28/02/2020

Qu'est-ce que le péché ? Gn 2-3 et Rm 5 (1er dimanche de carême)


Lorsque la liturgie instrumentalise les Ecritures, c’est très dangereux. Nous n’écoutons plus les textes. Nous assenons une doctrine, qui dès lors n’est plus un enseignement, mais une idéologie. Le texte est chimistré, bidouillé, violenté. Comment être plus certain de ne pas l’écouter ? On cherche un parallèle à l’évangile des tentations ; Gn 2-3 raconte une histoire de salut. Le protagoniste en est le Seigneur qui part à la recherche de l’humanité. Depuis les premiers instants de l’humanité, si l’on peut dire, Dieu sort au jardin de la terre à sa rencontre.
Ce dont il s’agit en ces tout premiers chapitres n’est pas ce qui arrive, mais ce que nous sommes, des vivants confrontés au mal. L’antique récit, par sa mise en forme comme narration, essaie de dire ce qu’est le mal. Même si certains fruits sont poison, manger celui du jardin n’est pas en soi le problème, mais bien plutôt que l’homme et la femme prennent ce qui est réservé. A vivre de recevoir, à la gratuité du don, nous préférons n’avoir de compte à rendre à personne, quitte à nous servir, à passer devant tout le monde, à confisquer ce monde. Le fruit de l’arbre indique la loi élémentaire ; je ne suis pas le tout de la création, je ne peux m’imposer et tout faire mien, tout confisquer. La loi humaine ne peut être « moi d’abord ».
Le péché n’est pas originel à être le premier, ou à marquer toute l’histoire de ses conséquences, mais il est le péché, le seul, aujourd’hui comme hier. L’actualité du récit est saisissante. Le mal, le mal commis, quelle que soit sa forme, c’est toujours se prendre pour le centre du monde (on se retrouve au milieu du jardin), ne penser qu’à soi, « moi », « moi d’abord », au point de mépriser et de nier tout le reste, tous les autres. La manière d’exploiter la planète dans la crise écologique entre exactement dans ce cadre, comme les injustices sociales, les délits et les crimes. Prenez le volant, ce laboratoire de l’humanité sauvage, et vous verrez la vigueur destructrice du « moi d’abord ».
Ce « moi d’abord », comme un pli, est inscrit en nous dès la naissance. On n’y échappe pas, et c’est même ainsi que l’on survit durant les premiers heures et semaines. On comprend que l’on parle d’un fait originel ! L’évangile redit la loi, au iota près : celui qui garde sa vie la perdra, celui qui ne renonce pas à lui, « lui d’abord » ne peut pas être disciple.
Voilà le mal, le nôtre, « moi d’abord ». Qu’est-ce qui en fait un péché ? Le péché, c’est « moi d’abord » alors même que l’on prononce le nom de Dieu. La question du péché ne se pose pas si Dieu n’est pas invoqué. Il y a faute, crime, meurtre. Mais pour que l’on parle de péché, il faut que le « moi d’abord » ose parler de Dieu.
Non seulement, avec le mal commis, il y a l’horreur, mais ce mal est commis avec Dieu à la bouche, ou dans le cœur ! Voyez le scandale. Tout péché est sacrilège. Un disciple de Jésus qui pèche non seulement comment le mal, mais, puisqu’il a Dieu au cœur, traine ce nom dans la fange. Le péché c’est, même sans les mots, dans les actes, dire « merde » à Dieu. Quelle violence ! Comment ne pas l’avoir en horreur ?
Il ne s’agit pas plus qu’au début de la Genèse de permis et de défendu. Il ne s’agit rien moins que de s’en prendre à Dieu. C’est une gifle pour lui… comme à la passion. Outre le mal, nous piétinons celui qui, premier, existe à se retirer, à se faire dernier. Jamais de « moi d’abord » chez Jésus, image du Père.
Que se passe-t-il, parvenus à cette extrémité ? Forcément, la mort. Non une punition ; Dieu ne punit personne. Le « moi d’abord » fait disparaitre les autres et nous-mêmes, parce que personne n’existe sans les autres. La crise écologique est crise anthropologique, humaine, humanitaire. A ne penser qu’à nos intérêts, notamment financiers, nous tuons les populations dont la terre est détruite, et, à court terme, nous-mêmes et nos enfants.
Dans ce monde que le « moi d’abord » fait mort, vallée de larmes, Dieu s’engage. Le récit de la Genèse le raconte : « où es-tu ? ». Il cherche l’homme pour le tirer du chaos où il s’est vautré. Nous y sommes, à notre deuxième lecture (Rm 5, 12-19), que je me suis en définitive contenté de commenter : « là où le péché avait abondé, la grâce a surabondé. »

25/02/2020

une homélie que je ne donnerai pas.

Ce n'était pas adapté, je crois. Alors, j'ai tout changé.



