28/11/2011

Nous ne savons pas prier comme il faut. (Pour une théologie de la prière)

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« Priez sans cesse, rendez grâce en toute circonstance, car c’est la volonté de Dieu à votre égard dans le Christ Jésus. » (1 Th 517-18)
« Chantez à Dieu dans vos cœurs votre reconnaissance, par des psaumes, de hymnes et des chants inspirés par l’Esprit. » (Col 316b)
« Que l’Esprit suscite votre prière sous toutes ses formes, vos requêtes, en toute circonstances ; employez vos veilles à une infatigable intercession pour tous les saints, pour moi aussi. » (Ep 618-19)
« Seigneur ouvre mes lèvres et ma bouche annoncera ta louange. » (Ps 5017) La prière se fait demande de savoir louer, de pouvoir prier.

Des manières d’un autre âge ?
Nous ne sommes pas des débutants. Je veux dire, il y a quelques temps que nous prions. Il y a quelques temps que nous adressons à Dieu nos demandes. Force est de reconnaître que cela ne marche guère, que cela ne marche pas.
Ne vous affolez pas. Reconnaître que la prière ne marche pas est un bon chemin pour soutenir notre prière. Mais, avec nombre d’hommes et de femmes de notre temps, nous disons notre expérience ainsi : la prière, ça ne marche pas. Je ne sais si vous avez remarqué comment dans les équipes liturgiques la rédaction de la prière universelle est délicate. Demander dimanche après dimanche la paix, alors que l’on sait bien qu’elle ne se construira pas, au moins à moyen terme. Dans notre Eglise même, combien ont prié pour que la division ne soit plus ? Combien ont prié pour qu’il n’y ait plus de nouvelles divisions ?
Fils de notre siècle, nous sommes marqués non plus d’abord par les manières de parler d’un monde religieux où Dieu ne fait pas problème. Les vieux récits bibliques ne nous sont plus accessibles au premier degré. Nous nous garderons bien de les disqualifier comme des positivistes, convaincus que nous serions de notre prétendue supériorité sur les civilisations premières. Pour entendre ces récits, il nous faut encore nous y livrer, leur faire confiance, dans une naïveté que l’on dira seconde, après la traversée de la positivité des sciences et des techniques. Certes, nous gardons aussi en nous, anthropologie fondamentale ou analytique, des mouvements archaïques. J’aime comment, sans porter de jugement moral, ces quelques lignes disent cela :
« Maintenant, il n’y a plus qu’à prier. » Il y a un stade du malheur, même si l’on est athée, où on ne peut plus que prier, ou se dissoudre entièrement. Je ne crois pas en Dieu mais je prie pour les enfants, pour qu’ils restent en vie longtemps après moi, et je mendie des prières à ma vieille tante Louise qui va tous les soirs à la messe. » H. Guibert, A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Folio, Paris 1992, p. 228
Mais s’il faut expliquer les vieux mythes, alors seule cette naïveté seconde permettra de tenir ensemble notre intelligence contemporaine et leur écoute.
« Nous ne pouvons croire qu’en interprétant. C’est la modalité “moderne” de la croyance dans les symboles ; expression de la détresse de la modernité et remède à cette détresse. […] Je crois que l’être peut encore me parler, non plus sans doute dans la forme pré-critique de la croyance immédiate, mais comme le second immédiat visé par l’herméneutique. Cette seconde naïveté peut être l’équivalent post-critique de la hiérophanie pré-critique. » P. Ricœur, Le conflit des interprétations, Seuil, Paris 1969, p. 294.

Autonomie des réalités terrestres
Ce monde post-critique pourrait être assez bien dit par l’autonomie des réalités terrestres. La nature et les sociétés se développent selon un mouvement duquel Dieu est absent, non qu’il n’aurait rien avoir avec elles, ce qui nierait la création, mais que dans le cours des choses, il n’intervient pas parce qu’elles possèdent leurs propres lois.
Si par autonomie des réalités terrestres nous entendons que les choses créées et les sociétés ont des lois et des valeurs propres que l’homme doit peu à peu apprendre à discerner, à mettre en œuvre et à ordonner, il est absolument légitime de réclamer cette autonomie : non seulement elle est demandée par les hommes de notre temps, mais encore elle correspond à la volonté du Créateur. C’est en vertu de leur condition même de créature que toutes choses ont été établies avec leur consistance, leur vérité et leur bonté propres, avec leurs lois et leurs ordres propres, que l’homme doit respecter en reconnaissant les méthodes propres à chacune des sciences et à chacun des arts. C’est pourquoi la recherche méthodique dans toutes les disciplines, si elle est menée de manière vraiment scientifique et suivant les normes de la morale, ne sera jamais réellement en conflit avec la foi, parce que les réalités profanes et celles de la foi tirent leur origine du même Dieu. Bien plus, celui qui s’efforce, avec humilité et constance, de pénétrer les secrets de la réalité, est comme conduit, même s’il n’en a pas conscience, par la main de Dieu, qui soutient toutes les réalités et les fait être ce qu’elles sont. C’est pourquoi, qu’il soit permis de déplorer certaines attitudes d’esprit qui ont existé parfois parmi les chrétiens eux-mêmes, en raison d’une perception insuffisante de la légitime autonomie de la science et qui, à la suite des conflits et des controverses suscités par là, ont amené beaucoup d’esprits à penser que la science et la foi s’opposent entre elles.
Mais si par autonomie des réalités temporelles on entend que les choses créées ne dépendent pas de Dieu et que l’homme peut en disposer sans les rapporter au Créateur, tout homme qui reconnaît Dieu perçoit combien fausses sont des conceptions de ce genre. En effet, la créateur s’évanouit sans son Créateur. Du reste, tous les croyants, de quelque religion qu’ils soient, ont toujours perçu la voix et la manifestation de Dieu dans le langage des créatures. En outre, la créature elle-même est entourée d’opacité si Dieu est oublié. (Gaudium et spes n°36)

Nous ne savons pas prier
Si notre prière est prière de savoir prier et que nous ne sommes pas exaucés comment pourrons-nous prier ? Et si nous regardions ce non exaucement en face. Et s’il nous révélait quelque chose de la prière.
Je sais bien, Paul le dit : Nous ne savons pas prier comme il faut. « L’Esprit vient en aide à notre faiblesse car nous ne savons pas prier comme il faut. » (Rm 826). Paul ne fait ici que reproduire l’attitude des disciples. « Apprends-nous à prier. » (Lc 111)
Si notre prière n’est pas exaucée, serait-ce que nous prions mal ? Que nous ne demandons pas ce qui est bon pour nous ? Mais la paix que nous demandons, la foi que nous demandons, et la charité...
Ainsi donc, comme un fonctionnaire tatillon Dieu refuserait-il un formulaire mal rempli ? Mais quel Dieu pourrait ainsi laisser mourir des milliers d’enfants sous prétexte que le formulaire serait mal rempli ? Aucun d’entre nous ne parviendrait à le remplir correctement ?
« Si vous qui êtes mauvais savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus le Père céleste donnera-t-il L’Esprit Saint à ceux qui le lui demandent. Ou bien à ceux qui le prient » (Lc 1113)
Ce n’est pas la bonne piste. L’évangile lui-même le dit. Combien plus le Père céleste donnera-t-il de bonnes choses. Pas besoin d’être bon d’abord pour être exaucé. Pas besoin de sacrifice pour être exaucé. « Si j’offre un sacrifice, tu n’en veux pas, tu n’acceptes pas d’holocauste » (Ps 5018). Seule compte la bonté du Père.

