Antoine Coypel, vers 1684 |
Samedi saint, plus rien.
Un grand vide. Une blessure pour les amoureux de l’époux, les bras ouverts pour embrasser ce qui n’est plus.
En disparaissant dans la mort, non seulement Jésus, mais aussi son Dieu et père, s’effacent. Pourra-t-on les retrouver ?
Je parle loin de tout animisme, y compris celui qui s’ignore et se pratique en nos contrées, où, pour résister à la violence des deuils, on se persuade qu’ils ne sont pas morts, qu’ils continuent de vivre, avec nous, qu’ils veillent sur nous, étoile dans le ciel ou je ne sais quoi d’autre. Non, ils ne sont plus. En les déposant en terre, nos bras demeurent vides comme nos cœurs.
Un grand vide. Enfin la liturgie est-elle accordée à la foi ordinaire de tant d’entre nous. C’est moins le silence de mort que le bruit, insupportable, qui tue, occupe la place de ce, ceux, que l’on voudrait aimer. Les célibataires qui n’ont pas su ou pu trouver quelqu’un, les mariés qui ont été abandonnés et trahis. Ils sont nombreux à connaître ce manque crucifiant, grand vide, blessure.
Il y a une sorte de paix à ce que la liturgie s’accorde à la corporéité de la foi, à l’incarnation en un corps de disciples esseulés, abandonnés, errants, plus perdus que nomades.
Il y a une sorte de joie à vivre sans lui, liturgiquement, dogmatiquement, ne cessant cependant de penser à lui. C’est l’ordinaire des jours des disciples consacré par la grâce de cet unique jour ; disciples, sentinelles du désir qui soulèvent le monde.
Il se relève premier-né des morts chaque fois que des frères sont relevés, s’il est vrai qu’il est assassiné chaque fois que ces mêmes frères sont piétinés.
La tombe est scellée, Dieu demeure hors de portée. Il a déserté le ciel et la terre le retient prisonnier, porté disparu. Un chemin laisse deviner que l’on pourrait ne pas en avoir fini avec lui, qu’il n’en finit pas avec nous, le soin des frères, marcher, comme lui, Jésus, a marché.
Pour Fred
La résurrection, c’est dans la mort, les morts que nous ne cessons d’habiter ou qui ne cessent ne nous hanter, le germe d’une autre vie, la promesse de la vie. « Ce n’est pas une vie » dit-on, jusqu’à la résignation. Non ! « O toi qui dors, réveille-toi ; lève-toi d’entre les morts, et sur toi luira le Christ. » (Ep 5, 14)
La résurrection est appel au refus de la mort, être moribond, vivre comme si nous étions morts, que nous soyons en prison, malades, au fond de la dépression, victimes d’injustice, victime de nous-mêmes, victimes des autres. « Réveille-toi, sors de ta léthargie, de ton sommeil. » Ce n’est pas le baiser d’un prince charmant mais le Dieu qui épouse l’humanité qui te relève.
La résurrection c’est pour maintenant que tu es moribond et Jésus, tel le Samaritain, te recueille dans le fossé où tu gis laissé pour mort, prend soin de toi, te mène à l’auberge où des frères et sœurs en humanité vont de requinquer. Jésus s’avance vers toi parce qu’il a lui-même été relevé, parce que son insurrection contre la violence et la haine l’a tenu, y compris brisé sur la croix et couché au creux de la grotte sépulcrale. Debout dans le tombeau, il ne pouvait tenir, se tenir, alors il est sorti, relevant tous les autres.
La résurrection, avant d’être ton retour à la vie, après ta mort, est ta vie ici et maintenant, et c’est en accueillant la vie que Dieu te donne, celle que Jésus te met sous les yeux pour que tu la voies, la désires, l’épouses que tu rends tout honneur au Dieu que tu pries. « La gloire de Dieu, c’est l’homme vivant. »
Contrairement à ce que disent Thomas et beaucoup à sa suite qui ne croient que ce qu’ils voient, nous avons mainte occasion de voir le relèvement, le soulèvement, l’insurrection pascale, la victoire de la vie. Nous voulons voir le miracle, l’exceptionnel et nous ratons le don extraordinairement ordinaire par Dieu de lui-même. C’est l’ordinaire, Dieu qui donne la vie, parce que c’est cela Dieu, parce qu’il ne sait pas faire autre chose que de se donner, de donner la vie.
Nous autres voyons en Jésus le prophète de la vie nouvelle. Mieux encore, c’est lui la vie nouvelle. C’est ce qu’il dit à Marthe au bord du tombeau : « Je suis la résurrection et la vie. Qui croit en moi, même s’il meurt, vivra. » (Jn 11, 25) La résurrection n’est pas pour la fin, au dernier jour, ainsi que le dit Marthe, elle est une personne qui renverse même la mort.