Une personne, âgée, s’en va. On la savait croyante. Mais qu’est-ce à dire ?
On évite de poser la question. Elle pourrait nous revenir comme un boomerang, en pleine figure : Et toi, tu crois ? Que crois-tu ? Que ne crois-tu pas ? Mieux vaut baisser la tête pour ne pas prendre ces questions dans la tronche.
On se retrouve tout de même pour des funérailles à l’église. Nous l’aimions quelques aient été nos visites ; nous nous étions engagés à ne pas la lâcher. Et nous en sommes là, à l’église. Pour quoi faire ?
Cerise sur le gâteau, des textes choisis (1 Jn 3, 14-16 et Jn 6, 37-40) qui exhibent, de façon aussi indécente que provocante, la mythologie chrétienne, la résurrection au dernier jour, le fils qui est descendu du ciel ou l’incarnation, l’unité du Père et du Fils ou la Trinité. Il ne manque que la conception virginale ! Qu’avons-nous à faire de tout cela. Ce n’est pas seulement la tête qu’il faut baisser. Il faut faire le dos rond, attendre que cela passe. Nous aurons rendu un hommage à la défunte et nous repartirons chez nous.
A moins qu’il ne faille se mettre en colère contre les « les petits propriétaires de certitudes impitoyables […] qui fabriquent des produits conditionnés avec le mystère de la foi ». Assez des balivernes. Notre deuil mérite mieux que des pseudos consolations en forme de dogme. La vie est ailleurs. Il y a déjà la mort de celle que nous aimions, que l’on ne nous assène pas encore l’agonie d’une religion à laquelle nous ne croyons pas, nous ne pouvons pas croire, nous ne voulons pas croire.
L’effacement de Dieu n’est pas la victoire d’une société sans repères qui rejetterait ses racines pour mieux s’étourdir dans la légèreté d’une vie superficielle. L’effacement de Dieu est une chance pour Dieu. Car Dieu est celui qui s’efface. Car Dieu est toujours défiguré lorsqu’il est imposé. Le Dieu de l’évidence païenne ou des dogmes ecclésiaux grimace. Le Dieu de l’évangile, gracieux comme tout ce qui est offert, a l’évanescence des sourires.

La guillotine d’un barrage
a sectionné une rivière adolescente.
Malheur !
Malheur à vous hommes de grand pouvoir
qui avez fait de Dieu un lac artificiel !

Ces mots d’un moine-poète, dénoncent les bases nautiques de nos vies aux tranquilles loisirs et nous invitent à la fougue adolescente et contradictoire d’une rivière et sa source. Allons à la source, si vous voulez bien. Tâchons de remonter là où l’eau est suffisamment pure que nous puissions rincer nos larmes et nous réconforter avec un simple verre d’eau fraiche.
Déshabillons Dieu de ses oripeaux. Il n’y a plus rien à voir. C’est ce qu’ont vécu les disciples d’Emmaüs. « Sitôt le Seigneur en allé, nous avons eu Vent de lui » confessaient les disciples à la Pentecôte, le soir de la résurrection.

De l’âme d’un violon oseriez-vous
relever les empreintes digitales ?

Nous ne prouverons rien. Nous ne confondrons pas Dieu avec la police scientifique de l’Eglise. Nous nous tenons, étourdis, autour de ce corps, à guetter, s’il était possible un souffle de vie encore. Non pour le conserver, l’assigner à résidence, qu’on nous rende celle que nous aimions, mais pour être nous-mêmes relever de nos négligences et de nos abattements, de nos arrangements avec l’existence. Car il faut bien s’arranger, il faut bien vivre.
Vivre, oui, pas survivre. Vivre même avec la mort, puisque l’on n’a pas le choix. Mais vivre, coûte que coûte, parce qu’il sera trop tard, dans la mort, pour nous livrer à l’humanité, pour la servir en nous et en tous.
Les paroles de Jésus entendues il y a un instant disent cela seulement. Nous livrer à l’humanité pour la servir en nous et en tous ? En nous et en tous : il ne veut en perdre aucun. Nous livrer comme il a donné sa vie. Une vie qui défie les âges, éternelle.
Une vie donnée parce qu’une vie jalousement capitalisée est mortelle, pour nous et pour tous. « Voici comment nous avons reconnu l’amour ; lui, Jésus, a donné sa vie pour nous. Nous aussi, nous devons donner notre vie pour nos frères. » L’eau de la rivière adolescente aura-t-elle repris sa course ?

Etang de montagne en été
Sais-tu ce qu’il te manque ?
Pour devenir un torrent ?

Une goutte de rosée.