Un magicien injuste ou un Dieu impuissant
Mais justement, parlons-en de la bonté du Père. Certains en bénéficieraient à Lourdes ou par l’intermédiaire de quelques défunts en attente de béatification ou de canonisation auquel le miracle qu’ils font ouvre la gloire des autels. Outre le ridicule de la procédure, son ineptie (car si quelqu’un est guéri sans que l’on sache expliquer comment, cela ne prouve absolument que Dieu où l’un des bienheureux soient les responsables de cette guérison), elle ne fait qu’en rajouter à l’horreur. Telle personne est guérie, et tant mieux pour elle, mais combien de milliers d’enfants meurent chaque jour ?
Si Dieu n’agit pas, ce n’est pas que nous prions mal. Si Dieu n’agit pas, ce n’est pas qu’il ne le veut pas, sans quoi ce Dieu serait l’injustice même, non crédible. Si Dieu n’agit pas, c’est qu’il ne le peut pas. H. Jonas a expliqué cela magistralement dans Le concept de Dieu après Auschwitz, Rivages Poche, Paris 1994, p. 34
« Pendant toutes les années qu’a durée la furie d’Auschwitz, Dieu s’est tu. Les miracles qui se produisirent vinrent seulement d’êtres humains ; ce furent les actions de ces justes, isolés, inconnus parmi les nations, qui ne reculèrent pas même devant l’ultime sacrifice pour sauver Israël, pour adoucir son sort, voire, s’il ne pouvait en être autrement, le partager à cette occasion. Je parlerai d’eux à nouveau ultérieurement. Mais Dieu, lui, s’est tu. Et moi, je dis maintenant : s’il n’est pas intervenu, ce n’est point qu’il ne le voulait pas, mais parce qu’il ne le pouvait pas. »
Déjà Platon, préférait que Dieu fût bon plutôt que tout-puissant (République 379c) :
« Dieu, puisqu’il est bon, n’est pas la cause de tout, comme on le dit communément ; il n’est cause que d’une toute partie des choses qui arrivent aux hommes, et il n’est pour rien dans la plus grande partie, car nos biens sont en fort petit nombre en comparaison de nos maux. Pour les biens, nul autre que lui n’en est l’auteur ; mais pour les maux, il faut en chercher la cuase ailleurs qu’en Dieu. »
Dans le non exaucement de la prière, ce n’est ni Dieu ni nous qui sommes en jeu. C’est la conception de la prière exaucée qui n’est pas la bonne. Je voudrais que le critère de l’exaucement soit le fait que ça marche. Ne confondrions-nous pas prière et magie ? Qu’attendons-nous de Dieu pour qu’il nous exauce ? Qu’il se comporte comme un grand magicien ? A moins que nous ne réduisions la prière à un vulgaire appareil électroménager qui donne satisfaction pour autant qu’il fonctionne. Ne se pourrait-il pas plutôt que la prière relève de la relation, comme un amour ? Que voudrait-on dire en posant la question l’amour, ça marche ou ça ne marche pas ?

De l’outil à la jouissance
Il faut le dire, la prière, cela ne sert à rien. C’est comme l’amour, c’est comme Dieu ou les amis. « Mon Dieu, mes amis ». (J. Pohier, Dieu fracture, p. 31) Et c’est justement là que réside sa dignité. L’utilité qui aujourd’hui est la valeur suprême n’est en fait que la servilité de l’outil. Les Anciens savaient que la philosophie, celle qui mène à la contemplation de Dieu, ne pouvait servir à rien. Qu’elle était son propre but, à nul autre asservie.
Augustin oppose en son De doctrina christiana utor et fruor, user et jouir. Nous n’usons pas de Dieu. Il est le terme de la quête, de la fruitio, de la jouissance. Nous reviendrons plus bas à cette érotique de la prière.
La préface commune 4 le dit encore à sa manière.
« Tu n’as pas besoin de notre louange et pourtant, c’est toi qui nous inspires de te rendre grâce. Nos chants n’ajoutent rien à ce que tu es, mais ils nous rapprochent de toi, par le Christ notre Seigneur. »
On croit entendre Irénée de Lyon :
« Ce n’est pas qu’il ait besoin de notre sacrifice, mais celui qui offre est lui-même glorifié du fait qu’il offre, si son présent est accepté. » (AH, 4, 18, 1)

Les mots dans la prière, exciter le désir
La prière change la logique, la loi du discours. Elle nous détourne de ce que nous avions prévu. Nous pensions renseigner Dieu, et voilà que c’est nous qui sommes enseignés.
« Il n’est pas nécessaire que nous présentions nos prières à Dieu pour lui manifester nos manques et nos désirs, mais pour considérer nous-mêmes qu’en eux il faut recourir au secours divin ». (Thomas d’Aquin, Somme Théologique iia iiae 83 2 ad 1um.)
« La prière n’est pas offerte à Dieu pour le fléchir, mais pour que nous excitions en nous la confiance à demander. » (Ib., art 9 ad 5um)
Nous le savons bien, nous ne sommes pas dans un marchandage avec Dieu. Nous nous tenons devant lui, prêtres que nous sommes par notre baptême.
Augustin le dit aussi, que saint Thomas avait lu. Dieu veut que notre désir s’excite dans la prière, et notre désir, la seule chose que je cherche, c’est d’habiter la maison du Seigneur. Notre désir, la seule chose, c’est la vie bienheureuse, qu’il est lui-même et qu’il ne cesse de donner, puisqu’il nous a aimés jusqu’au bout, puisqu’il s’est livré.
« Le désir prie toujours même quand la langue se tait. [J’ose dire, même quand la langue ne parle pas bien, n’exprime pas bien, ou que nous dormons, ou que nous sommes occupés à autre chose]. Si tu désires toujours, toujours tu pries. Quand est-ce que sommeille la prière ? Lorsque le désir se refroidit ». (Augustin, Sermon 80, 7)
Il faudrait oser une érotique de la prière. C’est ainsi du moins que parle Augustin. Que notre désir s’excite dans la prière, que notre amour, un amour qui nous prend tout entier, grandisse. C’est ainsi aussi que vit et prie Thérèse de Jésus.
Relisons de larges extraits de ce texte d’Augustin, la lettre à Proba, de 412, connu de la tradition, les citations de Thomas l’attestent par exemple, aujourd’hui encore à l’office des lectures, et qui pourtant fait toujours le même effet, incroyable, d’une chose inouïe.
La prière nous fait demander la seule chose qui nous puissions désirer, la vie bienheureuse. Et quel est l’homme qui ne désire pas le bonheur ? Peu importe les mots dans la prière. Quoi que nous disions, c’est le désir de la vie avec Dieu qui s’excite dans la prière. Les mots ne sont pas là pour fléchir le Seigneur ou pour le renseigner. Ils sont le moyen de désirer le bonheur au cœur même de nos préoccupations, soucis, joies et peines.

