28/09/2019

Pour un mariage : le reste vous sera donné par surcroît


Croyants ou pas, nous ne pouvons entendre cette page d’évangile (Mt 6, 25-34) sans un certain étonnement. Qu’elle audace ou au contraire quelle insouciance, cette invitation à ne pas se préoccuper pour demain ! Demain nous parait pourtant préoccupant : crise écologique, déréglementation de l’économie, accroissement des inégalités, migrations rendues inexorables par les violences, la pauvreté ou, pour les plus riches, l’appât du gain, dans les monarchies du Golfe ou les capitales économiques.

Pouvons-nous ne pas nous préoccuper de demain autrement qu’à être irresponsables ?
Vous nous avez donné à entendre ces paroles de Jésus car évidemment elles disent autre chose, par exemple : la vie, c’est aujourd’hui. On ne vit pas dans le futur, on ne construit pas le futur à se détourner du présent, à mépriser la vie, ici et maintenant. Si une préoccupation est légitime, c’est celle de l’aujourd’hui, non comme un carpe diem profiteur, mais comme recherche de la justice. « Cherchez le royaume et sa justice, et le reste vous sera donné par surcroît. » Dès lors que nous nous engageons pour une société juste, fraternelle, nous n’avons plus rien à craindre. Même la guerre perd son terreau, les inégalités et le mépris.
Sans doute, la prise en considération de ce que vivons aujourd’hui passe-t-elle par une forme de décroissance ou de frugalité. A n’être pas préoccupés pour demain, l’on s’oblige à déserter le régime de la possession et l’on rend l’avenir possible.
Alors que vous vous engagez l’un envers l’autre pour toute votre vie, vous choisissez d’être attentifs l’un à l’autre, l’un avec l’autre aux autres, parce que c’est dans la vérité de l’aujourd’hui que demain est possible autrement que comme une apocalypse, parce que c’est le mépris de l’aujourd’hui qui conduit à la catastrophe. Entre la possession et la confiance, il faut choisir, entre l’amour et la préoccupation de l’avenir.
De la confiance à la foi, il n’y a pas loin, l’étymologie l’atteste. Cette foi n’est pas un croire Dieu, sans doute. Elle est notre manière de vivre avec l’autre, avec les autres, pratique de la différence. L’on ne peut pas aimer sans la confiance, apprendre à ne plus se posséder soi-même, mais s’en remettre ‑ et cela apparaît risqué ‑ à l’autre, conjoint, ami, tout autre, voisins ou peuples éloignés, hébergés par une même planète, frères et sœurs en humanité.
Si l’on en vient à parler de foi, de confiance en Dieu, on ne sera pas dépaysé dès lors que la possession aura été reléguée. On comprendra pourquoi avec Dieu, il ne peut être question de preuve, preuve d’existence, de compte à rendre, comme dans la possession, mais seulement de confiance. C’est le sens du sacrement de mariage. A vivre de la confiance, à croire l’autre, on a déjà fait ses gammes pour croire Dieu. Réciproquement, à compter sur Dieu, on apprend à vivre par l’autre, Dieu, conjoint, ami, voisin ou frère d’une autre latitude.
Je sais, faire des gammes n’est pas jouer un concerto. Apprendre la dépossession en aimant, en cherchant la justice du royaume, si c’est croire, est-ce croire Dieu ? Vous êtes prêts à vous risquer ensemble aujourd’hui pour la vie ; accordons qu’il n’est pas moins possible de se lancer à l’aventure d’une dépossession radicale parce que l’autre auquel on s’en remet est encore plus mystérieux que le conjoint, l’ami, le voisin et frère de quelque latitude que ce soit.
La première lecture (Os 2, 16b. 17b. 21-22) nous a fait entendre une déclaration enflammée d’un Dieu qui aime l’humanité. Le découpage liturgique violente un peu le texte. Mais enfin, le « reste » donné par surcroît, le reste qui nous advient dans la recherche du royaume et de sa justice, n’est-ce pas cela ? Cherchez le royaume et sa justice, et vous arrivera, comme un don gratuit, l’amour de Dieu. Non une récompense ! Mais la quête de la justice révèle ce que la possession empêche de voir. Nous sommes aimés, infiniment. Ce que nous sommes n’est pas une identité, à défendre, à protéger, à revendiquer, mais notre réponse à une interpellation aimante, amoureuse. La providence, ce n’est pas la magie d’un dieu arrangeur de destin, c’est la vie qui se comprend comme reçue, comme don d’amour. Oui, il donne, il se donne et c’est notre recherche de justice qui nous le révèle, par surcroît.


Vivre en homme et femme en ce monde, c’est se comprendre comme appelés par l’amour. Gratuitement. La gratuité même de la beauté des lys et des fleurs des champs.

