portée, la force de renverser les exclusions pour rendre la vie, la force de relever les frères que l’exclusion avilit et tue, les chassant de la vie en les chassant des relations sociales. Et cette force est peu de choses. Laisser son numéro de téléphone pour qu’un migrant ait un ami à appeler, vous avouerez que cela n’est pas renverser les montagnes ni dire à un arbre d’aller se planter dans la mer !

On s’imagine que l’évangile et les Ecritures sont pleins de surnaturel, de merveilleux au sens de magie. C’est la meilleure manière de ne pas écouter l’évangile, de ne pas le mettre en pratique. Avant de nous aventurer dans le festival de guérisons miraculeuses, tenons-nous déjà à faire reculer l’exclusion sous toutes ses formes. La force de Lourdes, ce n’est ni les prétendues apparitions ou guérisons, mais les malades placés au cœur de la vie. Il est des manières de pratiquer de soi-disantes guérisons qui sont l’assurance de ne pas nous convertir, de ne pas nous faire proches des exclus. Une fois encore le religieux, le merveilleux et le surnaturel s’avèrent être non seulement un contresens évangélique, mais une stratégie diablement, diaboliquement efficace pour ne pas écouter l’évangile, pour le piétiner.

On comprend que Jésus ne veuille pas qu’on parle de lui, dans ces conditions. Faire vivre les frères n’est pas une question de surnaturel, juste une question d’humanité. Si nous négligeons de faire reculer les exclusions, nous assumons d’être seulement ! inhumains. Nous viendrions partager le pain pour boire à la coupe de notre condamnation. « Celui qui mange et boit, mange et boit sa propre condamnation, s’il ne discerne le corps. » (1 Co 11, 29).

05/02/2021

« Vraiment, la vie de l’homme sur la terre est une corvée. » (5ème dimanche du temps)

« Vraiment, la vie de l’homme sur la terre est une corvée. » Qui d’entre nous ne tiendrait cette affirmation pour impie ? Qui d’entre nous, malgré l’impiété de cette pensée, ne partage pas ce sentiment de lassitude, d’épuisement. Et cette impiété est biblique (Jb 7, 1)…

Comment pourrions-nous faire action de grâce, vivre eucharistiquement, vivre dans la gratitude pour la vie reçue, si nous éprouvons la vie comme un fardeau, lourd au point de nous clouer au lit, couchés, déjà morts, comme la belle-mère de Pierre ? (Mc 1, 29-39)

Jésus ne supporte pas la fatigue de l’existence, ce fardeau. « Aussitôt » il guérit et soulage, passe ses journées à cela. Aussitôt il relève, il ressuscite.

Certes, elles sont nombreuses les occasions de se relever ou d’être relevé, aujourd’hui encore. Combien d’aimés, ou plus modestement de besogneux, nous ont rendu la vie par leur sollicitude à notre égard ou la conscience de leur devoir. Nous avons aussi pu trouver en nous ou dans les circonstances la force des résurrections, parce nous ne pouvions nous résoudre à penser que l’effondrement sous le poids du fardeau et la charge de la corvée soient notre destinée. Pour que la vie soit humaine ne faut-il pas la penser non en en vue de sa destruction, mais perfection, aboutissement, épanouissement ?

Demeurent les profondes impasses dont on ne se relève pas, psychologiques ou physiques, violences et nous finissons tous par y passer. Le fardeau nous écrase. « Vraiment, la vie de l’homme sur la terre est une corvée. » On n’échappe pas à la plainte de Job, on ne peut la renvoyer d’un revers de main. Ce n’est plus aujourd’hui la religion, au moins dans nos contrées, qui sert d’opium, déni de réalité comme survie. L’argent et la consommation sont des opiacés aussi efficaces !

Le sens, un sens, une théorie ou une raison n’effacent pas la pesanteur du fardeau Quelle blague ! Jésus ne parle pas de sens. Il relève et guérit. C’est plus efficace et moins présomptueux. L’absence de sens n’empêche pas la jouissance de l’accomplissement, le mûrissement de la vie comme un fruit savoureux.

Et nous, nous en sommes aux grandes théories ou aux soins, aux petits soins ? Nous aurions vécu de la fruition des fraternités et amitiés, l’accomplissement n’aurait pas été loin.

Dans la nuit, lorsque le sommeil échappe ou qu’au contraire on le repousse, c’est le moment de la prière. Au moins pour Jésus. La prière, c’est toujours de nuit, même en plein jour, parce que l’on ne comprend rien, parce qu’il ne s’agit pas de comprendre. Ce n’est pas une affaire de sens, mais de soin, de vie. Il s’agit, malgré le poids du fardeau, d’exposer au silence qui ne répond pas l’existence, la sienne et celle de tous, la sienne et toutes celles qui sont broyées par le fardeau.

S’exposer et c’est tout. Ne rien attendre. Qui parlerait ? C’est à nous de répondre. Si Dieu parle, il dit tout par le simple fait, sit venia verbo, de créer, de se donner, de se déclarer. Alors, la prière, l’exposition, même comme cri sans fin de l’abandon – nous nous rappelons le Golgotha – est gratitude, reconnaissance, non que l’existence soit belle et légère ‑ « vraiment, la vie de l’homme sur la terre est une corvée. » ‑ non que nous recevions du nouveau pour lequel il faudrait dire merci.

Mais de nouveau, ce que nous entendons dans notre réponse, dans cette exposition, c’est la parole originelle : il est bon que tu vives. « Et Dieu vit que cela était bon. » Cette parole suscite l’univers et toute chose et chacun ; c’est elle aussi, la même, qui relève, guérit, res-suscite. C’est insensé, extravagant, la folie d’un amour, d’un don sans limite. Dieu n’a pas de mesure ; il est lui-même la mesure.

Il ne suffit pas de se lever la nuit ou d’être insomniaque. Il faut être harassé par le poids du fardeau, celui des autres surtout. C’est pour cela que l’on s’expose, dans la nuit, parce que l’on n’en peut plus. On ne prie pas quand tout va bien, tout le monde le sait ! On ne prie pas quand on ne voit pas les autres et soi-même ployer sous le poids du fardeau.

Le fardeau demeure et la mort. La vie éternelle, si elle est pour demain, n’est pas. Elle est, aujourd'hui,  ce recueil, dans notre exposition, dans la nuit qui écrase le monde, du jour qui se lève sans cesse depuis le premier matin du monde : il est bon que tu vives.