10/10/2025

Dire Merci pour le plaisir Lc 17, 11-19 (28ème dimanche du temps)


Dix lépreux, comme une totalité. Une totalité parce que d’une manière ou d’une autre, chacun a sa lèpre et que personne n’est pur, puisque la lèpre, avant d’être une pathologie, une maladie, est une impureté, un défaut moral et religieux, une exclusion de la société (des purs).

Pour lire cette histoire qui pourrait fort bien être une parabole bien, il faut commencer par prendre la mesure de l’enfermement de l’humanité par la totalité de la dizaine dans le monde de l’imperfection ou de la souffrance, du manquement ou de l’exclusion. Tous – todos ‑ l’humanité, le peuple de la Première alliance bien sûr et un hérétique, l’autre.

Une société tout entière hors d’elle, la société humaine entière exclue de l’humanité, inhumaine. Ce n’est pas difficile à penser ; il suffit que l’on se regarde sans se comparer aux autres, que l’on accepte, sans culpabilité ni vergogne, de se regarder avec vérité. La rencontre a lieu dans un no-man-land, ni Samarie no Galilée, ni l’étranger ni la patrie, mais les confins.

Tous sont purifiés, guéris ou rétablis dans l’orbe de la pureté. Pas de contrition, dont il faut vérifier l’authenticité. Juste un crie de douleur, un appel aux entrailles : « Pitié ». Et, pris de pitié devant tant de morts, la vie. Pas même besoin d’observer la loi pourtant rappelée. C’est en allant au temple qu’ils sont purifiés. Gratuité et discrétion. Ils ne sont plus devant Jésus quand ils sont rétablis, quand la société est rétablie selon la dignité de chacun.

On se demande ce que le Samaritain est allé faire au temple, ce n’est pas là qu’il adore. On se demande comment Jésus sait qu’il y a un Samaritain. On se demande si les neuf autres se sont rendu compte de leur rétablissement. Ces questions ne sont pas celles de Luc.

Mais un seul revient pour remercier. Enfin, c’est bien légèrement traduit. Pour rendre grâces, pour eucharistier. C’est bien important cette affaire, alors que nous sommes si peut nombrer à célébrer l’eucharistie dans nos sociétés. Déjà un ratio faible, très. Mais peut-être ne savons-nous pas que nous remercions. Dès le passage du grec au latin, la fraction du pain n’est plus perçue comme un merci, un remerciement, eucharistô. Ce n’est pas nouveau.

Jésus fait exprès de toujours mettre les étrangers méprisés comme héros, il n’arrête pas de provoquer les autochtones qui n’ont rien à se reprocher en leur proposant comme modèle tout ce qu’ils détestent. Par son merci, le Samaritain s’entend dire qu’il a la foi et que c’est elle qui l’a sauvé. Les autres aussi ont été sauvés, mais sans la foi, pas par la foi. Sauvés par la seule et gracieuse action de la gratuité. C’est une constante de Luc, le Père qui est bon fait tomber la pluie pour les méchants et les ingrats. Il n’y a pas les bons et les méchants, comme dans ce peuple que la dizaine présente, tous lépreux.

Sauvé par la foi en plus d’être sauvé par la gracieuse gratuité, le Samaritain. Pour lui aussi, Dieu ne regarde pas à la dépense, se dépense sans attendre d’autre récompense que celle de savoir qu’il n’a fait que son devoir, comme le serviteur inutile dont Luc parle juste avant.

Le dieu inutile, le remerciement inutile, l’eucharistie inutile, mais la seule fête de pouvoir dire merci, la seule fête de pouvoir dire merci et de pouvoir entendre un merci. Notre présence à la fraction du pain pour la simple joie de l’échange du merci. Serviteurs inutiles non parce que ce que nous aurions accompli comme service serait insignifiant, mais parce que le merci relève du gratuit, du gracieux, de la grâce.