La lettre à Proba d’Augustin
Ecoute maintenant quel doit être l’objet de la prière : voilà surtout la question que tu as cru bon de me poser, émue que tu es par le mot de l’apôtre : Nous ne savons pas prier comme il faut (Rm 8,26) et tu as craint que ne pas prier pour ce qu’il faut ne te soit plus nuisible que ne pas prier du tout. La réponse peut être brève : demande la vie bienheureuse. Cette vie, tout le monde veut l’avoir. […] Peut-être vas-tu demander ce qu’est justement la vie bienheureuse. A chercher ce qu’elle est, bien des philosophes ont usé leur talent et leurs loisirs, sans la découvrir cependant. […]
A quoi bon nous disperser de tous côtés et chercher ce que nous devons demander dans la prière ? Disons plutôt avec le psaume : La seule chose que je demande au Seigneur, celle que je cherche, c’est d’habiter la maison du Seigneur tous les jours de ma vie, pour savourer la douceur du Seigneur et fréquenter son temple. […]
Pour nous faire obtenir cette vie bienheureuse, celui qui est en personne la Vie véritable nous a enseigné à prier. Non pas avec un flot de paroles comme si nous devions être exaucés du fait de notre bavardage : en effet, comme dit le Seigneur lui-même, nous prions celui qui sait, avant que nous le lui demandions, ce qui nous est nécessaire. […]
Il sait ce qui nous est nécessaire avant que nous le lui demandions ? Alors, pourquoi nous exhorte-t-il à la prière continuelle ? Cela pourrait nous étonner, mais nous devons comprendre que Dieu notre Seigneur ne veut pas être informé de notre désir, qu’il ne peut ignorer. Mais il veut que notre désir s’excite par la prière, afin que nous soyons capables d’accueillir ce qu’il s’apprête à nous donner. Car cela est très grand, tandis que nous sommes petits et de pauvre capacité ! C’est pourquoi on nous dit : Ouvrez tout grand votre cœur.
C’est dans la foi, l’espérance et l’amour, par la continuité du désir, que nous prions toujours. Mais nous adressons aussi nos demandes à Dieu par des paroles, à intervalles déterminés selon les heures et les époques : c’est pour nous avertir nous-mêmes par ces signes concrets, pour faire connaître à nous-mêmes combien nous avons progressé dans ce désir, afin de nous stimuler nous-mêmes à l’accroître encore. Un sentiment plus vif est suivi d’un progrès plus marqué. Ainsi, l’ordre de l’Apôtre : Priez sans cesse, signifie tout simplement : La vie bienheureuse, qui n’est autre que la vie éternelle auprès de Celui qui est seul à pouvoir la donner, désirez-la sans cesse.
Désirons toujours la vie bienheureuse auprès du Seigneur Dieu, et prions toujours. Mais les soucis étrangers et les affaires affaiblissent jusqu’au désir de prier ; c’est pourquoi, à heures fixes, nous les écartons pour ramener notre esprit à l’affaire de l’oraison. Les mots de la prière nous rappellent au but de notre désir, de peur que l’attiédissement n’aboutisse à la froideur et à l’extinction totale, si la flamme n’est pas ranimée assez fréquemment.
C’est pourquoi, lorsque l’Apôtre dit : Faites connaître vos demandes auprès de Dieu, on ne doit pas l’entendre en ce sens qu’on les fait connaître à Dieu, car il les connaissait avant même qu’elles existent ; mais qu’elles doivent demeurer connues de nous auprès de Dieu par la patience, et non auprès des hommes par l’indiscrétion. […]
Cela étant, il n’est pas défendu ni inutile de prier longtemps, lorsqu’on en a le loisir, c’est-à-dire lorsque cela n’empêche pas d’autres occupations bonnes et nécessaires, bien que, en accomplissant celles-ci, on doive toujours prier, comme je l’ai dit, par le désir. Car si l’on prie un peu longtemps, ce n’est pas, comme certains le pensent, une prière de bavardage. Parler abondamment est une chose, aimer longuement en est une autre. Car il est écrit du Seigneur lui-même qu’il passa la nuit en prière et qu’il priait avec plus d’insistance : faisait-il alors autre chose que nous donner l’exemple en priant dans le temps au moment voulu, lui qui, avec le Père, exauce dans l’éternité ? […]
Les paroles nous sont nécessaires, à nous, afin de nous rappeler et de nous faire voir ce que nous devons demander. Ne croyons pas que ce soit afin de renseigner le Seigneur ou de le fléchir.

