23/02/2024

C'est Dieu qui donne, un point c'est tout ! (2ème dimanche de carême)

Alonso Berruguete (v. 1526-1532),
Sacrifice d'Abraham
(retable de San Benito el real, Valladolid)

Il est encore temps de réfléchir à notre ascèse, nos efforts de carême. Une fois encore Luther a raison. Et tant pis pour ceux qui pensent que cela est contraire au catholicisme ! Luther qui n’a jamais été autre que catholique, fût-ce comme excommunié, est un maître spirituel qui nous engage plus décidément, plus véritablement, à la suite de Jésus. On relira Benoît XVI sur le moine augustin et réformateur, « chrétien passionné ». « La question de Dieu (...) fut la passion profonde et le ressort de sa vie et de son itinéraire tout entier". "La pensée de Luther, sa spiritualité toute entière était complètement centrée sur le Christ. »

Si nos efforts sont des œuvres, nos œuvres, nous sommes à côté de la plaque. C’est Pélage notre maître, et entre le risque de Pélage ou celui de Luther, le choix est d’autant plus vite fait que le catholicisme est en voie de sectarisation. L’élitisme de l’idéal de sainteté du premier confine à la séparation, ce que l’on dit en hébreu pharisaïsme et en latin secte.

C’est Dieu qui donne ! Du début à la fin. Cela s’appelle la création, le salut, Dieu. Dieu donne… et notre boulot est de recevoir. « Comment pourrait-il, avec Jésus, ne pas nous donner tout ? » (Rm 8, 32)

Assez de ceux qui ont tout donné, de ceux qui se reprochent ‑ fausse humilité si orgueilleuse ‑ de ne pas assez donner, de ne pas assez se donner. C’est Dieu qui donne, nous avons tout « reçu, grâce après grâce » (Jn 1, 16). Plus on parle de grâce, moins on y croit : Il n’y a pas de grâces à demander. C’est fait, nous avons tout et tous reçu, grâce sur grâce !

On pourra citer les Actes : il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir (Ac 20, 35). Pour l’heure, laissons le bonheur à sa place, nous parlons de la suite du Christ, ce qu’est être disciple, se préparer à célébrer la résurrection avec un cœur et un esprit renouvelés, métanoïa, epistrophè, changement de manière de penser, retournement. La clef de la générosité, de la magnanimité est là ; le reste sera aussi donné, par-dessus le marché (Mt 6, 33).

Ce sont les gens religieux qui donnent. Ils s’imaginent qu’ils font plaisir à la divinité. Mais Dieu n’en a que faire. « Je ne t’accuse pas pour tes sacrifices ; tes holocaustes sont toujours devant moi. » (Ps 49/50) « Écoutez la parole du Seigneur, vous qui êtes pareils aux chefs de Sodome ! Prêtez l’oreille à l’enseignement de notre Dieu, vous, peuple de Gomorrhe ! Que m’importe le nombre de vos sacrifices ? ‑ dit le Seigneur. Les holocaustes de béliers, la graisse des veaux, j’en suis rassasié. Le sang des taureaux, des agneaux et des boucs, je n’y prends pas plaisir. Quand vous venez vous présenter devant ma face, qui vous demande de fouler mes parvis ? Cessez d’apporter de vaines offrandes ; j’ai horreur de votre encens. Les nouvelles lunes, les sabbats, les assemblées, je n’en peux plus de ces crimes et de ces fêtes. Vos nouvelles lunes et vos solennités, moi, je les déteste : elles me sont un fardeau, je suis fatigué de le porter. Quand vous étendez les mains, je détourne les yeux. Vous avez beau multiplier les prières, je n’écoute pas : vos mains sont pleines de sang. » (Is 1, 10-15)

Si nous donnons quelque chose, c’est l’action de grâce, le remerciement. Encore faut-il recevoir pour rendre grâce. L’eucharistie n’est pas un rite, mais le remerciement d’une sainteté, d’une vie reçue, et donc juste et bonne, la sienne. Dieu se réjouit quand nous l’accueillons, lui, le donateur, le don et la capacité de le recevoir.