La foi qui sauve est celle précisément qui ne se quantifie pas contrairement à ce que laisse entendre la demande « Augmente en nous la foi ». La foi qui sauve est l’entrée dans le jeu de la grâce, comme les amants, les amis, les parents, quand du moins, ils ne se servent pas de l’autre ni ne lui sont asservis, mais entrent dans le jeu de la jouissance pure, du pur amour. Impossible, certes, horizon cependant.

La seule jouissance du sans-pourquoi qui déroute le sens pour que jubilent les sens, être pour et avec l’autre, présent ‑ un autre nom du don. La gloire de Dieu c’est l’inutile qui fait vivre.


Ferdinand Desnos, 1954, La Cène sur la Seine.
Je ne trouve pas de Cène eucharistique, au sens étymologique, remerciement. Ici, il y a beaucoup de monde, la jouissance du repas partagé.

08/10/2025

Choc culturel. La famille, héros du catholicisme.


Le hasard fait que je relis l’éloge de l’amitié que G. de Lagasnerie fait dans son Aspiration au dehors (Flammarion, Paris 2023), alors que je participe à une rencontre de prêtres. Choc culturel assuré dont sortent les quelques remarques sans prétention suivantes. Plutôt que d’opposer la déconstruction (assez partiale) de la famille au profit de l’amitié, je demeure comme arrêté par la proximité, au moins sur tel ou tel point entre le discours du sociologue et l’évangile.

Je ne suis pas certain que les chrétiens auraient intérêt à suivre en tout l’éloge de l’amitié. En revanche, ils feraient bien d’entendre la critique de la famille.

Quel discours Jésus tient-il sur la famille ? La question est d’importance quand on mesure combien pour l’Eglise la famille en bonne et due forme est un modèle et combien toutes les unions irrégulières posent problème. L’attitude accueillante de François à l’égard de ceux qui sont engagés dans un lien irrégulier redouble l’intérêt de la question. Il ne change pas la doctrine, et même la suit, puisqu’il pratique un accueil inconditionnel ainsi que Jésus le prêche en paroles et en actes. Il hiérarchise la loi par rapport à la vie, puisque le Fils de l’homme et maître même du sabbat.

Mais voilà que les plus frileux voire réfractaires au discours de François s’en inspirent désormais. Non pour admettre à la communion, car là, on touche de trop près au sacré. Mais il y a un élément nouveau, l’afflux de catéchumènes. Et nombre d’entre eux vivent une situation relationnelle problématique aux yeux de l’Eglise, relations sexuelles hors ou avant mariage notamment. On ne va tout de même pas leur fermer la porte au nez, surtout que ces personnes, souvent jeunes, apparaissent comme la preuve du renouvellement de l’Eglise par Dieu lui-même.

Je n’entre pas ici dans la question de savoir si Dieu est pour quelque chose dans l’augmentation, certes réelle mais tout de même encore fort confidentielle rapportée à la population, du nombre de catéchumènes. Est-il évident qu’il y a une soif spirituelle ? Dans l’entreprise, par exemple, pas certain qu’on la voie. Les collègues de travail provoquent-ils les chrétiens avec qui ils bossent à rendre compte de l’espérance qui les animent ? Peu importe ici, si ce n’est pour situer le cadre dans lequel je pose la question : Quel discours tient-il sur la famille ?

 

Force est de constater que Jésus malmène les liens du sang.

Lc 11, 27-28 « Or il advint, comme il parlait ainsi, qu’une femme éleva la voix du milieu de la foule et lui dit : "Heureuses les entrailles qui t’ont porté et les seins que tu as sucés !" Mais il dit : "Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu et l’observent !" »

Mc 3, 31-35 « Sa mère et ses frères arrivent et, se tenant dehors, ils le firent appeler. Il y avait une foule assise autour de lui et on lui dit : "Voilà que ta mère et tes frères et tes sœurs sont là dehors qui te cherchent." Il leur répond : "Qui est ma mère ? et mes frères ?" Et, promenant son regard sur ceux qui étaient assis en rond autour de lui, il dit : "Voici ma mère et mes frères. Quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là m’est un frère et une sœur et une mère." »

Outre le renvoi de la fraternité et de la filiation biologique, remarquons que la mère de Jésus, figure tellement exaltée, fait partie de ceux qui veulent faire taire Jésus. On ne le dit jamais, alors même que c’est « parole d’évangile ».