27/09/2019

Refarder la migration en face / Journée mondiale des Migrants et réfugiés (26ème dimanche)


La parabole du pauvre Lazare (Lc 16, 19-31). Nous voilà comme la semaine dernière, interrogés sur l’argent et ses ravages, ravages pour ceux qui sont dans la misère, ravages pour les riches qui détruisent en eux aussi l’humanité par leur mépris des pauvres.
Le pauvre a un nom, Lazare, le riche non. La parabole n’aurait pas eu besoin d’en raconter plus. Mais son volet infernal offre une description du riche qui, bien que mort, continue à se prendre pour un puissant, à considérer Lazare comme un larbin qui devrait le désaltérer et aller avertir ses frères et sœurs, et va jusqu’à donner des ordres à Abraham.
Le texte ne parle peut-être pas tant de richesses et de pauvreté, d’inégalités, que de foi. « Quelqu’un pourra bien ressusciter d’entre les morts : ils ne seront pas convaincus. » Tout est déjà dit de la vie entre nous selon les commandements de Dieu : il y a la loi et les prophètes, il y a la loi morale inscrite au fond de la conscience. A propos de prophète, nous avons écouté, comme la semaine passée, une dénonciation par Amos des turpitudes des riches.
Quant à la loi, je n’en cite que deux versets : « Quand un immigré résidera avec vous dans votre pays, vous ne l’exploiterez pas. L’immigré qui réside avec vous sera parmi vous comme un israélite de souche, et tu l’aimeras comme toi-même, car vous-mêmes avez été immigrés au pays d’Égypte. Je suis le Seigneur votre Dieu. » (Lv 19, 33-34)
En cette journée des migrants, nous sommes sommés de regarder la réalité de la migration en face, non pas de manière biaisée, politicienne. Nous n’avons pas le choix parce que c’est notre propre humanité qui est en jeu. A refuser à autrui le minimum de la solidarité fraternelle, à le laisser être nourriture pour les chiens qui lèchent ses plaies, c’est nous qui sommes inhumains, qui assassinons notre humanité, qui nous détruisons en le détruisant.
Regarder l’immigration en face, c’est d’abord rencontrer des personnes. Les migrants ne sont pas des migrants. Ce sont des personnes, des hommes, des femmes, des enfants, des mineurs non accompagnés. « Il ne s’agit pas seulement de migrants » comme le dit le thème de cette journée 2019 proposé par le Pape.
Regarder l’immigration en face, c’est écouter, comme nous le ferons dans un instant quand Imram prendra la parole, quand à la fin de la messe nous aurons la possibilité de parler un peu avec ceux qui nous ont fait l’amitié de venir nous rencontrer.
Regarder l’immigration en face, c’est se renseigner. Je vous invite, par exemple, à lire le papier de François Héran, professeur au Collège de France, dans Le Monde suite à la sommation de regarder l’immigration en face. Il y a dans l’Yonne plus de 800 migrants mineurs non accompagnés. Qui parmi nous les a vus ? Qui s’est rendu compte d’un problème avec les plus de 600 personnes dans des centres d’accueil comme Jaulges ou Vergigny ?
« Les faits sont là : [La France] n’a jamais fait partie des pays d’Europe qui croulent sous le poids des demandes d’asile, y compris dans la période récente. Les 400 000 demandeurs enregistrés sur notre sol depuis janvier 2015 ne représentent que 10 % du total européen et, sous l’hypothèse que tous seraient restés en France, ils n’ont accru notre population que de 0,6 % (contre 2 % en Allemagne et 0,8 % dans l’Union européenne). […]
Il y aura toujours une majorité de l’opinion publique pour juger que les autres sont de trop. Du temps de Malthus, c’étaient les pauvres ; aujourd’hui, ce sont les étrangers. Souvent, ce sont les deux. Le vrai débat n’est pas de savoir s’il y a « trop d’étrangers » en France. […] Aujourd’hui, le déni, c’est de refuser de regarder en face la composante migratoire de nos sociétés. C’est de faire croire au peuple qu’un retour au passé est possible, dans le repli sur soi. C’est d’opposer la politique à la morale, l’éthique de responsabilité à l’éthique de conviction, alors que les deux sont inséparables. »
Regardons la migration en face. Il n’y a pas de crise migratoire. Il y a une crise de l’accueil, une crise de l’asile. Une crise de l’Europe et des pays riches. Car la migration dont notre pays voudrait se protéger, c’est celle des pauvres. (La migration des riches, nous la regrettons alors qu’ils vont à l’étranger pour payer moins d’impôts !)
Pas besoin que quelqu’un ressuscite pour savoir que l’accueil de l’étranger est un impératif. Jésus est ressuscité ; c’est ce que nous, ses disciples, croyons. Mais l’écoutons-nous ? « J’étais un étranger et vous ne m’avez pas accueilli.  […] “Seigneur, quand t’avons-nous vu avoir faim, avoir soif, être nu, étranger, malade ou en prison, sans nous mettre à ton service ?” “Amen, je vous le dis : chaque fois que vous ne l’avez pas fait à l’un de ces plus petits, c’est à moi que vous ne l’avez pas fait.” » (Mt 25, 43-45)

20/09/2019

Le temps des sacrifices humains (25ème dimanche)