La prière exaucée
Ce que je dis dans la prière, ce sont mes joies et mes espoirs, mes soucis et les angoisses. Gaudium et spes. C’est ce que je confie à l’ami. Et si je ne les lui confiais pas, ces joies en serait-elles encore ? Qu’est la joie d’une naissance qu’à personne on ne peut annoncer ? La déréliction d’une mère. Qu’est la peine qu’avec personne je ne peux partager ? La fosse qui m’engloutit.
Ainsi Dieu exauce et exhausse. Il ne fait rien. Il ne change rien. Ça ne change rien, mais ça change tout. Il est l’ami qui ne laisse pas ses amis connaître la fosse (Ps 1610). Nous remontons de la tombe, exhaussés, arrhe de la résurrection, de la Pâque.
Exciter le désir de Dieu. Entretenir en nous cette relation vivante avec celui par qui je suis. Nous nous adressons à lui avant même de le connaître, car c’est à lui parler que nous le connaissons. Nous nous adressons à lui avant même de savoir s’il est, parce que ce n’est pas la question et que lorsque l’on entre dans la relation, l’existence n’est évidemment pas la question. Ce n’est pas 1 Dieu existe, 2 je peux le prier. C’est 1, je lance le cri parce que seul je ne peux venir au seul bonheur que je cherche. 1 ce bonheur est offert, parce que la vie avec lui c’est déjà la vie qui me permettait de crier vers lui. La vie éternelle est déjà commencée parce que déjà nous pouvons vivre avec Dieu.
Vivre avec Dieu. Mais c’est quoi, concrètement ?. Je vous appelle mes amis. Vivre avec Dieu, ça doit être faire comme avec les amis. Parler des choses qui comptent. Nos joies, nos soucis, nos peines. Arrêtons d’amuser le Seigneur avec des trucs qui ne nous touchent pas. Arrêtons de lui parler de la pluie et du beau temps. Parlons-lui de nos soucis, joies et peines.
Et c’est encore la prière qui nous décentre. C’est elle qui nous apprend à faire de ce qui se passe à l’autre bout du monde un souci ou une joie. La différence entre la prière d’intercession et la lecture du journal à l’office, c’est cela. Ce que je dis au Seigneur, dans la confiance, dans la foi, c’est ce qui est pour moi joie, peine souci.
Je peux aussi partager le souci des autres, parce que ce qu’un ami m’a confié devient à son tour mon souci.
Ce n’est pas l’invitation à se faire du souci, bien sûr. L’évangile nous en garde. A chaque jour suffit sa peine. Voyez les lys des champs. C’est l’invitation à élargir ma vie à l’humanité, parce que rien de ce qui est humain n’échappe à la confiance amicale ou filiale.
Toute prière, de demande ou d’action de grâce, de louange ou de pardon dit donc une seule et même chose, le désir de Dieu, la quête de Dieu. Parce que cette quête n’est pas anhistorique, ce qui ne se peut si les quêteurs sont hommes, elle se dit dans les joies et les espoirs, les angoisses ou soucis et les peines.
Pour nous rappeler de ce que nous devons demander, la vie bienheureuse, le bonheur, la vie avec Dieu, il faut faire part de ses soucis et ses joies. Il faut à l’ami faire entendre son rire ou sa plainte.
La différence entre Plotin et Augustin, c’est qu’Augustin discute avec son Dieu, est à la tu et à la toi. Les hommes de l’Antiquité nous prenaient pour des fous. Ces chrétiens, comme des grenouilles autour d’une mare s’imaginent louer leur Dieu en croassant. Et oui, elle est là notre foi. Même si la vie de l’homme c’est peu de chose, et la nôtre en particulier, c’est un bien dont nous apprécions toute la valeur quand nous nous apprenons aimés de Dieu.
Notre prière peut être est mal formulée. Peu importe si c’est mon souci que je confie.
Nous savons que nous ne savons pas prier. Mais ce n’est pas que nous n’aurions pas appris, et que dès que ce sera fait, ça ira mieux. Même à la fin, on ne sait pas prier. Seule la prière sait qu’elle ne sait pas prier, comme seule la foi sait qu’elle ne croit pas. Seigneur, je crois, viens au secours de mon incroyance (Mc 924). « La prière sait qu’elle ne sait pas prier mais elle ne l’apprend qu’en priant, elle ne le sait qu’aussi longtemps qu’elle prie, comme tout ce qui tient de la rencontre. » (J.-L. Chrétien, « La parole blessée, phénoménologie de la prière »,Phénoménologie et théologie, Criterion, Paris 1992, p. 58)
On attribue à Rabbi Levy Itshak de Berdichev (1740-1809) l’histoire suivante :

C’était un jour de Kippour. Un jeune garçon gardait les oies qu’on lui avait confiées. Tandis qu’il s’adonnait à sa tâche, il récitait à haute voix les lettres de l’alphabet. Et il ajoutait : « ö mon Dieu, tu dais que je ne sais pas lire parce que ne suis pas allé à l’école. Je ne sais pas prier. Tout ce que je peux faire, c’est lancer verts toi les lettres qui forment les mots de la prière, et je suis convaincu que toi, ô mon Dieu, tu sauras les mettre dans le bon ordre et former les mots qui expriment les souhaits qui emplissent mon cœur ; je suis convaincu aussi que toi, ô mon Dieu, tu sais mieux que moi ce que je désire. Puisses-tu m’accorder, ô mon Dieu, ce qui sera bon pour moi, pour ma famille, pour ma communauté, et pour tout Israël ». Et il ajoutait : « Tout ce que je sais faire, c’est garder des oies. Si toi, ô mon Dieu, tu avais des oies à garder, je serais honoré de pouvoir te témoigner mon amour en les gardant… et je serais tellement heureux de le faire que je le ferais sans demander à être payé. » (Rapporté par le Rabbin Daniel Gottlieb sur un site internet à son nom.)

Prier c’est répondre
« Toute prière confesse Dieu comme donateur. » Et c’est bien cela que nous faisons lorsque nous demandons. Demander à Dieu, n’est-ce pas confesser qu’il est la source, qu’il est celui qui fait vivre, c’est-à-dire ce que nous disons par le terme de créateur. Confesser le Dieu créateur, ce n’est pas expliquer pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien. Confesser le Dieu créateur, c’est reconnaître qu’il vit en nous celui qui nous fait vivre, qu’il y a de l’origine en nous, et que cette origine est le don qui nous livre à nous-mêmes.
« Toute prière confesse Dieu comme donateur, en nous dépossédant de notre égocentrisme. On dit parfois qu’il y a de mauvaises prières parce qu’intéressées. Mais l’égocentrisme de la prière ne réside pas dans ce que nous demandons, mais dans le décentrement. Sommes-nous au centre, ou laissons-nous Dieu occuper le centre de nos vies ? » (J.-L. Chrétien, Ib., p. 49)
On pourrait dire autrement. La prière est, quelque soit sa forme, réponse ? Nous venons toujours trop tard. Dieu le premier nous a aimés (1 Jn 410). Trop tard parce que nous sommes convaincus d’avoir commencé. Et d’ailleurs, dans le silence assourdissant de l’absence de Dieu ou dans le vacarme intenable de la souffrance, n’est pas notre cri qui déchire la nuit ?
Nous ne connaissons que Dieu nous appelle que dans la réponse que nous lui adressons. La prière comme dit Rahner, n’est pas un dialogue, au sens où nous entendrions Dieu nous parler, nous raconter des choses. Il ne nous commande jamais de fonder une congrégation religieuse ou d’entrer au séminaire, de nous marier ou de faire de l’humanitaire. Il nous commande une seule chose et d’une seule manière : il nous appelle à la joie, à sa vie.
La prière comme réponse et responsabilité. Lévinas et Ricœur, Jean-Louis Chrétien à de nombreuses reprises, Michel de Certeau, Rahner ; ils ont trouvé dans les lignes de Heidegger, philosophie de la finitude, des mots pour leur foi. Comment s’en étonner si leur Dieu est le philanthrope ?
La prière est réponse, même quand elle est demande, puisqu’elle est le chemin qui me fait découvrir mon Dieu comme le donateur, le créateur. La prière est réponse, Me voici. Et Me voici signifie envoie-moi car il appela les Douze et les envoya. La prière ce n’est pas pour nous, au sens où c’est toujours aussi les autres qui en sont le cœur, même si je parle que de moi. (Cf. Thomas iia iiae 83 7 ad 2) la prière pour soi est même la condition de la prière pour autrui, de même qu’il est impossible d’aimer l’autre si l’on ne s’aime pas. Moins on se supporte, moins on s’aime, plus on a d’ennemis.
La prière a toujours son origine dans la blessure d’une joie ou d’une détresse, c’est toujours un déchirement qui fait ouvrir les lèvres. La prière, c’est aussi la blessure de ne pas être au milieu, rêve infantile. Elle est l’écoute de l’appel qui me précède et me rend possible moi même pour autant que je réponds, me rend possible comme répondant.
La prière, parce qu’elle est réponse, m’empêche d’être la source. Alors je peux rencontrer les autres.
Toute prière est ainsi action de grâce, eucharistique dont nos eucharisties sont la métonymie.