On pourrait aussi faire valoir que selon le mythe de la conception virginale, Marie est mère célibataire, que Joseph est l’homme d’une famille recompose ou décomposée.

Bref, on ne voit guère de quoi fonder le modèle catholique de la famille.

Lc 14, 26 « Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et jusqu’à sa propre vie, il ne peut être mon disciple. »

Je ne cite pas les parallèles et me contente de ces trois textes explicites. Je ne pense pas que l’on trouverait un passage qui aille dans le sens de la promotion de la famille, si ce n’est la citation de la loi « honore ton père et ta mère », toujours pris dans une controverse avec ceux qui cherchent noise à Jésus, veulent le mettre à l’épreuve ou montrer qu’ils sont justes.

Dans la littérature paulinienne, on parle au moins à cinq reprises d’adoption. Si famille, il y a, ce n’est pas celle du sang, mais celle du Père dont Jésus est « l’aîné d’une multitude des frères ». Rm 8, 29. On sait que ces textes sont plus anciens que les évangiles. Mais ils développent la même théologie. Si famille il y a, c’est pour parler de fraternité, fils et filles d’un seul Père.

Jésus relègue la famille du sang et dessine l’humanité comme famille. Il maintient l’usage du vocabulaire, n’opte pas par exemple pour celui de l’amitié, parce que l’amitié est élective, alors que la reconnaissance de la fraternité universelle s’impose comme une confession de foi : « vous n’avez qu’un seul père » et « vous êtes tous sont frères » Mt 23, 8-9

 

L’évangile ne dit rien de la Sainte Famille. Tout ce que l’on en sait est le modèle de la famille que nous avons projeté dans le ciel. Feuerbach a démonté ce genre d’idéalisation par divinisation dont le christianisme a le secret. Si la Sainte Famille a un sens, ce n’est pas par la canonisation de Jésus, Marie et Joseph, mais comme vocation de l’humanité. C’est une affirmation morale et politique. Il est impossible de vivre autrement qu’en frères si l’on se dit fils du Dieu et Père de Jésus.

Je trouve surprenant que l’on ne considère jamais dans l’Eglise les familles dysfonctionnelles comme naturelles, mais toujours comme des exceptions à ce que devraient être une famille. On a effectivement, loin de ce qu’offre l’observation, idéaliser la famille et tout ce qui n’entre pas dans le cadre merveilleux qu’évidemment elle offre, n’a rien de systémique, comme l’on dit désormais, mais n’est le fait que de moutons noirs.

Alors que l’on fait mine de croire que désormais on se marie par amour, on a oublié que pendant des millénaires et jusqu’à récemment, les femmes étaient l’objet d’échanges entre familles, que les hommes ne choisissaient par leurs conjointes. Il faudrait dater l’émergence du discours catholique sur la famille. La fête liturgique de la Sainte famille est instituée en 1893 et il y a fort à parier que le repli de l’Eglise sur la chambre à coucher pour gouverner les consciences alors qu’elle a perdu son pouvoir sur le monde politique coïncide avec l’inflation familiale qui détermine une si grande partie du discours et de la pratique ecclésiale. (On repère habituellement le début d’une dévotion à la Sainte Famille au Canada, à la fin du 17ème siècle.

On devra sans doute aussi lire un peu de la critique sociologique de la famille. C’est un lieu de transmission par reproduction à tous les sens du terme, et biologique et culturelle. On reproduit le cadre social, les manières de penser, le métier du père, etc. Le culte de la famille, en dehors même de tout aspect religieux est ressort conservateur. Elle consacre jusqu’à récemment la figure de pouvoir du pater familias. Elle inculte une forme de hiérarchie sociale guère démocratique. La crise de l’adolescence est autant celle du devenir adulte de l’enfant que celle de la critique de l’inégalité injuste des positions dans la famille. Et encore, le droit d’aînesse a perdu bien de ses compétences, même si par exemple, plusieurs monarchies demeurent agnatiques. En plus de l’inégalité de rang, il y a celle du sexe.