On aurait tout donné ; « mon projet de mariage, ma carrière militaire, mon engagement sportif, mon 4x4, ma moto, etc. » m’écrivait-on récemment. Mais enfin, carrière, sport, moto, et richesses ne sont-ils pas ce que l’Eglise dénonce comme tentation diabolique. On aurait tout sacrifié pour avoir renoncé à ce qui ne vaut rien ? Se débarrasser des faux-dieux n’est pas tout donner. A l’opposé de la veuve en son indigence, on conserve le meilleur qui fait vivre et assure ses arrières autant que sa réputation.

La ligature d’Abraham (Gn 22) raconte cela depuis les premières pages des Ecritures. Abraham veut tout donner. Donner moins que le fils ne serait pas tout donner. Et alors il tue, infanticide ! Il veut prouver ‑ à qui ? - son attachement à Dieu. Mais prouve-t-on l’amour ? Morale d’ingénieurs ou de juristes ! L’amour se reçoit, se croit ; il ne se prouve pas. La preuve tue la vérité, sauf dans les sciences, la technique, le droit ; c’est l’exception. La preuve tue l’amour.

Et Abraham tue le fils qu’il a reçu ; il s’apprête à tuer la grâce. Cela valait bien la peine de la demander, d’avoir sans cesse ce mot de grâce à la bouche. Offrir un sacrifice avec son fils ne veut pas dire offrir son fils en sacrifice, surtout avec l’offrande « que nous avons reçue de ta générosité » ! Ce n’est pas toi qui donnes, consens à recevoir. « Dieu pourvoit » se tue à dire le texte par la bouche même du patriarche ! Il sait mais ne croit pas. Et nous ?

16/02/2024

La mort comme réduction au silence. in memoriam / D. Chostakovitch, Symphonie 14

Combien sont-ils ceux qui payent de leur vie, hier et aujourd'hui, leur combat pour la liberté et la dignité humaine ? On apprend ce jour le décès d'Alexeï Navalny.

En forme de requiem, l'histoire de la symphonie 14 de Dmitri Chostakovitch (1906-1975).

Dans l'après concert du programme suivant, on peut écouter plusieurs extrait de cette symphonie. Un cd est sorti récemment.

L'opposant russe Alexeï Navalny durant une audience devant la cour suprême, à Moscou, le 11 janvier 2024. (YURI KOCHETKOV / EPA / AFP)
Navalny durant une audience devant la cour suprême
à Moscou, le 11 janvier 2024
Le compositeur Dmitri Chostakovitch (1906-1975) - Tony Vaccaro/Hulton Archive/Getty Images
Chostakovitch

Vous vous laisserez bien tenter ? (Premier dimanche de carême)

 

Les tentations de saint Antoine, v. 1515,
atelier de J. Bosch, Musée du Prado, Madrid

Sommes-nous tentés de faire le mal ? Il y a peut-être dans l’humanité des êtres qui aiment faire mal, qui prennent plaisir à léser, à harceler, torturer, tuer, capables de cruauté. Mais plus souvent, nous faisons le mal non pour lui-même, mais en vue d’une jouissance que nous voulons atteindre sans en payer le prix. Alors on vole, ment, viole morale et loi, tue.

On fait mal ou le mal ou du mal pour s’enrichir sans travailler, pour avoir du sexe sans se lier et aimer, malgré le refus de l’autre, pour avoir du pouvoir sans rendre possible aux autres de vivre, en brimant la vie digne. Les biens, le pouvoir, le sexe, ce que les propos évangéliques des religieux tentent de déjouer, pauvreté, obéissance et chasteté. Se vouloir immortel, au-dessus de tous et de tout, non soumis à la contingence qui limite et châtre ; se vouloir admiré, au-dessus de ce que nous sommes, les autres à ses pieds ; se vouloir puissant, au-dessus des autres pour être servis comme un dieu, faire ce qu’on veut, libre cours à la toute-puissance infantile.