Priez sans cesse
Pour prier sans cesse, faut-il prier toujours, prier plus ? La quantité est rarement synonyme de qualité. Or c’est de ce qu’est la prière que nous parlons. Non pas le rabâchage dénoncé par Jésus. Ne rabâchez pas comme les païens. Le Père sait ce dont vous avez besoin avant que vous ne le lui demandiez. (Mt 67-8)
Quitter Dieu pour Dieu. Le conseil de Vincent de Paul aux filles de la charité qui sont à l’oraison alors qu’un pauvre sonne à la porte. Rencontrer Dieu non là où je décide qu’il est, au tabernacle ou dans l’urgence humanitaire. Mener une vie responsable, c’est-à-dire précisément une vie qui soit réponse, responsoriale.
Où que tu sois, quoi que tu fasses, tu peux alors prier. Dans la parabole du jugement dernier, en Mt 25, il est dit selon la formule lapidaire de J.-B. Metz : « Et ils s’étonnaient et lui demandaient : “Seigneur, quand t’avons-nous donc vu souffrant ?” … Et il leur répondit : “En vérité, je vous le dis, ce que vous avez fait ou ce que vous n’avez pas fait au moindre d’entre les miens, c’est à moi que vous l’avez fait ou ne l’avez pas fait”. »
Nous ne savons pas prier, nous ne savons jamais ce que nous faisons non plus. Et ce n’est pas grave. C’est seulement que nous sommes en dette celle de la vie, l’Esprit qui donne la vie, l’Esprit qui prie en nous et pour nous. Cela ne nous rend pas irresponsables, au contraire. Mais ce que nous faisons n’a jamais le sens obvie de ce que la description en dit. Il s’y joue toujours et plus et autre chose. Nous ne pouvons pas plus réduire l’action au fait que le langage au dit. Ceci a été clairement illustré par le sens des paroles dans la prière.
La vie responsable, c’est celle qui répond à l’appel du frère. Qu’on le sache ou non, elle répond aussi à l’appel de Dieu que l’on découvre précisément dans la réponse. La vie responsable au service du frère est la prière comme réponse. Il n’y a plus de terre sainte en christianisme, parce que toute terre est le lieu où Dieu plante sa tente. Il n’y a plus de chapelle pour prier, parce que toute rencontre avec le frère est le lieu de la réponse. Non que le service dispenserait de s’arrêter sur la montagne pour prier (Mc 6,46). Mais que sous des formes différentes, c’est toujours la même vie, comprise comme réponse.