On sait bien que tous les enfants ne naissent pas d’une union officielle entre un homme et une femme, mais on ne veut juridiquement et pratiquement rien en savoir, avec la présomption de paternité et le refus d’héritage pour les enfants naturels en France jusqu’en 2001. Le mariage dit qui est héritier de sorte que les concubins ne peuvent hériter comme les époux. La famille est sans doute fondée sur les lois du sang, mais pas uniquement. Elle est une fiction juridique. Quelle famille l’Eglise catholique défend-elle ? Celle du sang, contre le propos de Jésus ou une fiction juridique ?

On pourrait imaginer qu’elle trouve dans les familles adoptives, voire recomposées, un modèle plus évangélique que la loi du sang et la primauté autoritaire de l’un sur les autres.

 

La critique de la famille par G. de Lagasnerie, je la repère chez François d’Assise, pas au nom de l’amitié, mais de la fraternité, tout spécialement comme force de subversion, de contestation. Pour François, c’est la subversion évangélique. Il découvre dans la rencontre avec le lépreux ou le loup de Gubbio, la fraternité avec les infréquentables et cela l’amène à contester la société, à la quitter, elle et ses évidences. Cela ouvre de nouvelles manières d’exister en société.

La fraternité selon François est un renversement des valeurs sociales, une contestation, une protestation. Ces valeurs de la cité marchande et bourgeoise d’Assise prétendent pourtant bien être une forme de la fraternité, mais cette dernière n’est possible que par l’exclusion de tous ceux qui ne sont pas du même monde. Les marchands d’Assise sont frères à condition de ne pas l’être avec tous. Ces valeurs portent en elles un poison qu’elles instillent et la société d’Assise, comme notre monde, vit de ce qu’elle loue pour mieux le rejeter.

« On ne peut comprendre la signification sociologique, et surtout l’importance existentielle de l’invention de nouveaux modes relationnels qu’à condition de l’intégrer à une problématique renouvelée de la question de l’utopie et de l’aspiration à devenir autre. Lorsque nous venons au monde, les cadres sociaux nous précèdent. Nous sommes produits comme sujets vivants et aimants à l’intérieur de formes instituées : la société est là, elle nous entoure et détermine nos manières d’être, de penser et de sentir - et le sentiment que nos vies vécues sont des vies volées, pré-délimitées, soumises au pouvoir de l’autre, que nous avons finalement très peu de prise sur elles hante la théorie politique, l’éthique, et peut-être au fond chacun d’entre nous, intimement. Et si l’amitié comme culture formait l’une des réponses pratiques à la question de la possibilité d’expérimenter d’autres modes de vies ? Si elle fournissait un point d’appui à l’invention de soi, à la possibilité de vivre autrement et donc, en un sens, à sortir de la société. » (pp. 46-17)

 

 

Caravage, La sainte famille avec le Baptiste vers 1605 

05/10/2025

Contentement hypocrite. La preuve que le compte n'y est pas.

 

