28/11/2025

Combat à mort pour la vie (1er dimanche de l'avent)

 

 

Il est prévu, annoncé, prêché, un retour du Fils de l’homme. Le vocabulaire est tout sauf limpide mais codé, apocalyptique. Le catéchisme simplifie et dé-finit ce qu’il faudrait entendre, un retour de Jésus à la fin des temps. La fin des temps est aussi une expression codée et apocalyptique. Qui peut en avoir une idée puisque cela n’est jamais arrivé ? Suffit-il de la penser comme l’arrêt du temps ?

Pour Paul, la fin des temps, ce sont les temps, derniers, où nous sommes. Depuis la mort de Jésus, le temps est à sa fin. Pour l’évangile, le retour de Jésus n’est pas forcément une autre vie, après la mort, mais cette vie transfigurée en Royaume, (d’ores et déjà) au milieu de nous. La vie éternelle et la résurrection sont la personne même de Jésus. On réduit souvent l’eschatologie à une futurologie et je déconseille de s’aventurer sur ce terrain.

Les voyantes et autres divinations ont toujours fait recette. Et les chrétiens se contentent ordinairement d’un badigeon d’évangile, épousant la même logique au lieu de s’en détourner, de se retourner vers Jésus, de se convertir à Jésus. « Nous retrouverons après la mort ceux que nous avons aimés. » On se fait vertement reprocher un refus coupable d’espérance ou de consolation à ne pas avoir entonné ce refrain.

La confession de la résurrection de la chair ne dit rien qui ressemble à ce que nous vivons, mais l’impossibilité de réduire l’humain à son âme, son principe vital. Le corps nous constitue viscéralement ‑ c’est le cas de le dire. La confession de la vie éternelle ne dit rien de ce qui se passe après la mort de chacun. Elle exprime l’insurrection contre la mort. « Dieu n’a pas fait la mort. » Contre l’évidence que Heidegger formule de l’homme pour la mort, l’évangile est rébellion et emporte dans un relèvement : l’humain, malgré la mort, justement parce qu’il y a la mort, se révèle pour la vie. La confession de la communion des saints exprime qu’être humain c’est être un seul corps et que l’unité harmonieuse de la fraternité, symphonie de différences, est gloire de Dieu.

La proximité ou l’imminence du Royaume, son actualité même, est vécue par Jésus. Le dernier est prochain. En dernier recours, c’est maintenant. Ce que nous pensons de l’être de l’humain, c’est maintenant. Il n’y a pas de marge de manœuvre, on ne peut remettre à demain. Nous y sommes. Nous sommes dans le dur de ce qu’il nous faut faire et dire. Le dernier n’est pas l’épuisement d’une série, mais l’achèvement, la perfection de la création. « Tout est achevé. » Enfin, la création est menée à sa perfection, cieux nouveaux et terre nouvelle.

Le retour de Jésus, la parousie, pour parler comme les Grecs païens ‑ entrée solennelle d’un personnage important ‑ n’est pas un défilé planifié dont les musiques militaires manifestent qu’il n’est plus qu’à quelques mètres. Il vient comme un voleur, on ne peut prévoir, mais on peut s’y attendre. Il ne s’agit pas de vivre dans la peur mais de se tenir prêt. Ce qui signifie précisément vivre comme si le dernier, ce que l’on pense en dernier de l’humain, c’est maintenant. La révélation de l’humain, c’est maintenant.

Et plus c’est éminent, plus l’inhumain se déchaîne. Des hommes et des femmes n’ont rien à faire de l’humain, le détruisent même. Ils veulent pouvoir et argent, possession d’autrui. Ils veulent la gloire, être adorés ou craints, c’est la même chose, il n’y a qu’à lire les Ecritures. Ils ne veulent pas croire que vivre avec et pour les autres est gloire du corps entier, ils refusent de croire qu’il y a le corps, une fraternité. C’est cela croire.