Se tenir devant Dieu
Alors si les mots disent autres choses, si le service est réponse comme le silence de la chambre ou le chant du chœur, notre prière est un se tenir devant Dieu.
Pourquoi prier ? D’abord, tout simplement, pour être. Toute existence, sortant des mains de Dieu, est célébration.
Pourquoi prier ? Parce que nous ne sommes pas des orphelins perdus dans la solitude du monde. Quelqu’un vient vers nous et nous parle et sollicite notre amitié. Devant l’infini devenu le petit enfant de la crèche, et bientôt le crucifié, le cœur ne peut pas ne pas tressaillir. « Voici, je suis à votre porte et je frappe. » Dieu est ce mendiant auquel nous acceptons d’ouvrir par la prière.
Le difficile, c’est que Dieu n’est pas seulement un « Dieu proche », c’est aussi un « Dieu lointain », un « Dieu caché », qui n’attire pas l’attention, qui bien souvent ne se laisse ni éprouver ni sentir. Tout se passe comme s’il n’existait aucunement. Nous faudra-t-il pour autant quitter tout chemin de la prière ? Adresser une prière à un inconnu, parler à ce qui se cache, invoquer un absent, nous tourner vers quelqu’un que nous ne pouvons suivre ! Jésus lui-même a fait cette expérience. Pourtant, il nous a transmis le « Notre Père », en étroite relation avec des expériences écrasantes : l’opposition, la méconnaissance, les tourments, l’abandon, la mort.
Pourquoi prier ? Parce qu’à partir de l’eucharistie, qui est le cœur du monde et doit devenir notre propre cœur, notre asphyxie se déchire, une respiration plus profonde s’ouvre en nous, le souffle de la vie et de l’amour nous remplit et nous entraîne vers les « profondeurs de Dieu ». Alors rien ni personne ne peut plus nous être étranger. Pourquoi prier ? Pour se savoir aimé et ainsi devenir capables d’aimer.
Alors se pose la question : comment prier ?
Il faut d’abord, je crois, avoir la force de tailler, dans notre emploi du temps, des rendez-vous avec le silence, des moments, un moment chaque jour, que nous réservons à la prière. Savoir nous arrêter, savoir nous faire, comme dit Isaïe, un cœur écoutant.
La méthode varie selon chacun : « durer » devant un tabernacle, et faire nôtre la prière eucharistique de Jésus à son Père, dans la puissance et la tendresse de l’Esprit ; laisser couler en nous les Psaumes ou l’Évangile, et soudain, quand une expression nous saisit, nous arrêter, nous laisser glisser dans les eaux profondes de la Présence ; réviser notre vie, avec l’agenda du jour, à l’écoute des appels de Dieu, à l’écoute des appels des hommes nos frères, en qui Dieu vient à nous tout le long du chemin ; ou simplement apprendre à faire silence, à purifier notre cœur pour qu’il se pacifie.
Chacun de nous, s’il devient prière, fera, par sa seule action de présence, pressentir aux autres que la vie a un sens, et que la bêtise, la haine, la violence, la mort n’auront pas le dernier mot.
Aujourd’hui plus qu’hier, quand tant d’âmes meurent d’asphyxie, la prière est l’indispensable oxygène requis pour que l’énergie divine dont parle saint Paul irrigue nos activités et nos efforts au service de cette Bonne Nouvelle qui n’en finira jamais d’éclairer la vie des hommes « jusqu’à ce qu’il vienne ».
(Mgr. Guy Riobé, inédit, donné par « Magnificat », mai 2001.)
Se tenir devant Dieu dans le silence ou dans la prière chorale. Se tenir devant Dieu dans la brûlure du désir ou la détresse de l’abandon, la nuit dont Thérèse de l’Enfant Jésus et de la Sainte-Face voulait qu’elle ne fût point ce qui lui interdirait de croire. Même dans la nuit totale, elle voulait croire à défaut de le pouvoir croire.
« Aux jours si joyeux du temps pascal, Jésus m’a fait sentir qu’il y a des âmes qui n’ont pas la foi, qui par l’abus des grâces perdent ce précieux trésor, source des seules joies pures et véritables. Il permit que mon âme fût envahie par les plus épaisses ténèbres et que la pensée du Ciel si douce pour moi ne soit plus qu’un sujet de combat et de tourment… Cette épreuve ne devait pas durer quelques jours, quelques semaines, elle ne devait s’éteindre qu’à l’heure fixée par le Bon Dieu et… cette heure n’est pas encore venue. […] Il me semble que les ténèbres, empruntant la voix des pécheurs, me disent en se moquant de moi : “Tu rêves la lumière. […] Avance, avance, réjouis-toi de la mort qui te donnera, non ce que tu espères, mais une nuit plus profonde encore, la nuit du néant.” […] Je ne veux pas en écrire plus long, je craindrais de blasphémer… j’ai peur même d’en avoir trop dit… […] Il [Jésus] sait bien que tout en n’ayant pas la jouissance de la foi, je tâche au moins d’en faire les œuvres. Je crois avoir fait plus d’actes de foi depuis un an que pendant toute ma vie. » Thérèse de Lisieux, Manuscrits autobiographiques, Manuscrit C, Juin 1897, Le Livre de vie, Office central de Lisieux, 1957, pp. 245-248.
Il arrive comme le dit Thérèse, en précurseur étonnant, que la situation du chrétien rejoint la position de l’athée au point de se confondre avec elle. Un monde sans Dieu, non un monde athée, mais un monde où Dieu n’est plus évident ne dissout pas la foi. Il la réduit en ce qu’elle serait connaissance et l’élargit pour autant qu’elle est quête. Et la foi y gagne sans aucun doute en authenticité. Le croyant est celui qui cherche Dieu plus que celui qui connaît Dieu. Les psaumes pourraient fournir de nombreuses confirmations de cela.
Il y a le cri que Jésus reprend sur la croix : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? Parole de croyant qui jamais n’aurait dit Pourquoi Dieu m’a-t-il abandonné. Parole de croyant qui est prière. Et même cette question doit être réponse.
Le plus incroyable au regard de ce que nous venons de dire est le Psaume 42. S’y mêlent la recherche, la quête ou soif de l’âme qui languit vers Dieu ; la question qui résonne de toute part, chaque jour, et par deux fois : où est-il ton Dieu ; les larmes de l’abandon qui dure ; la volonté de croire dite exprimée par l’ordre que l’orant se donne d’espérer ; enfin l’action de grâce, réponse au don de la vie qui sera renouvelé.
Comme languit une biche après les eaux vives,
ainsi languit mon âme vers toi, mon Dieu.
Mon âme a soif de Dieu, du Dieu vivant ;
quand irai-je et verrai-je la face de Dieu ?
Mes larmes, c’est là mon pain, le jour, la nuit,
moi qui tout le jour entends dire Où est-il, ton Dieu ?
Oui, je me souviens, et mon âme sur moi s’épanche,
je m’avançais sous le toit du Très-Grand, vers la maison de Dieu,
parmi les cris de joie, l’action de grâces, la rumeur de la fête.
Qu’as-tu, mon âme, à défaillir et à gémir sur moi ?
Espère en Dieu : à nouveau je lui rendrai grâce, le salut de ma face et mon Dieu ! Mon âme est sur moi défaillante,
alors je me souviens de toi depuis la terre du Jourdain et des Hermons,
de toi, humble montagne.
L’abîme appelant l’abîme au bruit de tes écluses,
la masse de tes flots et de tes vagues a passé sur moi.
Le jour, Yahvé mande sa grâce
et même pendant la nuit le chant qu’elle m’inspire est une prière à mon Dieu
Je dirai à Dieu mon Rocher pourquoi m’oublies-tu ? [vivant.
Pourquoi m’en aller en deuil, accablé par l’ennemi ?
Touché à mort dans mes os,
mes adversaires m’insultent en me redisant tout le jour Où est-il, ton Dieu ?
Qu’as-tu, mon âme, à défaillir et à gémir sur moi ?
Espère en Dieu : à nouveau je lui rendrai grâce, le salut de ma face et mon Dieu !
Karl Rahner, écrivait : « le chrétien de demain sera mystique ou ne sera pas ».