Il est vrai, il est au moins une situation, assez ordinaire, du mal voulu à autrui, la vengeance. « Comment la souffrance peut-elle être une compensation pour des "dettes" ? Faire souffrir causerait un plaisir infini, […] cela procurerait une contre-jouissance extraordinaire : Faire souffrir ! une véritable fête ! » (Nietzsche) Justification du système carcéral ; on paye sa dette en souffrant. Où est la restauration et de la victime et du coupable ? Un enfant fait mal, il reçoit une fessée ; c’est du dressage, pas de l’éducation.

Il y a tout ce qui nous titille ? Sommes-nous tentés ? L’alcool, les stupéfiants, la bouffe, le sexe encore. Qu’est-ce qui mange en moi lorsque je n’ai plus faim, qu’est-ce qui boit en moi lorsque je n’ai plus soif. On devine que la tentation ici nous fait victime. Une faille, une douleur que je soigne par un remède. D’accord, ce n’est pas le bon remède, mais il faudrait opérer tellement profond, remuer tant de douleurs… D’accord, un remède qui est un poison, non seulement parce qu’il n’est pas adapté à la faille, mais parce qu’il tue.

Vivre, vouloir vivre et (se) donner la mort, ou du moins instiller la mort. Vivre et (se) faire souffrir. Bien sûr ce n’est pas ce que nous voulons. Et de ce point de vue, le mal nous vient d’ailleurs ‑ ce que pourrait signifier le péché originel. Agir, y compris pour le bien, et se retrouver acteur du mal, ou complice. « Je ne fais pas le bien que je veux et commets le mal que je ne veux pas. » (Il faut relire les chapitres 5 à 7 de la Lettre aux Romains.)

Marc ne raconte pas les tentations, il les mentionne (Mc 1, 12-15). Et si c’est au désert, c’est que jamais autant que dans le retrait le mal nous assaille. Au moins, avec les autres, nous sommes portés, regardés, contraints à faire le minimum de bien. Autrui nous garde. Mais commencez un carême avec l’intention de faire bien, et vous voilà confrontés à vos démons. Antoine, le père des moines, est toujours représenté avec une foule de démons, malgré sa sainteté : il est au désert !

Jésus est là, au désert, comme nous. Jésus est comme nous, nous sommes comme lui, tentés, et ce d’autant plus que nous voulons le bien. Vouloir faire le bien est aussi une tentation. La tentation de faire du bien, écrivait H. Duméry. On comprend l’abîme sous les pieds de Jésus au moment de commencer son ministère. Les manipulateurs, dans l’Eglise ou ailleurs, ont choisi leur devise : « Donner à croire qu’on est soi-même pour les autres l'unique moyen d'aller vers Dieu », l’unique moyen d’aller au bien.

L’épreuve de la tentation et du désert, c’est l’école du « passer derrière », suivre. Suivre Jésus certes, suivre les frères surtout puisqu’on ne marche comme Jésus qu’au milieu d’eux. Ne pas être le premier, ne pas être servi le premier, y compris jusqu’à reléguer ou exclure les autres, ne pas revendiqué d'être aimé le premier, amant le premier, nourri le premier, payé le premier et le mieux, ne pas planquer son argent de la redistribution sociale, etc. Le « moi d’abord » infantile du pervers polymorphe.

