Le hasard fait que je relis l’éloge de l’amitié que G. de Lagasnerie fait dans son Aspiration
au dehors (Flammarion, Paris 2023), alors que je participe à une rencontre de
prêtres. Choc culturel assuré dont sortent les quelques remarques sans
prétention suivantes. Plutôt que d’opposer la déconstruction (assez partiale)
de la famille au profit de l’amitié, je demeure comme arrêté par la proximité,
au moins sur tel ou tel point entre le discours du sociologue et l’évangile.
Je ne suis pas certain que les chrétiens auraient intérêt à
suivre en tout l’éloge de l’amitié. En revanche, ils feraient bien d’entendre
la critique de la famille.
Quel discours Jésus tient-il sur la famille ? La
question est d’importance quand on mesure combien pour l’Eglise la famille en
bonne et due forme est un modèle et combien toutes les unions irrégulières
posent problème. L’attitude accueillante de François à l’égard de ceux qui sont
engagés dans un lien irrégulier redouble l’intérêt de la question. Il ne change
pas la doctrine, et même la suit, puisqu’il pratique un accueil inconditionnel
ainsi que Jésus le prêche en paroles et en actes. Il hiérarchise la loi par
rapport à la vie, puisque le Fils de l’homme et maître même du sabbat.
Mais voilà que les plus frileux voire réfractaires au
discours de François s’en inspirent désormais. Non pour admettre à la
communion, car là, on touche de trop près au sacré. Mais il y a un élément
nouveau, l’afflux de catéchumènes. Et nombre d’entre eux vivent une situation
relationnelle problématique aux yeux de l’Eglise, relations sexuelles hors ou
avant mariage notamment. On ne va tout de même pas leur fermer la porte au nez,
surtout que ces personnes, souvent jeunes, apparaissent comme la preuve du
renouvellement de l’Eglise par Dieu lui-même.
Je n’entre pas ici dans la question de savoir si Dieu est
pour quelque chose dans l’augmentation, certes réelle mais tout de même encore
fort confidentielle rapportée à la population, du nombre de catéchumènes.
Est-il évident qu’il y a une soif spirituelle ? Dans l’entreprise, par
exemple, pas certain qu’on la voie. Les collègues de travail provoquent-ils les
chrétiens avec qui ils bossent à rendre compte de l’espérance qui les animent ?
Peu importe ici, si ce n’est pour situer le cadre dans lequel je pose la
question : Quel discours tient-il sur la famille ?
Force est de constater que Jésus malmène les liens du sang.
Lc 11, 27-28 « Or il advint, comme il parlait ainsi, qu’une
femme éleva la voix du milieu de la foule et lui dit : "Heureuses les
entrailles qui t’ont porté et les seins que tu as sucés !" Mais il
dit : "Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu et l’observent !" »
Mc 3, 31-35 « Sa mère et ses frères arrivent et, se
tenant dehors, ils le firent appeler. Il y avait une foule assise autour de lui
et on lui dit : "Voilà que ta mère et tes frères et tes sœurs sont là
dehors qui te cherchent." Il leur répond : "Qui est ma mère ?
et mes frères ?" Et, promenant son regard sur ceux qui étaient assis
en rond autour de lui, il dit : "Voici ma mère et mes frères. Quiconque
fait la volonté de Dieu, celui-là m’est un frère et une sœur et une mère." »
Outre le renvoi de la fraternité et de la filiation biologique,
remarquons que la mère de Jésus, figure tellement exaltée, fait partie de ceux
qui veulent faire taire Jésus. On ne le dit jamais, alors même que c’est « parole
d’évangile ».
On pourrait aussi faire valoir que selon le mythe de la
conception virginale, Marie est mère célibataire, que Joseph est l’homme d’une
famille recompose ou décomposée.
Bref, on ne voit guère de quoi fonder le modèle catholique
de la famille.
Lc 14, 26 « Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père,
sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et jusqu’à sa propre
vie, il ne peut être mon disciple. »
Je ne cite
pas les parallèles et me contente de ces trois textes explicites. Je ne
pense pas que l’on trouverait un passage qui aille dans le sens de la promotion
de la famille, si ce n’est la citation de la loi « honore ton père et ta
mère », toujours pris dans une controverse avec ceux qui cherchent noise à
Jésus, veulent le mettre à l’épreuve ou montrer qu’ils sont justes.
Dans la littérature paulinienne, on parle au moins à cinq
reprises d’adoption. Si famille, il y a, ce n’est pas celle du sang, mais celle
du Père dont Jésus est « l’aîné d’une multitude des frères ». Rm 8,
29. On sait que ces textes sont plus anciens que les évangiles. Mais ils
développent la même théologie. Si famille il y a, c’est pour parler de
fraternité, fils et filles d’un seul Père.
Jésus relègue la famille du sang et dessine l’humanité comme
famille. Il maintient l’usage du vocabulaire, n’opte pas par exemple pour celui
de l’amitié, parce que l’amitié est élective, alors que la reconnaissance de la
fraternité universelle s’impose comme une confession de foi : « vous
n’avez qu’un seul père » et « vous êtes tous sont frères » Mt
23, 8-9
L’évangile ne dit rien de la Sainte Famille. Tout ce que l’on
en sait est le modèle de la famille que nous avons projeté dans le ciel.