Les citations sont extraites de G. Ringlet, Effacement de Dieu, la voie des moines-poètes, Albin Michel, Parie 2013


Seigneur, toi qui as pleuré ton ami Lazare, tu pleures avec nous celle que nous aimons. Béni sois-tu de te faire l’un d’entre nous, aujourd’hui dans cette église.
Seigneur, toi qui as aimé cette terre, vécu les soubresauts de la politique partisane et de la géopolitique, béni sois-tu. Tu ne nous abandonnes pas dans nos tentatives de faire aujourd’hui du monde une maison commune, accueillante à tous.
Seigneur, toi dont l’Eglise fait le héraut de la famille, tu as trouvé trop étroits les liens du sang et du clan. Béni sois-tu. Ta famille, hier comme aujourd’hui, c’est l’humanité tout entière, appelée à devenir fraternité.
Seigneur, toi qui t’effaces pour que chacun devienne libre et responsable de lui-même et des autres, béni sois-tu de nous donner ton Esprit pour que nous quêtions les traces de ton amour aujourd’hui.

21/02/2020

L'amour des ennemis (Mt 5, 44) 7ème dimanche du temps


Dans le discours sur la montagne dont nous avons entendu un large extrait la semaine passée et entendons une partie de la suite aujourd’hui (Mt 5, 38-48) Jésus pousse le discours moral à sa dernière extrémité, au point de le vider de son sens, en subvertit la logique.
Il ne congédie pas la loi, morale ou juridique. Pas un iota n’en est aboli. Il invite à changer de logique. Lorsqu’il s’agit de la vie avec Dieu, et donc de la vie avec les frères « à cause de Jésus », on n’est plus dans le permis ou le défendu, la justice et la rétribution ou la punition. On entre dans la logique de la grâce, de la gratuité.
Nous avons tous vécu ces moments où l’on compte. Exaspéré par l’insouciance voire le refus des autres de prendre leur part aux tâches communes, on note ce que l’on a fait et ce que les autres n’ont pas fait. On est toujours convaincu d’en faire plus, d’avoir fait le premier pas. Cette logique impossible, catalyseur de conflits, échoue parce que les autres ne comptent pas comme nous et ont exactement la même impression, d’en faire, eux, plus que les autres.
Pour vivre en relation, pour aimer, il n’est pas possible de compter. « Dieu ne sait pas compter. » C’est ce dont il s’agit dans ces « eh bien moi, je vous dis ». Arrêtez de compter ! Jésus n’invite pas plus à se mutiler, qu’il n’interdit de regarder la beauté des autres, invite à aimer les ennemis ou à couvrir les injustices par défaut de loi. Mais avec les autres, avec Dieu, on n’est jamais quitte. Et c’est très bien ainsi.
« N’ayez entre vous aucune dette, écrit Paul, si ce n’est celle de l’amour. » (Rm 13, 8)
Exiger de quelqu’un qu’il aime son ennemi est une violence qui s’ajoute à celle de l’ennemi. Comment faudrait-il aimer son violeur, son agresseur, celui qui médit et vous détruit, ou seulement celui dont la manière de vivre, qu’il le sache ou non, défait la vôtre ? L’amour des ennemis n’est jamais exigible car c’est pour la victime s’en prendre encore plein la figure. Jésus n’a pas prêché cela, il ne l’a pas appliqué. A celui qui le frappait, il demandait pourquoi au lieu de tendre l’autre joue. Le pardon s’implore ; il n’est pas un droit ou un devoir. Il est gracieux, relève de la grâce et c’est pour cela qu’il est ce qui renverse la comptabilité et la rétribution. Seul le bourreau et ses complices en font une obligation.
L’évangile n’est pas un livre de recettes qu’il faudrait appliquer sans réfléchir. Il y a toujours à se demander comment les exigences évangéliques permettent de vivre.  La suite de Jésus engage à analyser les situations. Comment, dans ce cas précis, vivre gracieusement, dans le mouvement du don reçu du Père, don qui nous identifie à son être, s’offrir ?
Nous ne sommes pas des gamins pour que le Seigneur nous dicte ce que nous avons à faire. J’extrapole, sans pour autant dévier de l’argumentation : Donner la communion aux divorcés remariés, ordonner prêtre des hommes mariés et des femmes, cela ne relève pas d’un permis défendu. Cela relève d’une responsabilité envers les frères, et depuis Caïn nous savons que nous sommes responsables de nos frères.
La réponse à l’invitation par Jésus à être saints comme le Père passe par la responsabilité. A tout ce qu’« on » nous a dit, il faut répliquer : « eh alors ? » Le Christ nous a libérés. La sainteté n’est pas une affaire d’observance, de plus ou moins grande observance. Elle est affaire de contamination : comme Jésus, passer en faisant le bien. Il est tant de lois ou de règles, parfois fort bonnes, qui tuent...
L’amour des ennemis est l’obligation de sortir de la logique du chameau, celui qui porte, « tu dois », et qui ne porte jamais assez. Tout impardonnable qu’il soit, l’autre est un frère. Répondre de l’humanité de l’ennemi comme de la sienne, voilà l’amour des ennemis.
Le discours de Jésus n’institue pas une loi plus exigeante encore que celle que l’humanité n’est jamais parvenue à observer. Il ne signifie pas non plus la fin des règles et de la régulation. Il est appel à la responsabilité, et pour cela, renverse les recettes toutes faites, les réponses toutes faites. A l’horizon de cette responsabilité, l’amour excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout.