26/02/2016

La fin des religions est une bonne nouvelle, un évangile (3ème dimanche de carême)



Dans les civilisations que l’ont dit aujourd’hui premières parce qu’on ne les appelle plus primitives et encore moins barbares, le religieux ne se distingue pas du reste de la vie. Si tout n’est pas certes religieux, rien n’est religieusement pur, tout est toujours mêlé au religieux. Ainsi, le respect des anciens ou des gouvernants est un acte qui relève de la piété et ne pas les respecter est véritablement sacrilège. Semblablement, la vie agricole et l’élevage, qui occupent la plus grande partie de la population, est aussi religieuse. C’est pour rendre à la divinité la vie que l’on ôte à tuer un animal pour le manger que l’on institut des sacrifices, c’est pour dédommager la nature dans laquelle tout est en interaction, que l’on offre les prémices des récoltes.
La culture biblique comme celle de la Grèce archaïque ou même celle de la Rome antique, ainsi que nombre de sociétés africaines relèvent de ce modèle des civilisations premières.
Pour nous, au contraire, le monde est cloisonné. Le religieux ne concerne qu’une partie de notre vie : les quelques activités de la prière et de la vie paroissiale. Pour certains qui ont compris que le religieux ne pouvait pas être limité à la sphère privée, la vie tout entière est posée sous le regard de Dieu. Et cependant la foi n’intervient pas toujours ; elle n’explique plus comment fonctionne le monde et les choses. Cela relève désormais de la science. Ainsi nous paraît plus que curieuse la question posée par Jésus en réponse à l’interrogation de personnes manifestement choquées et déboussolée par l’arbitraire du mal (Lc 13, 1-9).
Faut-il regretter cette limitation du religieux ? Faut-il déplorer que la religion ne soit plus le système de la cohérence du monde, son explication, ce que l’on appelle mythologie et dans lequel s’enracinent les rites ? Les premiers chrétiens déjà avaient brisé ce système global, holiste, et par conséquent contribuaient au morcellement des activités humaines. S’ils étaient prêts à respecter l’Empereur, ils refusaient de le vénérer comme un dieu. Ils paraissaient dès lors athées à leurs contemporains, pour qui politique et religion ne pouvaient qu’aller de pair.
On a vu dans l’histoire combien il était difficile de sortir d’un monde religieux pour expliquer scientifiquement les choses. Le procès Galilée est moins celui du soi-disant obscurantiste ecclésial et médiéval que l’affrontement entre deux mondes lors d’un passage d’une civilisation première à une civilisation de l’autonomie des réalités terrestres. Il a fallu attendre Vatican II pour que semblable autonomie soit reconnue, et encore du bout des lèvres.
Les sociétés musulmanes semblent aujourd’hui mener un combat semblable à celui qui fut emporté lors des Lumières avec la revendication d’autonomie du politique. La religion n’a pas à dicter de façon extérieure les règles de la vie ensemble. Elle n’a sans doute pas non plus à en être écartée. Elle est, de l’intérieur de la société pluraliste, une des composantes aptes à déterminer les règles de la société. Je renvoie ici dos-à-dos les cardinaux qui voudraient qu’au nom de la foi on interdise l’avortement ou le mariage homosexuel et les laïcards qui interdisent aux religions d’influer sur la détermination du cadre légal dans lequel des personnes aux opinions différentes, doivent pouvoir vivre paisiblement. Il est aussi aberrant de vouloir revenir à une société religieuse que d’exclure les religions du débat démocratique.
Mais alors si pour nous la religion n’est plus un système explicatif du monde, intégral, que devient notre foi ? Nous expérimentons que nous ne sommes pas disciples de Jésus pour donner du sens aux choses. Parfois, elles n’en ont guère. Quel est le sens de la vie de cet homme qui accompagne sa femme dans la lutte contre un cancer déclaré aux lendemains de leurs noces ? Quel est le sens de la vie d’un enfant de dix ans, aujourd’hui en Syrie ou au Sud de Madagascar où sévit la famine ? Tout cela est insensé, avec ou sans la foi. Nous sommes disciples de Jésus « à cause de Jésus » (2 Co 4,5). Le monde non religieux dans lequel nous vivons met en évidence la gratuité de la foi. Dieu aime gratuitement, comme toute personne qui aime d’ailleurs. Et nous pareillement. Nous n’attendons de cette rencontre une seule chose, si je puis dire, le bon plaisir de Dieu en réponse à son don.
Jésus semble aller dans ce sens. Si pour vous, dit-il, le monde est religieux et Dieu quelqu’un avec qui l’on marchande pour obtenir d’échapper aux catastrophes, tour qui s’effondre et violence des tyrans, si le péché est l’explication du mal, alors, ne reste qu’une sentence possible : « Si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de même. » Et le texte évangélique répète cette sentence une seconde fois, histoire qu’on se la mette bien dans la tête !
Il n’y a pas à expliquer toute chose par la religion, le mal par le péché par exemple. Cela mène au pire, cela écarte du meilleur, la bonne nouvelle d’un amour gratuit. Il faut sortir de ce système ou alors Dieu lui-même est esquinté. Imaginez-vous que Dieu, même après des soins intensifs, puissent laisser crever l’un d’entre nous comme un vulgaire figuier sous prétexte qu’il ne porte pas de fruits ? Evidemment non. La conversion n’est pas de faire mieux, mais de changer de Dieu. Ou alors, la sentence s’impose, que les hommes ne cessent de répéter, à l’encontre même de l’évangile : « Si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de même. » A croire que le religieux explique tout, que tout a toujours un sens aux yeux de Dieu – le mal n’a jamais de sens, même pour Dieu ‑ vous ne pouvez découvrir combien l’amour de Dieu est gratuit, seulement don de sa bonté, don de lui-même, pour nous.

20/02/2016

Mourir pour vivre ? (2ème dimanche de carême)




C’est curieux cette affaire de transfiguration (Lc 9,28-36). Evidemment, si l’on n’est pas étonné par les manifestations surnaturelles, si tout et n’importe quoi est possible à Dieu sous prétexte qu’il est Dieu, tout passe, y compris la transfiguration. Croire, ce serait alors gober n’importe quel truc curieux, miracles, irrationnel, mystères, tout ce que l’on écarte dans la vie ordinaire !
Mais l’on ferait bien de se méfier de telles évidences. Pierre se débat seul avec son étonnement et sa non-compréhension ; ses deux compagnons restent étrangement muets, absents. Il se pourrait qu’à ne pas être étonnés, à comprendre, à la différence de Pierre, nous ne puissions pas entrer dans le texte. La non-compréhension était ici la clef du sens. Mais Pierre ne peut comprendre seul. Même muets, ses deux compagnons sont sa communauté.
« Pierre et ses compagnons étaient accablés de sommeil ; mais, restant éveillés, ils virent la gloire de Jésus, et les deux hommes à ses côtés. Ces derniers s’éloignaient de lui, quand Pierre dit à Jésus : "Maître, il est bon que nous soyons ici ! Faisons trois tentes : une pour toi, une pour Moïse, et une pour Élie." Il ne savait pas ce qu’il disait. »
Pierre veut s’installer quand Elie et Moïse s’éloignent. N’aurait-il pas dû, tout comme eux, s’écarter ? Ce qui se passe ici n’est pas fait pour ceux qui veulent des évidences, à l’abri des certitudes comme d’une tente. C’en est risible, tant la tente est un abri précaire ! Nos certitudes en matière de foi sont aussi ridicules que ces tentes ; pour utiles et confortables qu’elles puissent être, elles ne servent à rien ! Pire, elles nous laissent penser qu’on croit alors que l’on est juste des dévots du dogme ou des gourmands de la superstition.
Le texte ne dit qu’une chose d’Elie et Moïse, qu’ils parlent avec Jésus de son départ. Moïse est en effet un homme du départ, depuis la fuite d’Egypte jusqu’à Madian, puis la traversée de la mer jusqu’à la terre promise en laquelle cependant il n’entre pas. Il est parti mais jamais arrivé. Il est l’homme du départ et seulement du départ. Et s’il a dressé une tente dans le désert, ce n’est qu’un abri de fortune pour repartir, jamais pour arriver. Elie est aussi un homme du départ. Il ne meurt pas mais, selon les Ecritures, est enlevé dans un char de feu. Il continue de partir car il reviendra, et on l’attend juste avant le Messie.
Jésus ne peut que parler départ avec la loi et les prophètes. Les Ecritures sont exode ou exil comme la vie est départ. Il faut partir pour vivre, comme Abraham. Il faut quitter pour vivre. Souvent c’est enivrant, douloureux aussi. Celui qui veut garder sa vie la perdra. Alors que les catéchumènes célèbrent ces jours la dernière étape avant leur baptême, celle des scrutins (changement de vie, la conversion, demande de pardon) nous les accompagnons. Partir à la suite de Jésus, même si l’on ne sait pas où cela mène passe par la croix.
Même ce moment de lumière sur la montagne, il faut en partir. Pierre ne sait pas ce qu’il dit et la seule chose sensée que l’on ait entendue, c’est la déclaration d’amour de la voix. Mais là encore, c’est curieux. De qui est cette voix ? Une voix qui parle toute seule et choisit un homme pour fils. Une voix n’a pas de fils ! Il semble que si Pierre ne sait pas ce qu’il dit, ici au contraire, on insiste sur ce qui est dit plus que sur celui qui le dirait.
Notre foi, c’est cela. Si peu de certitudes. Non que ce soit du n’importe quoi, non que nous n’ayons de quoi nous y engager totalement, mais que notre foi, c’est une affaire de confiance. Le Dieu que nous n’avons jamais vu ni entendu nous choisit en Jésus comme fils. Répondrons-nous ? Nous mettrons-nous en route ? Etre chrétien, croire, c’est répondre à une voix qui choisit des fils. Nous sommes choisis, nous n’avons pas l’initiative, nous ne maîtrisons pas grand-chose ; seulement nous répondons en nous mettant en chemin, en partant, en abandonnant les certitudes, y compris religieuses. Abraham qui quitte son pays. Pour choisir la vie, nous devons accepter de la perdre, parce que c’est seulement en donnant sa vie qu’on la trouve. Tout le monde sait cela dès lors qu’il a aimé.
C’est ainsi dans la foi. Les cendres du carême avant le feu de Pâques, la mort avant la vie. La transfiguration indique que vivre ne suffit pas, même en présence des prophètes. Vivre est autre chose. Vivre n’est pas principalement affaire biologique ni même recherche de confort économique et culturel. Vivre c’est comme cette intense blancheur, autre chose à quoi l’on accède qu’à risquer de partir, qu’à risquer de tout perdre.
Le carême n’est pas tant un temps de pénitences que nous ajouterions à nos vies pour les mortifier, nous faire pardonner ou je ne sais quel marchandage avec notre conscience ou avec Dieu. Le carême est le temps de l’apprentissage de la mort pour la vie. Si ce que nous vivons est cendres, vous imaginez ce qu’est la vie quand le feu de la Pâque nous embrasse. Vous le savez déjà car la vie avec Dieu est déjà commencée !

09/02/2016

Ouvrir un carême de miséricorde avec Luther (Mercredi des cendres)



Nous voici repartis pour un nouveau carême. Ou plutôt, nous voilà repartis pour une nouvelle Pâque à laquelle nous voulons pouvoir participer, nous y étant préparés quarante jours durant. Voici le temps favorable, voici le jour du salut.
Cette année, bien sûr, nous entendons une invitation toute particulière à la bonté. Les deux mots hébreux que l’on traduit par miséricorde sont aussi rendus dans nos versions par pitié, amour, amitié, bonté. Nous entrons en carême pour vivre la miséricorde.
Cette année se prépare aussi un anniversaire. En octobre 2017, cela fera 500 ans qu’aura débuté la Réforme de Luther. Pour être prêt à commémorer cet événement, il est tant de se mettre à lire Luther. Pris par d’autres urgences, je n’avais pas profité de la semaine de prière pour l’unité des chrétiens pour prêcher en ce sens. Je me rattrape aujourd’hui.
Que l’on ne s’offusque pas ! Il est dépassé le temps où l’on pensait invoquer le diable rien qu’à prononcer le nom de Martin Luther. L’urgence est à la réconciliation des Eglises. Nos Eglises catholique et luthérienne, le 31 octobre 1999, suivies par les méthodistes en 2006, ont signé une déclaration commune sur la justification par la foi. Aujourd’hui, même si c’est en termes différents, nous reconnaissons partager la même foi sur ce point qui fut au XVIe siècle la raison de la rupture. (Le désaccord porte aujourd’hui sur la théologie des ministères y compris la manière de l’évêque de Rome d’exercer son ministère d’unité.)
Benoît XVI, en voyage à Erfurt en 2011 disait de Luther : « Ce qui l’a animé, c’était la question de Dieu, qui fut la passion profonde et le ressort de sa vie et de son itinéraire tout entier. « Comment puis-je avoir un Dieu miséricordieux ? » Cette question lui pénétrait le cœur et se trouvait derrière chacune de ses recherches théologiques et chaque lutte intérieure. Pour Luther, la théologie n’était pas une question académique, mais la lutte intérieure avec lui-même, et ensuite c’était une lutte par rapport à Dieu et avec Dieu. »
« Comment puis-je avoir un Dieu de miséricorde ? » Luther se sent tellement incapable de plaire à Dieu ; il connaît son péché, depuis le ventre de sa mère. Il est hanté comme nombre de ses contemporains par la peur de la damnation. Ce qui le guérit de ces excès, c’est la confiance dans la bonté du Seigneur. C’est lui et lui seul qui est juste et nous rend justes. Tous nos efforts (jeûne, aumônes, prière) ne sont rien s’ils prétendent nous sauver. La sainteté, ce n’est pas ce qu’on fait de bien, c’est ce que l’on reçoit de Dieu.
Non que les œuvres n’aient pas d’importance. Tous ceux qui bénéficieront de notre partage et de notre générosité le savent. Nos dons aux frères dans le besoin, nos gestes de bonté envers les personnes blessées ou isolées, les paroles de réconciliation, comme un baume précieux, sont indispensables. S’ils ont un rapport avec notre sainteté, ce n’est pas comme ce par quoi nous l’obtiendrions, mais plutôt comme sa conséquence. La sainteté est toujours celle de Dieu, la sainteté toujours se reçoit. La sainteté reçue de Dieu donne du fruit abondance.
Cette manière de penser ‑ je le redis, catholiques, méthodistes et luthériens y reconnaissent une expression authentique de leur commune foi ‑ a un intérêt notamment, que je souligne. Elle interdit tout pharisaïsme. Je me retrouve devant le Seigneur comme un mendiant. « C’est justement en touchant la chair de Jésus Crucifié dans le plus nécessiteux que le pécheur peut recevoir en don la conscience de ne se savoir lui-même rien d’autre qu’un pauvre mendiant. Grâce à cette voie, "les hommes au cœur superbe", "les puissants" et "les riches", dont parle le Magnificat ont la possibilité de reconnaître qu’ils sont, eux aussi, aimés de façon imméritée par le Christ Crucifié, mort et ressuscité également pour eux. » (François, Message pour le carême 2016)
Oui, nous sommes des mendiants d’amour, amour des autres, amour de Dieu. Nous sommes des mendiants de sainteté. Et plus nous sommes vertueux, plus nous risquons de l’oublier. En ce sens, le contraire de la sainteté n’est pas le vice, mais la vertu. Pourquoi défendre la loi pour la loi, lorsque Dieu se montre comme celui qui accueille sans condition les pécheurs ? Pourquoi user notre temps à défendre la loi plutôt qu’à relever les personnes ? Encore un 31 octobre, en 2014, le Pape disait : « Le choix de vivre attachés à la loi éloignait les pharisiens de l’amour et de la justice. Ils prenaient soin de la loi, mais ils négligeaient la justice. Ils respectaient la loi, mais négligeaient l’amour. Ils se considéraient des modèles. Et c’est pour cela que Jésus pour ces gens n’avaient qu’un seul mot : des hypocrites. […] C’est tellement laid un chrétien hypocrite. Tellement laid. Que le Seigneur nous sauve de cet écueil ! »
Et si encore il y avait des vertueux ! Jésus a déjà fait la démonstration qu’il n’en était aucun : Que celui qui n’a jamais péché lance la première pierre. « Si vous étiez aveugles, vous n’auriez pas de péché ; mais vous dites : Nous voyons ! Votre péché demeure. »
De sorte qu’« il est bien vrai que seuls les amis de la croix du Christ sont ses ennemis. » (Cours sur l’épître aux Romains, p. 40). Quelques superbes lignes d’une lettre de 1516 (p. 100) : « Apprends à connaître le Christ et le Christ crucifié ; apprends à chanter sa louange, à désespérer de toi-même et à dire : "Toi, Seigneur Jésus, tu es ma justice, mais moi, je suis ton péché ; tu as assumé ce qui est à moi, e tu m’as donné ce que je n’étais pas." Prends garde, mon cher frère, d’aspirer un jour à tant de pureté que tu ne voudrais plus voir en toi le pécheur, tout en l’étant. En effet, le Christ n’habite que chez les pécheurs. Réfléchis bien à ce grand amour et vois-y la plus douce des consolations. »