Se tenir prêt, veiller, c’est croire qu’aujourd’hui, l’humain a pour vocation d’être lieu de Dieu, sanctuaire, sa demeure. Non un temple qu’on visite exceptionnellement et, le reste du temps, tuer et réduire l’être de l’humain à la mort. Se tenir prêt et veiller, c’est vouloir la vie, protégée comme la flamme d’une bougie contre les vents de la violence et de la haine. Veiller, c’est apocalyptique, combat à mort pour la vie.

La mort et la violence sont des catastrophes apocalyptiques, destruction de ce que l’humain révèle de vie. Etre prêt et veiller, révèle ce que l’humain recèle de vie ‑ pour être clair, employons les gros mots – divine, révèle l’humain comme gloire de Dieu.

 

27/11/2025

Guillaume POIX, perpétuité (roman)

Guillaume Poix, perpétuitéGallimard, Paris 2025

Le quatrième roman de Guillaume Poix est autant une fiction qu’une enquête sociologique sur le travail de surveillant de prison et de cadre pénitentiaire. Accueilli plusieurs nuits pendant trois ans au Poste Central d’Information d’une maison d’arrêt, l’auteur décrit et met en scène une société parallèle, le plus souvent ignorée ou méprisée par le reste de la population, prolétariat, contre-maîtres et dirigeants de la fonction publique de l’incarcération. On ne voit pas tout de la prison, mais ce qui s’y passe ou peut s’y passer la nuit.

Il ne s’agit pas seulement et factuellement de raconter un métier, mais son insertion dans la vie d’hommes et de femmes, avec leur histoire, leurs soucis, leurs provenances sociales, etc. Si les portes sécurisées et les barreaux enclosent un microcosme, les agents de la Pénitentiaire ne passent pas leur vie en prison. L’étanchéité des murs n’est que partielle.

Il y a les drones et les projections, ce qui entre par le parloir et la « cantine », il y a l’intervention de nombreuses personnes, avocats, greffiers, enseignants, animateurs d’activité (« le socio »), les aumôniers. Il y a le téléphone, ceux qui sont permis et les autres. Il y a surtout la vie de chacun qui, pas plus pour les détenus que pour les surveillants, ne s’arrête à la prison. Certes, pendant qu’on est en détention (c’est ainsi que les surveillants nomment leur présence en bâtiment), on n’a aucun lien avec l’extérieur (seule la direction entre son téléphone portable).

Si la durée moyenne d’une incarcération est de 11,4 mois en 2025 (elle était de 6,9 mois en 1994 et 8,7 en 2003), ce sont les agents pénitentiaires qui prennent perpétuité. Bien sûr, comme ailleurs, on n’y reste quelques mois ou toute une carrière, mais c’est toute la vie qui est prise par et dans le monde de l’intérieur ; les astreintes et les postes de nuit, week-end et jours fériés (l’activité ne s’arrête jamais, sans jours chômés ni heures de fermeture), le manque de personnel et l’absentéisme en rajoutent au sentiment d’être surveillants 24h/24 et 7j/7. Pourtant, on ne peut guère en parler, si ce n’est entre soi ; il n’est ni prudent d’un point de vue de sécurité, ni bien vu socialement, de dire que l’on est « gardien de prison ».

Le roman de Guillaume Poix, outre l’agrément romanesque d’un récit choral mené de main de maître, unité de lieu, de temps et d’action oblige, fait acte citoyen : il informe sur ce qui se passe derrière les barreaux, réfléchit au sens de la peine d’incarcération, constate l’état de carence où se trouvent les prisons françaises, l’humanité, les souffrances et dangerosités des détenus, autant que celles du personnel.

 

14/11/2025

Parler du pardon en prison

 Histoire. L'art en prison - les arts littéraires - les journaux

Le pardon en prison ?

Lorsque j’ai dit à l’un ou l’autre détenu ce que vous m’aviez demandé, ils ont haussé les épaules. Ce n’est pas un sujet. En prison, on ne parle pas de pardon, et ce pour plusieurs raisons.

La première, la plus évidente, c’est que lorsque vous êtes le coupable, ce n’est pas vous qui avez à pardonner.