Honte au service com et peut-être à la Présidence de l'Église catholique en France. Ce extrait d'entretien de J.-M. Sauvé délivre un satisfecit. C'est bon, c'est fait, c'est derrière nous, on en est sorti.
Et c'est repris en boucle par tous ceux qui en ont assez que l'on parle mal de l'Eglise, mais que cela n'effraie pas que les victimes soient une fois encore invisibilisées.
On peut dire le chemin parcouru, mais on ne peut à ce moment précis pas taire ce qu'il reste à faire, couper les propos. On découvre presque chaque mois un immense pan de pourriture. Aujourd'hui, l'épicentre, c'est l'enseignement catholique.
Quelques propos hors contexte, c'est de la manipulation, du mensonge.
Le chemin est encore long, très. Parce que d'une part, de nouveaux crimes et délits sont perpétrés. Ce qui a changé, c'est qu'il n'est plus vraiment possible de dissimuler, ou du moins de dissimuler des décennies.
D'autre part, les mentalités n'ont pas changé dans une grande partie de l'épiscopat, du clergé et des laïcs. Ainsi les affaires de nominations à Toulouse, Angers, Strasbourg et Marseille ses derniers moins.
Enfin, le cléricalisme, cette sacralisation des clercs, par eux-mêmes et par nombres de laïcs, n'est pas renversé. La conception d'une institution inégalitaire comme le revendiquait pour elle l'Eglise au XIXe est revendiquée par ces clercs et laïcs. C'est en outre anti-démocratique. Mais cqfd, l'Eglise n'est pas une démocratie.
 
PS : sur le site de la CEF on a un moment plus long de l'entretien de JMS. Il n'est pas daté. Ils pourrait dater de la remise du dossier il y a quatre ans. 
1. Il sonne bien différemment de l'extrait, notamment avec les derniers mots. Ce qui s'est passé est dégueulasse. Et ce qui s'est passé, ce sont les crimes, le silence qui les couvre, le cléricalisme qui orchestre le tout. 
2. Si l'entretien a quatre ans, il manifeste encore plus le mensonge. Puisqu'on dit qu'il y a quatre ans, c'était déjà magnifique, cette "marche en avant", et témoigne que l'on a depuis rien de plus à dire... parce que l'on a fondamentalement rien fait de plus.

03/10/2025

Laisser quelqu'un entrer dans sa vie (27ème dimanche du temps)

 La vie de Marc Chagall, 1964, Huile sur toile, 296 x 406 cm, Fondation Marguerite et Aimé Maeght, Saint-Paul-de-Vence. 

 

« Seigneur, augmente en nous la foi. » Noble demande de l’évangile que de nombreux chrétiens ont répétée jusqu’à aujourd’hui. La réponse de Jésus est déconcertante. Notre foi n’aurait pas la taille d’une graine de moutarde, ce qui serait déjà énorme.

Est-ce à dire que personne n’a la foi ? La question est plutôt ironiquement révoquée. La foi n’est pas quantifiable. On ne peut l’avoir plus ou moins. Demander l’avoir plus est aussi absurde que de transplanter un arbre dans la mer. A question stupide, réponse stupide.

Que signifie croire ? Est-ce croire quelque chose, savoir quelque chose avec un haut indice d’inconnaissance, modalité faible du savoir ? Croire serait-ce savoir sans avoir les moyens de prouver ce que l’on croit ? Il faudrait croire l’incarnation et la conception virginale, les miracles et la résurrection. Il faudrait croire le dogme. Il faudrait croire ce que dit l’Eglise, justement parce qu’on ne pourrait pas l’expliquer. Croire, alors, se comprend comme la manière d’adhérer à une série de vérités dites de foi.

Le 19ème siècle a beaucoup pensé ainsi. Newman élabore une grammaire de l’assentiment, même si c’est pour prendre ses distances avec la priorité exclusive du contenu de ce que l’on croit, la fides quae, dirait Augustin. Devant l’énormité des mystères de la foi, devant le doute ou l’impossibilité de comprendre, le besoin de plus de foi s’impose. On comprend que la foi soit quantifiée.

Or dans l’évangile, on ne parle quasi jamais ainsi. Croire, c’est toujours faire confiance ; cela ne vise quasi jamais un contenu. Croire, c’est comme lorsque l’on fait entrer quelqu’un dans sa vie. Cela la change, cela fait envisager la vie autrement, sous une lumière jusqu’alors insoupçonnable. Croire en Dieu, pour les chrétiens, c’est faire entrer Jésus dans leur vie. Ce n’est pas une affaire de convictions, mais de détermination, de réorientation de l’existence, un style de vie. Il n’y a pas à croire plus ou moins. Oui ou non, on laisse Jésus entrer dans sa vie, oui ou non, nos vies sont changées, converties vers et par l’altérité en nous.