Dieu lui-même est avec nous en ce carrefour de bonté où se croisent, figure de mort, la route de notre humanité et celle de Dieu. « Dans l’épreuve de la tentation, que personne ne dise : "Ma tentation vient de Dieu." Dieu, en effet, ne peut être tenté de faire le mal, et lui-même ne tente personne. […] Il qui n’est pas, comme les astres, sujet au mouvement périodique ni aux éclipses. Il a voulu nous engendrer par sa parole de vérité, pour faire de nous comme les prémices de toutes ses créatures. » (Jc 1, 13-18)

 

La femme de Putiphar, Chartres portail nord, 1210-1225


 

15/02/2024

J. Sorman, Le témoin (roman)


Joy Sorman, Le témoin, Flammarion, Paris 2024

 

L’auteure a publié des explorations de recoins de la société, une unité de soins psychiatriques, une gare, une boucherie. Elle récidive, s’immergeant une journée par semaine pendant un an au Palais de Justice. Alors même que les audiences sont publiques, rendant visible l’action du peuple qui juge par le truchement de magistrats, peu de citoyens qui n’y ont été convoqués savent ce qui s’y passe et comment cela se passe.

Paradoxalement, cette action publique fait plutôt penser aux coulisses d’un théâtre et des espaces organisés comme une scène. Les lieux sont aussi des rôles, le parquet, le siège, la barre, le box des accusés, les avocats, les parties civiles, les greffiers, la police, le public. Il y a des costumes, ceux des magistrats qui donnent une impression de pouvoir, de distance et de neutralité, bien distincts des vêtements des prévenus ; il y a une langue technique qui bien souvent échappe aux coupables comme aux victimes : « ici plus qu’ailleurs, le mépris de classe s’exprime dans la langue, le pouvoir est du côté de ceux qui manient le verbe » ; il y a un déroulement ritualisé avec des actes, toujours dans le même ordre, identité du prévenu, résumé de l’affaire, etc.

De ses journées à observer les audiences, l’auteure rend compte de façon documentaire. La matière de son livre n’est guère fictionnelle et a l’objectivité des faits, d’un reportage. Aucun nom n’est donné pour ne pas porter atteinte à la protection de la vie personnelle. Pourtant, il ne s’agit pas d’un essai ou d’une étude sociologique, mais d’un roman. Si Bart est le seul personnage à avoir un nom, c’est d’abord pour des raisons romanesques.

Bart n’est cependant pas un personnage, ou le moins possible. Il est sans qualité, sans psychologie, sans désir, sans histoire. On sait peu à peu ce qu’il finit par penser de la justice en train de se rendre, de la possibilité de rendre la justice, de ce qu’est être coupable ou innocent, de l’intrication, honorée ou non par le personnel judiciaire, de la faute personnelle dans les circonstances sociales (couleur de peau, classes sociales, niveau et type de culture, maîtrise ou non du français, histoire familiale, etc.) Cela autorise une sorte de neutralité, comme l’œil d’une caméra, celle que l’on pense être celle du juge.

Or cette neutralité n’existe pas, pas plus pour Bart que pour les magistrats. Et cette torsion que rend possible la littérature dit le défi voire la folie douce qu’est l’acte de juger quelqu’un. Subrepticement, le verset évangélique se fait entendre mais… « quand Jésus dit ne jugez point, la foule dit ne soyez pas laxiste ».

Le texte paraîtra à charge contre les juges. Et il l’est. Mais ils sont eux-mêmes victimes de leur rôle, agis par leur rôle. L’enceinte de la salle d’audience n’est pas hermétique ; la politique et l’imaginaire social y entrent et influent sur les jugements. La justice dépend des moyens qui la financent, ou non, du manque de personnel, des circulaires ministérielles, du dispositif (comparution immédiate à l’extrême opposé de la cour d’assises, en termes de temps, de moyens, de possibilité de s’expliquer), des prévenus qu’arrête, ou non, la police, de la pression sociale : « Il est plus grave de laisser un coupable dehors que d’enfermer un innocent. »