Le cri
La prière réside dans le fait de confier à Dieu, joies et espoirs, angoisses et souffrances, avons-nous d’abord dit. On convoque, si l’on peut dire, Dieu aux lieux de nos vies et c’est ainsi que nous répondons à son appel la vie, à sa vie. La prière comme réponse, la prière eucharistique, tel était notre second moment. Puis il s’est agit d’une attitude, d’un se tenir devant Dieu ou devant le frère. Me voici. A travers ces trois temps, c’est comme si la prière n’était plus qu’une épure, le seule désir, voir le seul cri, volonté de croire.
Et c’est peut-être jusqu’ici qu’il faut parvenir. La prière comme un cri. Et nous lirons que l’exaucement est ici ce que nous en disions déjà plus haut la présence de Dieu, même sous les traits de l’absence, qui ne change rien et pourtant change tout. Je retiens quelques lignes de J.-B. Metz, Memoria passionis, Cerf, Paris, pp. 97-101
La prière comme cri, bien sûr ! Mais celui-ci n’est-il pas un cri dans le vide, un cri qui n’aboutit jamais, mais reste dans le désert ? Non ! Comment, non ? Parce que ce cri est l’expression du fait qu’il faut arriver (voir Mc 11,24). Le cri vers Dieu exprime d’une certaine façon qu’on est [98] proche de lui. C’est l’expression du fait que Dieu s’est rendu si proche, justement dans sa plaine divinité, c’est-à-dire dans son incompréhensibilité et son ineffabilité, qu’il est arrivé si près que je ne puis l’exprimer qu’en criant vers lui. En ce sens, le cri serait lui-même le premier acte de son exaucement. C’est dans ce cri, et justement en lui, que Dieu est « là », que sa présence se réalise. Il est le mode sous lequel sa divinité vient chez moi dans sa divinité, sa façon de se rendre proche, sa transcendance dans son absence et son éloignement. C’est dans ce cri sans voix de la prière que s’ouvre l’espace de Dieu, que survient sa proximité, une proximité qui n’est pas seulement celle d’une personne vis-à-vis d’une autre, car elle n’a pas d’équivalence dans des rapports interhumains, de sorte qu’elle ne trouve son expression primaire ni dans le langage de l’accord ni dans celui de la conversation : « Si comprehendis, non est Deus », si tu comprends, ce n’est pas Dieu. […]
Dieu rend-il heureux ? Rend-il heureux au sens d’un bonheur libre de tout désir et de toute souffrance ? D’un bonheur qui se suffit à lui-même, qui n’appartient qu’à lui-même ? La foi telle que l’inspire la Bible apporte-t-elle une réconciliation tranquille avec soi-même ? Un savoir sur nous-mêmes que ne vient troubler aucun regret ? J’en doute.
Pourquoi alors Dieu ? Pourquoi notre prière ? Oui, pourquoi « prier Dieu pour Dieu » ? Mais pour quel Dieu ? Pour un Dieu qui nous convienne ? Ou le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, qui est aussi celui de Jésus ? Le Dieu qui, dans quelque circonstance que ce soit, répond à nos appels, celui dont la transcendance nous épargne la souffrance, ce Dieu n’existe pas. C’est ce que nous ne devons pas oublier dans nos conditions de vie post-moderne où « tout va très bien », où notre fantaisie fait foin de l’abîme qui sépare le ciel de la terre, l’au-delà de l’ici-bas, la vie de la mort, et où même des théologiens se laissent piéger par les anthropomorphismes inévitables de nos discours sur Dieu en se mettant à parler comme s’ils avaient trouvé la Trinité dans les cartes. Nous avons constamment à compter avec un Dieu qui ne s’adapte pas, qui ne répond ni à nos délires théologiques de toute-puissance, ni à nos rêves psychologiques de pleine réalisation de soi, avec un Dieu qui ne nous accorde même pas une simple vie intérieure déliée de toute crainte, de tout désir, un Dieu qui suscite en nous, non pas simplement la jubilation, mais aussi les cris, qui nous réduit finalement à nous taire.

La prière de la communauté ecclésiale
Je termine par là où j’aurais dû commencer. La prière personnelle est toujours prière communautaire car nous sommes tous fils, ensemble. Car ensemble nous répondons au Père qui nous fait frères, car c’est dans le Fils que nous sommes fils.
C’est le Fils qui de toute éternité se tient devant le Père et répond à son amour. Le Fils qui a épousée l’humanité qui devient, dans la mort et la résurrection, de chair biologique, son corps de ressuscité. la prière la plus solitaire est toujours prière ecclésiale.
Nous ne prions pas individuellement, parce que nous n’existons pas individuellement. C’est le Christ le seul orant, celui qui est perpétuellement tourné vers le Père et habité par l’Esprit. Prier, c’est s’associer à la prière du Christ, et cela nous le pouvons parce qu’ensemble, nous sommes son corps. Et son Esprit prie en nous. Prier, c’est ainsi entrer dans la vie même de Dieu, recevoir avec le Fils le don de la vie et la remettre au Père dans la joie et la force de l’Esprit.
« L’Esprit vient au secours de notre faiblesse ; car nous ne savons que demander pour prier comme il faut ; mais l’Esprit lui-même intercède pour nous en des gémissements ineffables. » (Rm 826)

20/11/2011

Charte du Royaume (Christ-roi)


Que ton règne vienne. C’est notre prière, si souvent répétée. Mais le règne en question n’est pas l’affaire d’un roi, mais celle de Dieu. Israël n’a jamais beaucoup aimé l’institution monarchique. Elle lui apparaît comme un crime de lèse-divinité (1 S 8,4 ss.), un abandon de Dieu.
Jésus fait tout pour que l’on ne fasse pas de lui un roi. Il s’enfuit (Jn 6,15) et lorsqu’enfin on le dit roi, c’est sur la croix qu’on l’intronise (Lc 23,37-38). Est-il d’ailleurs roi ou messie ? Les termes semblent assez interchangeables si le roi est celui qui a reçu l’onction, c’est-à-dire le messie. « En tant que crucifié, ce Jésus est le Christ, le roi. Pour lui, être crucifié, c’est être roi » (J. Ratzinger, La foi chrétienne hier et aujourd’hui, Paris 1969, p. 135)
Le Règne de Dieu n’est pas la royauté ou le royaume, ni un statut ni un état. C’est l’acte de Dieu, autrement dit Dieu lui-même. « Que ton règne vienne » ne signifie rien d’autre, avec le respect dû à celui dont on ne prononce pas le nom « Viens ». Et il est le toujours venant, celui qui n’arrête pas de venir à la rencontre des hommes, ainsi que le montre par exemple la parabole des ouvriers de la dernière heure ; à toute heure du jour, il sort et ne cesse de sortir pour aller à la rencontre de ceux dont personne ne voulait.
Ce règne, Dieu lui-même en tant qu’il agit, en tant qu’il vit, c’est ce que l’on appelle aussi la Trinité. Et si nous prions pour que le règne vienne, nous prions pour que la vie trinitaire, l’amour du Père et du Fils et de l’Esprit devienne la charte, la constitution des relations humaines. Ceci n’a évidemment aucun sens politique. Nous n’avons pas la naïveté de penser qu’une théocratie serait plus humaine que les autres systèmes politiques. Elle est sans doute plus dangereuse que beaucoup, si elle n’accepte aucune régulation ; qu’est-ce qui pourrait en effet réguler le pouvoir divin ? Toute régulation d’un tel pouvoir ne serait-elle pas ipso facto sacrilège.
Mais ce dont il s’agit est autre chose. Que les relations humaines soient régies par l’amour même dont Dieu vit, par l’amour même qui est la vie de Dieu, par l’amour même qui est Dieu.
Alors on comprend pourquoi l’évangile de Mt 25 exprime parfaitement ce qu’il en est de notre prière pour que son règne vienne. « Et ils s’étonnaient et lui demandaient : “Seigneur, quand t’avons-nous donc vu souffrant ?” … Et il leur répondit : “En vérité, je vous le dis, ce que vous avez fait ou ce que vous n’avez pas fait au moindre d’entre les miens, c’est à moi que vous l’avez fait ou ne l’avez pas fait”. »
L’amour du frère est vie divine, vie trinitaire, qu’on le sache ou non, ainsi que le dit la parabole, ou plutôt que l’on sache ou non qui l’on aime ou n’aime pas lorsque l’on aime ou n’aime pas l’un de ces petits qui sont les siens. Rien n’oblige à reconnaître dans le frère l’un de ces petits qui sont les siens. Cela ne rajoute ni n’ôte rien à l’amour du frère. Ce qui ajoute ou ôte, c’est que nous ayons aimé ou non.
Dieu est aimé, Dieu est honoré, le règne de Dieu est accueilli, explicitement ou non, dès lors que le frère est aimé, et prioritairement, dès que le pauvre et le souffrant est soulagé, secouru. Seuls des serviteurs de leurs frères peuvent être les hommes et les femmes de ce règne. Il n’y a de règne, d’amour, de Trinité que dans le service. Le Christ l’a ainsi vécu qui s’est débrouillé à régner en servant, qui s’est débrouillé à inventer un pouvoir sans puissance. Le roi est serviteur et des hommes et de son père à qui il remet sa royauté.