La seconde, c’est le sentiment d’injustice. Dimanche, A., qui sera incarcéré depuis trois ans, en préventive, au moment du procès pour lequel il ne risque pas plus de cela, donc qui reçoit sa peine avant jugement et ressortira libre du tribunal, me disait, j’aurais dû commettre quelque chose de grave. Au moins, cette incarcération serait justifiée.

Vrai ou pas, l’injustice est d’abord sentiment d’injustice. NS voit sa demande de remise en liberté examinée et exécutée 20 jours après son incarcération et la dépose de la demande. Ça n’existe pour personne d’autre, ce genre de choses.

Le sentiment d’injustice, indépendamment même de la conscience que l’on a de la gravité de son acte, c’est l’origine sociale des détenus. Le sociogramme des détenus ne se superpose pas avec celui de l’ensemble de la société. Un quart des détenus a quitté l’école avant 16 ans, trois quarts avant 18 ans (Insee), contre 7,6% (chiffre 2022, Observatoire des inégalités). La sociologie pénitentiaire n’est ni la sociologie de la délinquance ni celle de la justice. Soit vous tenez des thèses racistes qui tiennent que les pauvres, les immigrés, les gens qui ne sont pas allés en fac sont plus coupables que la moyenne, soit vous interrogez d’où vient cette distorsion, étudiée par Michel Foucault dans Surveiller et punir, Gallimard 1975 Ce n’est pas un scoop que la justice n’est pas la même pour tous, non seulement en ce qui concerne les incarcérations, mais aussi les arrestations et les jugements. Je vous recommande le roman enquête de Joy Sorman, Le témoin, Flammarion 2024.

La troisième raison, c’est que la prison broie les personnes. Et lorsque l’on devient à son tour victime, victime d’une peine décidée par la Justice, on a une raison au carré de ne pas parler de pardon par rapport à sa faute, puisqu’on est victime d’un système déshumanisant, et que c’est par la loi du plus fort, en l’occurrence celle de l’Etat. Ce que je dis là concerne l’immense majorité des détenus. La moyenne de durée de l’incarcération est de moins d’un an. C’est dire que les grands délinquants, c’est l’exception de l’exception. Sans dire que les peines de moins de deux ans ne devraient pas être exécutées en prison ! Il suffit d’entrer dans un établissement pénitentiaire pour toucher du doigt et même prendre en pleine figure la condition des personnes détenues. Ce n’est pas vrai que c’est le Club Med, mensonge d’autant plus grave qu’on est responsable politique ou de surcroît ministre de la Justice.

Parler de pardon, c’est aussi surligner la faute. Et personne n’aime qu’on la lui rappelle, qu’on la lui mette sous les yeux. C’est déjà tellement insupportable à beaucoup, le mal qu’ils ont fait. Ils n’arrivent plus à se regarder dans la glace. J-C., la première fois que je le rencontre, la première fois aussi que j’entre dans une cellule. Je suis accompagné par un aumônier qui le connaît bien. Nous restons debout. On ne peut s’installer. Quelques mots. C’est lui qui parle après les présentations. Quand je rentre dans la cellule, dit-il, je ne peux pas regarder la porte. Mon nom sur la porte. On n’en saura pas plus. Il pleure.

Il arrive parfois que la question de la faute devant Dieu soit formulée. Cela peut être une vraie question. Cela peut être une affaire de culpabilité plus que de pardon et de sens de la faute. Cela peut être aussi une manière plus ou moins magique de tourner la page sans avoir regardé la faute en face. Cela peut être une angoisse religieuse. Un braqueur, certes instable psychologiquement, mais intelligent, m’avait demandé si je pensais qu’il irait en enfer. L’aumônerie catholique des prisons est très prudente à célébrer le pardon, d’autant plus avant le jugement. Cette fois, ce n’est pas le coupable ou présumé coupable qui n’accèderait pas à la question du pardon, mais les accompagnateurs aumôniers qui freinent.