En face, les justiciables censés être entendus dans leur individualité sont constamment re(con)duits à leur classe, à leur condition. Juger une personne c’est toujours aussi juger une société, et la fiction judiciaire qui ne fonctionne qu’à distinguer strictement les deux se prend dans le tapis de sa contradiction. Il y a un air de Foucault ou, pour le dire plus directement, on se demande pourquoi le travail de Foucault semble avoir si peu eu d’effet sur le processus judiciaire. « C’est parce qu’il ne croit plus en la responsabilité individuelle, parce que je est un leurre, et que moi est incertain – il lui préfère le nous, plus honnête, plus précis – que Bart a le sentiment que la culpabilité de cette femme dédouane tous les autres, le dédouane lui aussi, lui permet de s’extraire de la longue et complexe chaîne des causalités […] ; une femme paye pour nous, la réprouver est notre soulagement et notre acquittement. » Les experts sont toujours des psychiatres, jamais des sociologues. Pourquoi donc ?

Qu’est-ce que juger ? En quoi faire souffrir, priver de liberté, répare le dommage ? Là, c’est un air nietzschéen qui se fait entendre : « Comme si la souffrance administrée à l’accusé pouvait être mise en rapport avec la souffrance vécue par les victimes, comme s’il existait une économie de la souffrance et des punitions et que l’administration d’une douleur en compenserait une autre. » En quoi la punition n’est-elle pas vengeance ? Comment faire pour qu’il n’en paraisse rien ? « On assigne à la répression d’autres objectifs, on lui attribue des propriétés bénéfiques, on détourne l’attention, on évoque la rééducation le redressement, la guérison, et châtier n’est plus seulement cette tâche ingrate, peu glorieuse, châtier deviendrait presque aimer, car qui aime bien châtie bien. »

Qu’est-ce que juger si les lois (contre le terrorisme) permettent de condamner sur ce que le prévenu aurait pu commettre et non seulement sur les actes effectivement commis ? Que faire avec ou pour les multirécidivistes qui ne semblent pas comprendre les avertissements des premières peines quasi systématiquement assorties de sursis ? « La prison n’est pas seulement un lieu de privation de liberté […] mais un lieu d’amenuisement des corps », de désocialisation, de disparition sociale.

Les assises échappent peut-être seules au verdict sévère de l’auteure, de son observation ; « si punir n’est pas glorieux, si la justice ne répare rien, parler et écouter, le minimum requis dans cette enceinte, peuvent être avantageux, estimables. »

« Bart était venu au palais voir si la justice était juste, et elle l’était rarement. » N’est-elle pas une comédie dès lors que la société qui la rend est inégalitaire, cadre de discriminations ? Comment peut-elle continuer à énoncer que nul n’est censé ignorer la loi, alors que celle-ci est toujours plus complexe et spécialisée, ? Bart est pris par « un sentiment non pas de pitié pour cet homme perdu et violent, mais d’injustice, celle évidente et implacable de la vie, sa condition inégalitaire, cette injustice de la naissance que la justice ne corrige jamais, ne compense pas, mais plutôt accuse, aux deux sens du terme ». Il semble que devant tant d’arbitraire qui finit par prendre l’allure de l’absurde, sous les atours de l’institution juste, il ne reste que la prière ! « Alors Bart prie en silence pour la relaxe. » Les condamnés s’en remettent si souvent à une autre justice, la justice… enfin.

12/02/2024

Vraiment, il est juste et bon (Mercredi des cendres)

 

La coupe Warren (vers l'an 0, British Museum)

Le carême comme préparation à Pâques. Evidemment, cela ne peut passer que par la conversion. Comment pourrait-on célébrer celui dont on se dit les disciples sans laisser nos visages et nos vies refléter les siens ? Les exercices ‑ l’ascèse en grec – spirituels sont le doigt du sage qui indique la lune. On ne va pas faire les imbéciles à les regarder, mais lever les yeux vers ce qu’ils montrent : celui qui, relevé de la mort, entraîne à lui et avec lui, l’humanité en peine de vie juste et bonne.