La résurrection c’est l’insurrection que Jésus fait au cœur des religions, lorsqu’il renverse les tables des changeurs, détruit les murs que nous ne cessons d’ériger, qui séparent justes et pécheurs, hommes et femmes, Juifs et païens, esclaves et libres. Il met le prix et conteste l’ordre social, hier et aujourd’hui. Mais qui ne sait, au fond de lui, que sa vocation est une fraternité universelle, où tous sont fils et filles ainsi que l’évangélise le Fils ? Parce qu’il dit le cœur du cœur, il est plus fort que nos morts. Insurrection pour le relèvement de tous.
Il y a mensonge à dire Jésus fils de Dieu si cela ne fait pas de nous, ici et maintenant, des fils et filles de Dieu, des vivants en fils et filles, frères et sœurs de Jésus. On se tape de confesser la résurrection et la nature divine de Jésus si nous ne marchons comme lui a marché. Vivons en enfants de lumière sur les chemins où Jésus nous conduit. Que vive en nous le nom du Père ! Voilà la résurrection.
La mort de Jésus n’est pas plus traumatisante, violente, révoltante ni émouvante que beaucoup. La mort de l’enfant palestinien à Gaza sous les bombes ne l’est-elle pas autant ? Les prisonniers politiques torturés et résistants et leur haute considération de la vérité, les migrants fauchés dans leur espoir d’une vie meilleure, les personnes écrasées jusqu’à mourir par l’humiliation de ceux qui s’enrichissent à organiser la misère. Il n’existe d’ailleurs pas de bonnes ou belles morts ; seulement celles que l’on est bien obligé, résigné, d’accepter. Toutes.
C’est la vie de Jésus qui est vivifiante. Sa mort ‑ il est vrai ce n’est pas donné à tous ‑ ne l’a pas détourné de sa manière de vivre, en a été le sceau, non comme un acte plus décisif que les autres, mais comme la fidélité à tout ce qu’il a vécu. La mort de Jésus n’est pas salvifique par sa violence, son atrocité ou son injustice mais par sa vie.
Au pied de la croix, c’est l’heure. Au pied de la croix, c’est l’heure de retracer, ainsi que les évangiles, le chemin qui s’achève au Golgotha, les rencontres multiples, la volonté de se laisser habiter par autre que soi, le désir d’exister dans la mise en avant au cœur de sa propre vie, de tous les autres, à commencer par tous ceux dont la vie est massacrée. « La passion de Jésus est la conséquence de sa pratique libératrice. » (Jan Sobrino)
La vie de Jésus, c’est l’histoire à hauteur des perdants, les anawins, les pauvres du Seigneur, infréquentables. Sa vie : voir avec le cœur la misère des peuples. Miséricorde. « J’ai vu la misère de mon peuple. » Ainsi, les écrits de Paul, non comme un récit des événements « depuis le commencement, lors du baptême donné par Jean, jusqu’au jour où il fut enlevé d’auprès de nous. » mais comme ce que cela signifie et féconde dans la vie du monde, dans la vie des disciples en vue de la transformation du monde, ferment du Royaume.
Les violences de l’invasion de l’Ukraine et de toutes les guerres et persécutions, les violences du pouvoir des milliardaires et des gouvernants condamnés pour escroquerie partout, etc., donnent a contrario à imaginer ce que pourrait être le monde s’il marchait comme Jésus, lui, a marché, passant en faisant le bien. Ainsi il a vécu son amour du Père.
Ce que l’on appelle l’amour préférentiel pour les pauvres nous saute à la figure alors que nous nous prosternons au pied de la croix. Si non, c’est simagrée, et notre foi contre-témoignage, hypocrisie. Comment pleurer Jésus quand l’on se rit des pauvres, des victimes ?
On crie vers Dieu quand tout va mal ; ce n’est pas que nous n’aurions d’autre solution que le surnaturel magique. Mais dans la vie de Jésus et de ceux qui sont ses disciples ‑ qu’ils le sachent ou non, le confessent ou non ‑ un accueil inconditionnel est offert aux parias. Il n’est personne, pas même le plus défiguré des défigurés qui échappe à la bonté de Jésus.
La vénération de la croix est espérance d’un monde qui prend soin des petits : s’ils sont respectés, tous le seront. Cette espérance est rendue sensée parce ceux qui, à cause de Jésus, même sans n’en rien savoir, accueillent les rejetés comme des frères et sœurs.
C’est le style de Jésus, disparaître derrière les derniers. La vénération de la croix n’est pas dévotion mais politique et conversion. Le premier est dernier et les derniers vivent. Le premier, Dieu, est dernier.