Jésus exagère quand il parle d’argent. D’ailleurs, même ses disciples ne mettent pas ses propos en pratique. La pauvreté évangélique ne concerne quelques illuminés, parmi lesquels François d’Assise et quelques uns de ses fils et filles, aujourd’hui encore.
Je ne parle pas de la pauvreté subie, qui avilie voire tue tant d’hommes, de femmes et d’enfant Je parle de la pauvreté librement consentie au nom de Jésus, Dame pauvreté, qu’épouse saint François, la pauvreté comme refus le plus décidé de sacrifier au dieu argent.
Faudrait-il penser que l’argent est un mal, même si c’est un mal nécessaire ? L’enseignement social de l’Eglise se refuse à des positions aussi radicales, parlant de l’argent comme d’un moyen qui n’est mauvais qu’à devenir une fin.
J’ai peur que ce soit un peu court. L’évangile parle de l’argent comme d’une idole. Que vous lui sacrifiiez une fois par an ou tous les jours, que vous lui sacrifiiez la vie de vos frères ou seulement un petit refus de partager, cela demeure une idole. Entre Jésus ‑ et les frères ‑, et l’argent, il faut choisir. Nous ne pouvons servir deux maîtres à la fois. « Vous ne pouvez servir Dieu et l’argent. »
« Cette parole est dure. Qui pourra l’écouter ? » (Jn 6, 60) Et pourtant, qui nous fera croire que l’évangile n’a plus rien à dire tant le dérèglement de l’économie est source de violence, de guerre, de migration, d’inégalité, d’injustice ? Nous vivrions l’évangile dans sa force de renouveau social, ne serions-nous pas missionnaires ?
Le reflux de l’Eglise aujourd’hui a de multiples causes. Mais nous, disciples, ne piétinerions pas l’évangile, ne croyez-vous pas que ce reflux serait moindre ? Ne serions-nous pas pour partie responsable du discrédit de l’évangile ? Le refus de sacrifier à l’argent n’est pas pour nous d’abord une affaire politique ou économique. C’est une affaire de foi.
Les inégalités dans notre pays et dans le monde n’ont cessé de croître depuis quarante ans. Les conséquences sont nombreuses, notamment sur le lien social. Pour qu’une société tienne debout, tienne comme société, un ensemble, il ne suffit pas d’augmenter la richesse, au point d’ailleurs de mettre la planète en péril, il s’agit de permettre au plus grand nombre d’y avoir sa place. En continuant à laisser au pouvoir un capitalisme de la dérèglementation, nous nous tirons une balle dans le pied. Non seulement ce qui financerait le lien social est sans cesse rogné, mais les classes moyennes sont elles-mêmes victimes des injustices économiques. En France, c’est une première depuis des siècles : les enfants ne sont plus statistiquement à un niveau de vie supérieur à celui de leurs parents. S’il s’agit de décroissance, ce peut être une bonne nouvelle, si c’est à cause des inégalités, c’est une bombe sociale. Et l’évangile, qui dit sa petite musique de paix, nous ne l’écoutons pas ?
Nous organisons le territoire national avec des banlieues où se concentrent les difficultés sociales et économiques, et ensuite, nous nous scandalisons de ce qu’il y ait des zones de non-droit. Nous laissons le trafic de drogue s’organiser parce que, sans cette économie parallèle, ce serait l’émeute permanente. Il ne s’agit pas de légitimer la délinquance, mais de s’interroger. Pouvons-nous nous étonner des conséquences des politiques que nos choix électoraux ont rendu possibles ? Alors, vivent les populistes et les extrémistes ? Pour l’heure Trump, Bolsonaro, Orban, Netanyahu n’ont fait qu’augmenter les sacrifices humains au dieu argent et pouvoir. Après quelques années de ce type de gouvernants, la situation d’aucun de leur pays ne s’est arrangée. Et l’évangile ? Et sa petite musique de paix ?
Les flux migratoires inquiètent. A dire vrai, ceux des pauvres ; parce que lorsque des européens s’installent aux Etats Unis, à la City ou à Dubaï, cela ne nous fait pas problème. Mais comment ces flux pourraient-ils ralentir alors qu’ils sont produits par la mondialisation et son marché, alors que rien n’est fait, au contraire, pour que les inégalités nord-sud se réduisent, que nous continuons à commercer avec ceux qui dépouillent leur propre pays ?
Et si l’évangile avait déjà la réponse ! Oh, certes pas en terme de politique, de moyens à mettre en œuvre. Mais comme une boussole. La course à l’argent mène à la catastrophe. La crise écologique en est la preuve. Mais rien ne change. Nous sacrifions au dieu argent des milliers, des millions de vies, déjà celles de nos enfants. Les sacrifices humains n’ont pas disparu. Les faux dieux en sont repus. Les autels du dieu argent débordent de sang humain.
Il n’y aura pas de paix sans partage, partage de notre commune humanité, de notre fraternité. Quel monde laissons-nous à nos enfants ? Et l’évangile n’aurait plus rien à dire ?