Les chrétiens sont allés jusqu’à changer la grammaire grecque, construisant le verbe croire avec un accusatif, le cas du mouvement. Le latin fonctionne pareillement et l’on devrait dire non pas Je crois en Dieu, mais je donne ma foi à Dieu, je me fie à Dieu le Père. Jésus admire la foi de personnes douées pour la pratique de l’autre, « une foi jamais vue en Israël ».

Michel de Certeau parle de la foi comme d’une pratique de la différence, ce don à vivre le quotidien dans la rencontre avec qui je ne suis pas. Qu’est-ce que je fais de l’autre ? Est-ce que je le laisse changer mon existence ? L’autre aliène-t-il, au sens de corrompre, la vie et la société, corrode-t-il mon identité et celle de ma culture ? Jésus s’oppose expressément à la suffisance supérieure de qui pense être chez lui en excluant les autres. Quelle est ma pratique de (la rencontre avec) l’autre ?

Ainsi, même très assidus à la prière, même très attachés à Jésus, si cela ne change pas nos vies, quoi que nous pensions, nous ne sommes pas croyants. C’est la foi par laquelle je vis, fides qua dit Augustin. On n’est pas croyant sans être pratiquant, pratiquant non du culte mais de la différence. C’est ce qu’illustre la dispute avec les pharisiens et l’accueil que réservent à Jésus les publicains, les prostituées, la Samaritaine, la Syrophénicienne, etc.

La vie retournée, et non l’arbre dans la mer, est l’indice d’une pratique de l’autre, que nous savons très bien repérer dans l’expérience amoureuse, dans la paternité et la maternité, dans l’amitié et… avec Dieu. Certes, parce qu’il est des pervers qui détruisent, il s’agit de « savoir en qui on met sa foi », comme dit la deuxième à Timothée, juste dans le passage que nous lisons aujourd’hui, mais en omettant ce verset. C’est incroyable !

Chaque fois que Jésus atteste : « ta foi t’a sauvé », il n’est pas possible de dire un contenu de cette foi. Pas une fois, il me semble, Jésus ne parle de croire en Dieu. (En bonne théologie scolastique, l’existence de Dieu n’est pas un objet de foi !) La foi, non thématique, est épuisée dans la rencontre avec les autres, dont Jésus, par Jésus.

 

Marc Chagall, La Vie, 1964, fondation Maeght, Saint-Paul-de-Vence  

26/09/2025

La résurrection et le pauvre - Lc 16, 19-31 (26ème dimanche du temps)

 




La parabole de la semaine passée ‑ l’intendant malhonnête – ne laisse guère d’autre choix qu’une lecture de second degré. Celle d’aujourd’hui avec le riche et Lazare ne semble pas poser de difficultés, et l’on pourrait se contenter d’en faire une histoire édifiante de premier degré : la manière dont tu te comportes aujourd’hui décide de ce qui t’arrivera après la mort. Le souci des pauvres, l’aumône, le partage, sont, comme l’on dit, des valeurs.

Or une parabole appelle toujours un second degré. Et heureusement, sans quoi, nous validerions la théologie de la rétribution énoncée dans le texte : « tu as reçu le bonheur pendant ta vie, et Lazare, le malheur pendant la sienne. Maintenant, lui, il trouve ici la consolation, et toi, la souffrance. » La monnaie de la pièce est rendue, les comptes réglés.

Le problème, outre cette théologie, c’est l’incohérence. On ne sait rien des mérites de Lazare. Peut-être est-il le pire des salauds. Il ne suffit pas d’avoir souffert la faim, d’avoir été méprisé et piétiné pour être quelqu’un de bien ! Nos valeurs qui vont si bien avec la théologie du mérite et de la rétribution, vont peut-être envoyer dans le sein d’Abraham un criminel !