Comme confesseur, en temps normal, je ne suis pas convaincu que les gens qui célèbrent et les prêtres qui célèbrent le pardon ont une juste théologie et pratique du sacrement. Mais dans le contexte carcéral, une théologie in-juste risque de commettre plus de dégâts qu’elle ne permettra à la personne de vivre en sainteté.

 

La peine, parlons-en !

Payer sa dette à la société. La fiction de la société lésée. Est-ce que punir n’est pas toujours générer de la violence ? Effectivement, en réponse à une autre violence. Mais la réponse à la violence réside-t-elle dans une nouvelle violence ? En quoi la personne victime est-elle réparée par l’incarcération ? Qu’est-ce que cela lui apporte ? En quoi l’Etat ou la société sont-ils payés. Quelle dette le coupable a-t-il à leur égard ?

« C’est ici aussi que cet étrange enchaînement d’idées, aujourd’hui peut-être inséparable, l’enchaînement entre « la faute et la souffrance » a commencé par se former. Encore une fois : comment la souffrance peut-elle être une compensation pour des « dettes » ? Faire souffrir causait un plaisir infini, en compensation du dommage et de l’ennui du dommage cela procurait aux parties lésées une contre-jouissance extraordinaire : faire souffrir ! ‑ une véritable fête ! » Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale II, 6 (1887).

Quel sens la détention a-t-elle ? Je ne parle pas ici de l’interpellation, le coup d’arrêt, le stop prononcé et mis en œuvre. Plusieurs coupables, aussi dure que soit l’expérience de l’arrestation, sont soulagés d’avoir été arrêtés et en conséquence, qu’on les ait arrêtés dans leur délit ou crime. Je ne parle pas non plus des personnes dont il faut se protéger. Les personnes dangereuses sont une infime part de la population carcérale et beaucoup devraient plutôt se trouver en hôpital psychiatrique qui ne s’oppose pas, on le sait, à la privation de liberté.

Je ne fais pas d’angélisme. Il y a du mal. Il y a des hommes et des femmes qui prennent plaisir à faire mal, ou qui ne savent pas vivre autrement qu’en faisant mal. Mais il n’y a aucun lien de cause à effet de la sévérité de la peine au taux de délinquance. L’abolition de la peine de mort n’a pas fait augmenter le nombre de crimes, son rétablissement ne le fait pas diminuer.

Qu’est-ce que cela change de passer six mois en prison, si ce n’est à faire entrer dans une logique de banalisation de la sanction ? Une sanction qui pour des jeunes sans grand avenir, du moins pour leurs quelques prochaines années, n’est pas vécue de façon plus compliquée que la désocialisation à laquelle ils sont socialement et habituellement condamnés ? Qu’est-ce que cela change, deux ans ou quinze ou vingt ? Est-ce qu’on a plus payé, plus remboursé ? « Essayer de ne pas sortir trop abîmé de toutes ces années », m’écrivait R.. Essayer de rester vivant, de ne pas se remplir de haine, de ne pas se tenir debout que par le ressentiment contre le système, et contre soi-même. La haine contre la violence qu’inflige la justice, je la vois. (Et je ne dis rien des dysfonctionnements, surpopulation, sous-effectif des agents, insalubrité, manque de moyens, etc. Voir Guillaume Poix, Perpétuité, Verticales 2025)

Pour tenter des réponses, il faut accepter de réfléchir au sens de la peine, il faut aller voir si ce que l’on a mis institutionnellement en place pour punir fonctionne ou si cela n’a aucun effet, voire un effet inverse. Quelles possibilités de restauration, de réparation, de réinsertion ? Je renvoie au travail de Geoffroy de Lagasnerie, Par-delà le principe de répression, Flammarion 2025. (On trouve plusieurs entretiens sur la toile, soit avec la librairie Mollat, soit avec le collège des Bernardins.)

On n’attrape pas des mouches avec du vinaigre. Et si le coupable doit se repentir, demander pardon, changer de vie, est-ce possible en le déshumanisant, par la déshumanisation ? Est-ce possible parce qu’on l’aura broyé ? Le système répressif est incompatible avec le pardon.

 

La justice restaurative

On comprend que des pays et des associations mettent en place un autre type de rééducation des coupables. Jeanne Héry a réalisé le film Je verrai toujours vos visages (2023). Faire se rencontrer des coupables et des victimes (pas les victimes du coupable, mais du même type de délits ou crimes), pour permettre la prise de conscience du dommage commis. C’est en outre, considérer le coupable comme une personne à qui l’on parle, et non un paria que l’on ne veut pas voir ni fréquenter et que l’on enferme. C’est permettre à la victime d’être associée au travail du sens et non d’être seulement le témoin de ce que la société, à travers l’institution Justice, prenne en charge ou prenne le relai de sa plainte suite au tort qu’elle a subi.

Une tribune assez implacable contre le film de Jeanne Héry a été publiée par le juge Edouard Durand, Violences sexuelles : « Suffit-il de quelques échanges pour restaurer l’humanité commune ? », Le Monde, 15 avril 2023. Est-il possible que la victime serve à la transformation du coupable ? Doit-elle servir au bien de coupables ? Lui doit-elle cela alors qu’elle est (déjà) victime ? Ne la met-on pas en situation d’empathie par rapport au coupable lorsqu’elle entre dans une démarche de compréhension de ce qui a mené au délit ou au crime ? Expliquer n’est-ce pas déjà justifier, rendre juste ? Le mal est toujours injuste.

Le survivant des attentats de novembre 2015 demande un processus de justice restaurative. Pourquoi ? Des victimes lui doivent-elles cela ? On se rappelle peut-être la violence de faire se rencontrer l’agresseur Preynat et l’une de ses victimes. C’était inouï. A quelle condition le coupable peut-il à nouveau partager la table de la vie avec sa victime ?

Le droit des victimes ne semble pas plus reconnu par ce type de justice que par l’incarcération du coupable. Ce sont à des professionnels, rémunérés ou non, de travailler avec les victimes pour les aider à se reconstruire. Savoir l’autre en prison, s’il s’agit d’une fête, comme dit Nietzsche, on conviendra que cela ne peut que reconstruire de travers. Ce sont à des professionnels, rémunérés ou non, de travailler avec les coupables, parce que, certes, il s’agit de « restaurer l’humanité commune ».

Si c’est cela le pardon en prison, on comprend que c’est hors de question. L’humanisme n’est pas une esthétique pour personnes généreuses qui se donnent bonne conscience. On va faire le bien, on va participer à une victoire du bien. Cette prétention est folle et… coupable.

 

Que fait un aumônier de prison

D’abord, aurais-je envie de dire, il ne sait jamais de quoi sont accusées les personnes qu’il visite. Il pourra l’apprendre, du coupable ou d’indiscrétions, mais a priori, il ne sait pas. Et ce que dit le détenu n’est pas forcément la vérité. Non que ce soit un mensonge, mais c’est ce qu’il peut dire aujourd’hui, ici, dans telle situation. Ce que dit la justice ou l’enquête de police n’est pas non plus la vérité. C’est la vérité judiciaire ou celle d’un rapport de police, d’une ordonnance.

Si l’on ne sait pas de quoi la personne est coupable, on ne peut parler de pardon. Si l’on n’est pas la victime, est-on en droit de pardonner ? Le pardon n’appartient-il pas à la seule victime ? Il faut relire le texte saisissant de Simon Wiesenthal, Les fleurs de soleil, 1969.

L’aumônier est au service des coupables. Je ne vais pas faire ici un traité de missiologie. Lisez l’article de Michel de Certeau, « La conversion du missionnaire » (1963) ou les superbes pages de Javier Cercas, Le fou de Dieu au bout du monde, Actes-Sud 2025, lorsqu’il rapporte ses conversations avec les missionnaires de Mongolie, notamment trois religieuses.

Le simple fait de traverser les coursives, « c’est la liberté qui nous visite » me disait un détenu en CD, que je ne connaissais pas mais avec qui j’attendais qu’une porte veuille bien nous être ouverte.

Le travail consiste à se faire frère. C’est Saint François d’Assise. Le loup de Gubbio, le lépreux sont des frères en humanité. Le juge Durand prévient : « Ne confondons pas l’humanité et la connivence. Le défi est de prendre au sérieux la réalité des violences extrêmes qui sont commises dans l’intimité, la dangerosité des agresseurs et la souffrance intense et durable des victimes. Ne confondons pas l’humanité et l’indifférence. »

Mais quand on visite en détention, on n’a pas d’objectif, je veux dire, on suspend son jugement, on n’a pas à juger, à se faire une opinion. On n’a pas à changer l’agresseur. On ne change pas les gens, ce sont eux qui se changent. On peut seulement les aider à entrer dans un cadre qui le leur permette. Je n’ai personne à réconcilier, à faire avouer, à accoucher de sa vérité. Seulement être là, présent.

Alors même si les mots suivants sont critiques, je les assume, exceptés ceux qui concerne le film, dont je vois bien les limites et les réactions qu’il entraîne. « Je verrai toujours vos visages réunit des spectateurs qui sortent des salles de cinéma rassurés sur notre humanité commune. Les protagonistes de ces histoires tragiques, incarnés par des comédiens que nous aimons, nous renvoient à nos douleurs, à nos peurs et peut-être à nos haines, en même temps qu’ils réactivent notre espoir de reconnaître toujours un semblable en l’autre : le délinquant ou le criminel n’est pas un monstre, il est mon frère ou mon prochain. Nous avons le même langage ; nous nous reconnaissons. Il pleure, comme moi. Il rit, comme moi. Je lui parle, il m’écoute. Je lui fais des reproches, il baisse les yeux. Je verrai toujours son visage, celui de notre humanité commune. »

Vincent de Paul, dont on peut dire qu’il fut le premier aumônier de prison (nommé par Louis XIII en 1619 aumônier général des galères) écrit : « Ne vous occupez pas des prisonniers si vous n’êtes pas disposés à devenir leur sujet et leur élève. Ceux que l’on nomme des miséra­bles, ce sont eux qui doivent nous évangéliser. Après Dieu, c’est à eux que je dois le plus. »

François d’Assise découvre l’humanité plus grande à la rencontre des parias. Et cela est une résurrection, autant pour François que pour les parias. Remettre les gens debout par le seul regard. « Jésus posa son regard sur lui et l’aima. » (Mc 10, 21) Toucher une fraternité bien plus large, intense, mais toujours fragile, que ce que l’on croit connaître.

La résurrection est pardon. « Je crois à la rémission des péchés, à la résurrection de la chair, à la vie éternelle » confesse le symbole des apôtres lorsqu’il déploie l’œuvre de l’Esprit qui est la rémission des péchés parce qu’il anime la chair, même morte.

Visiter les détenus comme vivre avec les parias de la société, les pauvres, les migrants, c’est voir la résurrection. Comment l’Eglise peut-elle courir après le merveilleux et les miracles. Le miracle, la résurrection, on la voit, on la touche, c’est hyper-charnel, dès qu’on entre dans une cellule. On cherche le merveilleux quand on ne vit pas avec les pauvres. Et au lieu de se convertir, on s’engouffre dans le sensationnel. Vincent de Paul écrit ailleurs « les pauvres sont nos seigneurs et nos maîtres. » J’accuse les chrétiens, clercs et laïcs, promoteurs du merveilleux de détourner les gens du lieu du miracle, de la résurrection. Il n’y a que la fréquentation des pécheurs et des cabossés, des mourants et des malades, des opprimés qui fasse voir la résurrection. Le reste est supercherie. « On vous dira, il est ici. N’y allez pas ! » (Lc 17, 20-25)

 

Relation d’aide

Ce type de visites, pour gratuit qu’il soit et doit être, à des conséquences. L’inutile, la gratuité sont en définitive très opérationnels, très efficaces, efficients. Il relève du thérapeutique. Visiter soigne, au minimum parce que l’on prend soin d’autrui à le visiter.