Nous n’entrons pas en carême pour nous améliorer. Nous serions bien trop encore préoccupés de nous-mêmes. Nous n’entrons pas en carême pour être meilleurs, voire parfaits. Laissons cela à la morale des classes dirigeantes qui érigent en perfection leurs us et coutumes, l’apparence urbaine cache-misère. Que des disciples aient pu choisir pour devise, y compris pour des écoles, excellence et perfection, me donne la nausée.

Nous rêvons de perfection(s) mais sommes dans le déni de nos claudications, malformations, déformations, atrophies et amputations. Illusion sans avenir, ou au contraire à l’avenir assuré, d’un idéal du moi projeté dans le ciel qui se perd en ratant l’essentiel. Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les malades et les pécheurs. C’est notre propre idée de la sainteté que nous canoniserions, et nous tenons souvent d’autant plus à cette idée que nous n’en avons peu !

On se demande d’ailleurs pourquoi au bout de tant d’années, nous n’avons pas progressé, nous ne sommes pas vraiment meilleurs. Des années à l’ombre d’un cloître, sous les nefs d’une église paroissiale, dans le logement de la famille censée être un lieu d’épanouissement et de croissance pour tous, au travail et dans les relations amicales et sociales, nous avons eu tant d’occasions pour nous perfectionner. Et…

Peut-être, le perfectionnement n’est-il pas progressiste, et consiste-t-il à tenir en un état moral qui résiste aux assauts de circonstances toujours différentes. Quoi de commun entre la perfection de l’adolescent au bord de la vie adulte et celle de la personne âgée, à l’autre extrémité, à toute extrémité ?

Je ne crois pas à ces finasseries. Si l’on ne progresse pas sur le chemin de la perfection, c’est que nous ne nous convertissons pas, et cela ne peut être le cas tant que nous penserons à faire quelques exercices religieux qui, sacrément, nous changeraient. Ils ne peuvent rien puisque nous gardons la même logique, puisque nous ne remettons pas en cause nos logiques trop courtes. Metanoia, changement d'esprit, de jugement, de connaissance. Rien de l’insurrection chrétienne n’aura commencé à dynamiter les valeurs mondaines, à ériger les barricades sur les avenues de l’illusion.

Se convertir, c’est se laisser convertir. Se convertir est la passivité même, l’abandon. Se convertir, c’est accueillir la convocation à la justice et à la bonté que chaque minute nous présente, dans la rencontre avec les autres, dans les pensées de nos cerveaux en agitation, dans le silence de la prière. Il n’y a pas de conversion sans rencontre, car l’on n’est pas saint en soi mais pour, par et avec les autres. Jésus est l’homme pour les autres et il s’agit de « marcher comme Jésus », de « marcher comme Jésus lui-même a marché ».

Le reste rate la cible, est péché, littéralement. Les efforts de perfection sont péchés parce qu’ils ratent la cible. La sainteté n’est pas le contraire du vice, mais de la vertu ! L’étymologie de vertu est vis, la force, mâle, la valeur. Demandez à Jésus ce qu’il pense des valeurs, lui qui frayent avec les prostituées et les pécheurs ‑ avec nous quoi ! ‑, qui les dit premiers dans le Royaume, prêt à lâcher quatre-vingt-dix-neuf brebis pour une seule, à se faire rouler soixante-dix-fois sept fois pour pardonner toujours une fois de plus, etc. etc. Pecca fortiter, écrit Luther !

On ne décide pas avec qui l’on est juste et bon, avec qui on est convoqué à l’être. On ne décide pas des exercices d’ascèse ‑ pardon pour le pléonasme ‑ délaissant celui-ci pour cette année, choisissant le cheval d’arçons de la fermeté plutôt que les barres parallèles de l’équité. Le théâtre de boulevard et l’opérette racontent tout cela !

De Jésus, dont nous disons vouloir refléter la vie et le visage, nous disons, vraiment, il est juste et bon.