Le texte se joue de nous : il nous fait détester ce riche nous rendant bienveillants envers Lazare. Avec Abraham, il est le seul à avoir un nom. C’est valorisant d’être rangé du même côté du grand abîme et avec le patriarche. On a pitié de Lazare, de son indigence. Il n’y a que des chiens pour se soucier de lui en léchant ses plaies. Même les miettes et les poubelles lui sont interdites. Le riche apparaît en contrepartie jouissant impudiquement, à la vue de tous, de la bonne chair et coupable d’une injustice perverse : pourquoi interdire à Lazare les miettes sinon par pure méchanceté ? Cela ne lui coûterait pas grand-chose.

Ce n’est pas parce que la pauvreté, la souffrance et l’injustice sont des fléaux qu’il est sensé d’espérer une rétribution post mortem, échafaudant bêtement, au premier degré, une théorie injuste, d’autant plus si elle n’est qu’une inversion des situations. Projeter dans le ciel le renversement de nos frustrations est une attitude infantile qui compte sur un papa tout-puissant pour rétablir nos droits et priver les autres des leurs. Cela relève du ressentiment. « Tu ne l’emporteras pas au paradis ! » Conception du salut fort peu évangélique.

Alors… La parabole ne parle ni du jugement ni du mérite. Elle met en scène le pauvre, souffrant, victime. Que m’importe demain si aujourd’hui je meurs ? Disciple, je ne vis pas pour préparer mon ciel, mais pour que le ciel soit pour tous ici et maintenant. La charité n’est pas un investissement pour l’au-delà, elle est comme la manne, grâce qui s’épuise ou se putréfie à n’être pas vécue ici et maintenant. Passer sa vie à faire de la terre le ciel. Renversement effectivement, selon le mouvement de la parabole.

Le souci du pauvre, est d’abord pour lui. Etre moribond n’est pas vivre selon la dignité de l’être humain mais n’annihile pas la dignité de l’être humain. Pour nécessaire que soit la reconnaissance de la dignité comme un droit de l’homme, elle est reçue sans autre pourquoi qu’elle-même, gratuité. Secourir c’est rendre la vie, relever, ressusciter.

Le souci du pauvre est ensuite souci de Dieu. Il se fait pauvre et se manifeste dans la figure du pauvre, même salaud, parce qu’il porte nos fléaux tant il nous aime. C’est pourquoi, penser Dieu autrement qu’à partir du pauvre, avec lui et comme lui est une hérésie. « Bien que Dieu permette que le riche possède des richesses et puisse en soutenir le pauvre, cependant, c’est l’image du pauvre qui est son image à lui et qu’il aime. » (Hildegarde) Se soucier du moribond, des méprisés, c’est lutter pour la réussite du don de Dieu, de la création, s’engager pour Dieu qui est le don qu’il fait lui-même de lui-même à l’humanité. Le souci des pauvres est théologique. Il dit Dieu, il est annonce de l’évangile.

La vie se joue ici pour ici et non pour après ma mort. Les riches sont déjà morts à se croire vivants d’être dans l’abondance. « S’ils n’écoutent pas Moïse ni les Prophètes, quelqu’un pourra bien ressusciter d’entre les morts : ils ne seront pas convaincus ».

La parabole n’annonce pas demain ; elle constate et montre ce que nous vivons aujourd’hui. Si nous lisons l’évangile, nous savons et pourtant, nous laissons crever le pauvre, plus nous sommes riches, ainsi que le montrent tant de politiques et d’exploitation des uns par les autres dans les sociétés. La parabole ne parle pas de récompense, mais dénonce les injustices et indifférences, surtout si l’on croit celui qui est ressuscité d’entre les morts. Enfin, en outre, par-dessus le marché, la parabole annonce la résurrection de Jésus et constate le refus que nous lui opposons. Le souci des pauvres est inextricablement lié à la résurrection de Jésus, preuve s’il en fallait, de ce que l’on ne parle bien de Dieu qu’à partir d’eux et avec eux.