Des chemins s’ouvrent parfois lors des visites. Ou plutôt, nous rejoignons les personnes sur le chemin qu’elles ont déjà commencé à arpenter. Pour approcher le mal, il ne faut pas avoir peur, il faut croire. La foi est le contraire de la peur (Mt 8, 26). « Ne craignez pas ! » Croire que l’amour soigne ou du moins permet de vivre, encore un peu. « L’amour bannit la crainte. »

Nous ne savons pas ce qui se passe dans la tête et le cœur des détenus. Ils sont nombreux à connaître leur faute. Ils sont nombreux à avoir besoin de temps pour l’admettre tant c’est monstrueux à leurs propres yeux ce qu’ils ont fait. La faute n’est pas la culpabilité. Pour sortir de la faute, il faut déjà sortir de la culpabilité.

« Nous avons reconnu l’amour que Dieu a pour nous, et nous y avons cru. Dieu est amour : qui demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui. Voici comment l’amour atteint, chez nous, sa perfection : avoir de l’assurance au jour du jugement ; comme Jésus, en effet, nous ne manquons pas d’assurance en ce monde. Il n’y a pas de crainte dans l’amour, l’amour parfait bannit la crainte ; car la crainte implique un châtiment, et celui qui reste dans la crainte n’a pas atteint la perfection de l’amour. Quant à nous, nous aimons parce que Dieu lui-même nous a aimés le premier. » (1 Jn 4, 16-18)

Aujourd’hui, le péché d’A. n’est pas son crime, commis il y a un moment, mais son incapacité à se penser aimable, par Dieu même. Mais l’on risque de mal s’entendre. Dire que c’est son péché, ce n’est pas dire que c’est sa faute. Il est pris dans le mal. Il est incapable de se croire aimable.

Avant d’en venir au pardon, il faut faire ce chemin. Ou plutôt, le pardon sera résurrection, il y aura pardon lorsqu’enfin, avec son crime, il pourra s’aimer, ou au moins s’estimer. L’estime de soi naît de la sollicitude d’autrui. Et beaucoup en ont été privés. Cela n’excuse pas le délit ou crime, mais l’on ne restaurera pas l’humanité sans situer le crime ou le délit dans l’ensemble d’une trajectoire de vie.

La critique portée contre la justice restaurative dit assez le souci que je porte aux victimes. Cependant, on pourra trouver que le propos me situe du côté des coupables. De leur côté, non, à leur côté, oui. A hauteur d’homme, un je et un tu, évidemment différents mais égaux en dignité. Le crime et le délit, la sanction plus encore, ne peuvent en rabattre sur la reconnaissance de la dignité humaine et l’égalité en droit.

On pourra aussi penser que j’ignore des distinctions, entre morale et droit par exemple, ou le fondement des systèmes judiciaire et carcéral. Mais les grandes idées se fracassent contre la dure réalité des faits, de la pratique pénale et carcérale. Les grandes idées ont les mains propres, mais elles n’ont pas de main ! Lorsque la Justice organise le piétinement du droit (par exemple en ce qui concerne les conditions de vie en détention), il n’est pas possible d’imaginer qu’elle puisse éduquer les condamnés et encore moins les prévenus, par définition présumés innocents, au respect du droit et de la société.

 

Alors, le pardon en prison

Les raisons pour lesquels les détenus se rapprochent parfois de la religion en détention sont multiples. (Thibault Ducloux, Illuminations carcérales, comment la vie en prison produit du religieux, Labor et fides, 2023) Elles ne sont pas toujours motivées par la foi. Et en soi, cela n’est pas un problème. Dans l’enfer de l’incarcération, retrouver des copains, venir trouver la paix, avoir une occasion de sortir de la cellule, avoir des relations autres que celles que le cadre impose, trouver à se dire qui l’on est, partager, tout cela est très bon.