Christ aux liens, Beaune, Hôtel-Dieu, salle des pauvres, vers 1500
« Ceci est mon corps ». La théologie et partant la vulgate eucharistique ont pris un certain nombre de fausses routes au cours des siècles, des impasses infernales. Cela ne serait ni étonnant ni grave si nombre de catholiques ne considérait ces dérives comme le cœur de leur foi eucharistique et sacrilège tout ce qui voudrait aider à en sortir, de sorte que la théologie est moins coupable que la pratique, tant la pastorale que la revendication des fidèles.
Parmi ces impasses, celle qui a interprété « Ceci est mon corps » comme une définition de type ontologique. On interroge sur le sens du mot « est ». Comment le pain est-il corps ? Comme si Jésus avait en tête au cours du dernier repas une définition sur les sens du verbe être. Au tournant de l’an mil, on imposa que le pain soit dit être substantiellement le corps du Christ. C’est l’époque où l’on ne comprend plus que c’est l’assemblée qui célèbre l’eucharistie, mais le prêtre, où les clercs ne sont plus ministres parmi la communauté mais en soi, sacerdote. Or, en bonne théologie scripturaire et patristique, le corps du Christ c’est la communauté des disciples, depuis Abel le juste, lequel n’a jamais entendu parler de Jésus, disons la communauté des justes, ceux qui ne boivent pas leur condamnation quand ils partagent la coupe eucharistique (1 Co 11, 29 et 34).
On a voulu que le verbe être signifie une exacte et exclusive coïncidence du pain et du corps, du vin et du sang, omettant qu’on ne peut comprendre une phrase hors de son contexte.
Vous voudrez bien excuser ma comparaison, je la choisis à dessein, autant pour sa pertinence que son impertinence. Quand la prostituée dit « Ceci est mon corps », le client ne réfléchit guère au sens du verbe être ! il entre dans une relation, tarifée, où s’offre celui ou celle qu’il paie. Quand les amants se disent « Ceci est mon corps », ils entrent dans le don que l’on peut espérer le plus chaste, respectueux possible. Le corps en question n’est pas l’anatomie physiologique, mais une métonymie, toute la personne, corps et âme, âme et esprit. Saint Paul sait qu’il existe le corps spirituel (1 Co 15, 44) !
Lorsque Jésus prononce les mots que l’Eglise ne cesse de répéter, il ne disserte pas sur la transsubstantiation, mais il se donne aux disciples. Voilà, ma vie est entre vos mains, dans votre bouche, dans votre estomac. Je me donne à vous comme votre nourriture, vos vivres, mot si bien choisi, où ce que l’on mange se dit avec le verbe de la vie, vivre.
Les mots de Jésus ne sont pas « Ceci est mon corps », mais « Ceci est mon corps pour vous » (1 Co 11, 24). Jésus ne fait pas de métaphysique mais se donne, s’offre, gracieusement, grâce, gracieux comme l’ange au sourire de Reims, gratuitement, sans raison, sans pourquoi.
En grec comme en latin, pain est un substantif masculin. Or le pronom « ceci » est au neutre. Grammaticalement, il ne peut désigner le pain mais ce qu’ils sont en train de vivre, le don que Jésus fait, le partage, leur communion. C’est cela le corps du Christ, la communauté suscitée, constituée, entretenue par le partage, le don gracieux, gratuit, plein de grâce et de vérité. « Vous êtes le corps du Christ, membre chacun pour votre part » (1 Co 12, 27)
Je sais, je pousse un peu. Je ne trouve pas dans la tradition patristique de commentaire sur le décrochage du masculin au pronom neutre. On peut d’ailleurs parfaitement dire : Il donne le pain ; cela nourrit la foule. Un neutre désigne un masculin. Mais dans la tradition patristique, on ne distingue pas le pain de l’assemblée qui s’en nourrit.
« Si vous voulez comprendre ce qu’est le corps du Christ, écoutez l’Apôtre, qui dit aux fidèles : Vous êtes le corps du Christ, et chacun pour votre part, vous êtes les membres de ce corps. Donc, si c’est vous qui êtes le corps du Christ et ses membres, c’est votre mystère qui se trouve sur la table du Seigneur, et c’est votre mystère que vous recevez. A cela, que vous êtes, vous répondez : « Amen », et par cette réponse, vous y souscrivez. On vous dit : « Le corps du Christ », et vous répondez « Amen ». Soyez donc membres du corps du Christ, pour que cet Amen soit véridique. » (Augustin, Sermon 272)
Ainsi nous demandons : « Humblement, nous te demandons qu’en ayant part au corps et au sang du Christ, nous soyons rassemblés par l’Esprit saint en un seul corps. »
Saint Dominique invite les gens à la table du Christ, 1300-1350, Ombrie, enluminure