07/02/2016

Civilisation universelle et cultures nationales (P. Ricœur)



Un petit texte de 1961, bien d'actualité, que l'on peut retrouver dans P. Ricœur, Histoire et Vérité, Seuil, Paris 19643. (Attention, la première édition de 1955 ne contient évidemment pas ce texte).

Je suis convaincu qu'un monde islamique qui se remet en mouvement, un monde hindou dont les vieilles méditations engendreraient une jeune histoire, auraient avec notre civilisation, notre culture européenne, cette proximité spécifique qu'ont entre eux tous les créateurs. Je crois que c'est là que finit le scepticisme. Pour l'Européen en particulier, le problème n'est pas de participer à une sorte de croyance vague qui pourrait être acceptée par tout le monde; sa tâche, c'est Heidegger qui le dit : « II nous faut nous dépayser dans nos propres origines », c'est-à-dire qu'il nous faut revenir à notre origine grecque, à notre origine hébraïque, à notre origine chrétienne pour être un interlocuteur valable dans le grand débat des cultures ; pour avoir en face de soi un autre que soi, il faut avoir un soi.
Rien par conséquent n'est plus éloigné de la solution de notre problème que je ne sais quel syncrétisme vague et inconsistant. Au fond les syncrétismes sont toujours des phénomènes de retombée ; ils ne comportent rien de créateur ; ce sont de simples précipités historiques. Aux syncrétismes il faut opposer la communication, c'est-à-dire une relation dramatique dans laquelle tour à tour je m'affirme dans mon origine et je me livre à l'imagination d'autrui selon son autre civilisation.
La vérité humaine n'est que dans ce procès où les civilisations s'affronteront de plus en plus à partir de ce qui, en elles, est le plus vivant, le plus créateur. L'histoire des hommes sera de plus en plus une vaste explication où chaque civilisation développera sa perception du monde dans l'affrontement avec toutes les autres. Or ce procès commence à peine. Il est probablement la grande tâche des générations à venir. Nul ne peut dire ce qu'il adviendra de notre civilisation quand elle aura véritablement rencontré d'autres civilisations autrement que par le choc de la conquête et de la domination. Mais il faut bien avouer que cette rencontre n'a pas encore eu lieu au niveau d'un véritable dialogue. C'est pourquoi nous sommes dans une sorte d'intermède, d'interrègne, où nous ne pouvons plus pratiquer le dogmatisme de la vérité unique et où nous ne sommes pas encore capables de vaincre le scepticisme dans lequel nous sommes entrés. Nous sommes dans le tunnel, au crépuscule du dogmatisme, au seuil des vrais dialogues. Toutes les philosophies de l'histoire sont à l'intérieur d'un des cycles de civilisation ; c'est pourquoi nous n'avons pas de quoi penser la coexistence de ces multiples styles, nous n'avons pas de philosophies de l'histoire pour résoudre les problèmes de coexistence. Si donc nous voyons le problème, nous ne sommes pas en état d'anticiper la totalité humaine, qui sera le fruit de l'histoire même des hommes qui engageront ce redoutable débat.