Trouver du sens aussi. Pourquoi pas, si ça permet de vivre. Pas sûr qu’il y ait du sens. Dieu n’est pas le sens, l’explication qui manque. Dietrich. Bonhoeffer dénonce le Dieu bouche-trou du sens qui ne peut que reculer au fur et à mesure que des réponses sont disponibles. Dieu est non-nécessaire écrit Eberhard Jüngel, Dieu mystère du monde (1977), La religion apporte des réponses là où l’on ne sait pas en trouver, mais pas la foi. La religion, c’est de l’opium, comme disait Marx, même s’il dénonçait un autre usage du religieux. C’est de l’illusion et, parfois, l’illusion permet de traverser les abîmes. On aurait tort de s’en priver. L’évangile bien sûr n’est pas insensé, mais il n’est pas là pour donner du sens. « Je crois parce que c’est absurde » dit, au moins dans le fond, Tertullien, à la fin du second siècle. Nous n’avons pas de raisons de croire, c’est pure gratuité. Et dans le non-sens de l’existence que certains fréquentent plus que d’autres, le Christ chemine et accompagne. Il ne résout pas l’absurde.

Si l’on fait l’histoire du sacrement du pardon ou l’histoire des conceptions du péché, on verra que l’on n’a pas toujours entendu ce que nous appelons ainsi. (On raconte que st Bernard +1153 ne recevait pas le sacrement de la pénitence, mais qu’il pratiquait la coulpe monastique.) Souvent, la célébration du sacrement de la réconciliation, c’est une manière de laver sa conscience, d’ôter sa culpabilité. Ce n’est peut-être pas si mal que cela, mais je ne crois pas que ce soit ce dont il s’agit. Et surtout pas le fait de se refaire une conscience, de se racheter une conscience, le fait de n’être plus pécheur, de n’avoir plus de péchés. Si c’est cela le pardon, c’est une fumisterie, une hypocrisie, et tous ceux qui disent que chez nous chrétiens, c’est facile, on fait le mal, on se confesse, et c’est reparti, ne caricaturent pas tant que cela.

Je pense aux prêtres condamnés. Peuvent-ils à nouveau exercer un ministère, au nom du pardon, de la miséricorde ? La question est mal posée, et tant qu’on la posera ainsi, on ne trouvera pas de solution. Et qui pardonne ? L’évêque qui donne une nouvelle nomination ? Mais en quoi a-t-il été offensé ? Il ferait mieux de s’occuper des victimes.

Nous, disciples, nous croyons que la fraternité l’emporte sur le mal. Mais encore faut-il renouer, tisser de nouveau la fraternité. Alors on pourra accueillir. Avant de parler de pardon, on va essayer d’être les témoins de ce que la fraternité est possible avec tous. Il me semble que je ne donnerais l’absolution aux prêtres coupables qu’une fois la fraternité restaurée.

Le pardon du coupable, y compris dans le sacrement, n’est pas une affaire entre sa conscience et Dieu. Ce n’est pas non plus un acte magique, religieux, mais la vive prise de conscience puis habitus que vivre, c’est non ce que nous faisons, mais ce que nous recevons. « Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? » mais nous pensons que nous sommes ce que nous avons fait ; d’autant plus si l’on a peu ou mal reçu. Vivre en grâce c’est le contraire du péché, dont les fautes ne sont que l’expression.

Le pardon est un acte politique, social. D’une part, si nos communautés chrétiennes savent vivre en fraternité avec des personnes qui ont commis le mal (et qui n’est pas dans ce cas, même si tous n’ont pas commis de délits ou de crimes, même si tous n’ont pas eu à rendre des comptes) elles seront les prophètes de la réconciliation et du pardon. D’autre part, comme style de vie, vivre de recevoir et de rendre grâce. Le pardon ne se décrète pas, fût-ce par la célébration d’un sacrement, il est vie avec les pécheurs.

 

Illustration :
L’artiste dessine des cartes sur lesquelles des lettres sont inscrites. Au centre se présente un Joker. Les cartes font référence au jeu et au hasard.

Provenance : maison d’arrêt d’Angers
Artiste : inconnu
Date : 1995
Dimensions : 29.7 cm de longueur ; 21 cm de largeur
Matérialité : papier ; crayons noirs et de couleurs