05/11/2011

Désir, quand tu ne nous tiens pas... Mt 25, 1-13 (32ème dimanche)

Que vous en semble. Ces jeunes filles avisées qui ne partagent pas leur huile, ce n’est guère charitable. Ce n’est pas très chrétien, si j’ose dire ! Et l’époux inflexible rend plus odieux encore ce refus de partager.
La contradiction avec l’attitude évangélique ne s’arrête pas là. Que les jeunes filles non prévoyantes arrivent en retard, n’empêche tout de même pas d’ouvrir la porte, surtout que l’époux leur répond, qu’il est là, juste de l’autre côté de la porte. Il pourrait se montrer quelque peu tolérant ; il pourrait pardonner si ce retard l’a offensé.
En quelques lignes, notre parabole, texte évangélique, prend le contre-pied d’attitudes évangéliques, le partage, l’amour du frère, le pardon. Comment cela est-il possible ? Si nous ne posons pas cette question, nous risquons de réduire la parabole à une platitude morale voire moralisatrice : la prévoyance serait la clé de la réussite.
Revenons donc à notre question. Pourquoi les jeunes filles ne partagent-elles pas leur huile ? Qu’est-ce que cette huile que l’on ne peut pas partager ? Quelle est cette huile que les marchands peuvent vendre mais qui ne se partage pas ?
L’huile dont il s’agit est celle qui permet de veiller. C’est la lampe dans la nuit. C’est ce qui permet d’attendre. C’est ce qui réchauffe peut-être aussi un peu, pensons à la petite fille aux allumettes. Voilà deux mille ans que Jésus est venu et le royaume de justice qu’il a annoncé n’est toujours pas là. Voilà deux mille ans d’attente, deux mille ans de veille ! Deux mille ans qu’il fait froid, que l’injustice et la non-fraternité nous glacent. Nous aussi, nous avons besoin d’huile.
Mais comment faire provision de cette huile ? Comment trouver ce qui permettra de veiller ? Non pas en veillant, au ralenti, à moitié éteint comme un écran de veille, non pas en attendant. Mais en s’activant, en faisant commerce avec les autres, en allant chez les marchants pour affaires. L’huile ne s’achète pas un lieu, une boutique. Les jeunes filles prévoyantes n’ont pas l’air boutiquières ! L’huile s’achète dans les affaires du monde par des filles qui n’ont pas les deux pieds dans le même sabot. C’est en explorant le monde, en découvrant les gens que nous aurons encore envie de les connaître mieux et plus nombreux.
Enfin où même cette huile ? Vers une salle de noce. Vers un lieu de fête, vers un lieu qui laisse présager la fécondité, la joie des corps, la jouissance. Entendons bien les mots, ce sont ceux de l’éros, de l’érotique.
Tout est dit pour que l’huile soit identifiée. C’est le désir. Il ne se partage pas ; on ne se le procure qu’à s’engager dans le commerce des activités, la rencontre des autres ; il est la clé de la fête et de la jouissance. Il est la clé de la salle des noces. Le désir ne s’accroît qu’à désirer toujours. Quant à l’époux, il n’est pas de ceux qui refuseraient qu’entrent dans la joie de la fête toutes celles qui viennent l’épouser. S’il n’ouvre pas la porte, n’est-ce pas parce ‑ contrairement à ce qu’elles disent ‑ elles n’ont aucune envie de se donner à lui, aucun désir de jouir de sa présence. Comment pourraient-elles d’un seul coup apprendre à désirer ?
Ainsi donc, notre parabole enseigne que la clé du Royaume, la clé de la vie avec Dieu, c’est le désir. Si vous êtes mesquins avec le désir, vous n’aurez jamais assez d’huile pour tenir dans la foi. Et il risque d’en falloir de l’huile ! Il y a deux mille ans que nous attendons le retour de Jésus, et rien n’indique que ce sera pour demain, même si rien de l’interdit non plus.
C’est cela notre foi, une histoire de désir. Non pas des trucs qu’il faudrait savoir, apprendre au caté ou ailleurs. La foi chrétienne n’est pas une gnose ou une idéologie. Non pas des trucs qu’il faudrait faire. La foi chrétienne n’est pas une morale, quand bien même elle puisse en être la source ou en provenir. Non pas un héritage familial ou culturel. La foi chrétienne n’est pas la religion d’un clan, une identité de milieu.
Qu’en est-il de notre attachement à Dieu ? Pourquoi sommes-nous croyants ? Comment nous présentons-nous, à nous-mêmes, ce qu’est notre foi ? Est-ce l’aventure amoureuse, la quête de l’aimé qui la dit au mieux ? Le psaume pourrait nous souffler quelques mots en attendant de relire une autre histoire de désir nuptial, le Cantique des cantiques : Dieu, tu es mon Dieu, je te cherche dès l’aube, mon âme a soif de toi, après toi languit ma chair, terre aride, altérée sans eau. Je t’ai contemplé au sanctuaire, ton amour vaut mieux que la vie, tu seras la louange de mes lèvres.
La foi creuse en nous le désir de ce qui toujours nous manque. Car qui dit désir dit manque, soif. La vie avec Dieu n’est pas tant ce qui nous comble, ce qui bouche le trou de notre manque, de nos frustrations, ce qui nous consolerait de toutes nos frustrations. Elle nous met en attente, en veille ‑ non en sommeil ! Elle développe en nous la capacité à désirer, bien loin des vielles filles ‑ ou des vieux garçons frustrés ‑ auxquelles ressemblent finalement les jeunes filles non prévoyantes. La folie n’est pas dans le désir, mais dans son absence, dans le renoncement à le cultiver.
Les chrétiens ne sont pas ceux qui savent qui est Dieu, pas plus mus qu’émus, qui le com-prendraient, mais ceux qui le cherchent, dès l’aube… et la nuit.