Feuerbach a démonté ce genre d’idéalisation par divinisation dont le
christianisme a le secret. Si la Sainte Famille a un sens, ce n’est pas par la
canonisation de Jésus, Marie et Joseph, mais comme vocation de l’humanité. C’est
une affirmation morale et politique. Il est impossible de vivre autrement qu’en
frères si l’on se dit fils du Dieu et Père de Jésus.
Je trouve surprenant que l’on ne considère jamais dans l’Eglise
les familles dysfonctionnelles comme naturelles, mais toujours comme des
exceptions à ce que devraient être une famille. On a effectivement, loin de ce
qu’offre l’observation, idéaliser la famille et tout ce qui n’entre pas dans le
cadre merveilleux qu’évidemment elle offre, n’a rien de systémique, comme l’on
dit désormais, mais n’est le fait que de moutons noirs.
Alors que l’on fait mine de croire que désormais on se marie
par amour, on a oublié que pendant des millénaires et jusqu’à récemment, les
femmes étaient l’objet d’échanges entre familles, que les hommes ne
choisissaient par leurs conjointes. Il faudrait dater l’émergence du discours
catholique sur la famille. La fête liturgique de la Sainte famille est
instituée en 1893 et il y a fort à parier que le repli de l’Eglise sur la
chambre à coucher pour gouverner les consciences alors qu’elle a perdu son
pouvoir sur le monde politique coïncide avec l’inflation familiale qui
détermine une si grande partie du discours et de la pratique ecclésiale. (On
repère habituellement le début d’une dévotion à la Sainte Famille au Canada, à
la fin du 17ème siècle.
On devra sans doute aussi lire un peu de la critique
sociologique de la famille. C’est un lieu de transmission par reproduction à
tous les sens du terme, et biologique et culturelle. On reproduit le cadre
social, les manières de penser, le métier du père, etc. Le culte de la famille,
en dehors même de tout aspect religieux est ressort conservateur. Elle consacre
jusqu’à récemment la figure de pouvoir du pater familias. Elle inculte
une forme de hiérarchie sociale guère démocratique. La crise de l’adolescence
est autant celle du devenir adulte de l’enfant que celle de la critique de l’inégalité
injuste des positions dans la famille. Et encore, le droit d’aînesse a perdu
bien de ses compétences, même si par exemple, plusieurs monarchies demeurent
agnatiques. En plus de l’inégalité de rang, il y a celle du sexe.
On sait bien que tous les enfants ne naissent pas d’une
union officielle entre un homme et une femme, mais on ne veut juridiquement et
pratiquement rien en savoir, avec la présomption de paternité et le refus d’héritage
pour les enfants naturels en France jusqu’en 2001. Le mariage dit qui est
héritier de sorte que les concubins ne peuvent hériter comme les époux. La
famille est sans doute fondée sur les lois du sang, mais pas uniquement. Elle
est une fiction juridique. Quelle famille l’Eglise catholique défend-elle ?
Celle du sang, contre le propos de Jésus ou une fiction juridique ?
On pourrait imaginer qu’elle trouve dans les familles adoptives,
voire recomposées, un modèle plus évangélique que la loi du sang et la primauté
autoritaire de l’un sur les autres.
La critique de la famille par G. de Lagasnerie, je la repère
chez François d’Assise, pas au nom de l’amitié, mais de la fraternité, tout
spécialement comme force de subversion, de contestation. Pour François, c’est
la subversion évangélique. Il découvre dans la rencontre avec le lépreux ou le
loup de Gubbio, la fraternité avec les infréquentables et cela l’amène à contester
la société, à la quitter, elle et ses évidences. Cela ouvre de nouvelles
manières d’exister en société.
La fraternité selon François est un renversement des valeurs
sociales, une contestation, une protestation. Ces valeurs de la cité marchande
et bourgeoise d’Assise prétendent pourtant bien être une forme de la
fraternité, mais cette dernière n’est possible que par l’exclusion de tous ceux
qui ne sont pas du même monde. Les marchands d’Assise sont frères à condition
de ne pas l’être avec tous. Ces valeurs portent en elles un poison qu’elles
instillent et la société d’Assise, comme notre monde, vit de ce qu’elle loue
pour mieux le rejeter.
« On ne peut comprendre la signification sociologique,
et surtout l’importance existentielle de l’invention de nouveaux modes
relationnels qu’à condition de l’intégrer à une problématique renouvelée de la
question de l’utopie et de l’aspiration à devenir autre. Lorsque nous venons au
monde, les cadres sociaux nous précèdent. Nous sommes produits comme sujets
vivants et aimants à l’intérieur de formes instituées : la société est là, elle
nous entoure et détermine nos manières d’être, de penser et de sentir - et le
sentiment que nos vies vécues sont des vies volées, pré-délimitées, soumises au
pouvoir de l’autre, que nous avons finalement très peu de prise sur elles hante
la théorie politique, l’éthique, et peut-être au fond chacun d’entre nous,
intimement. Et si l’amitié comme culture formait l’une des réponses pratiques à
la question de la possibilité d’expérimenter d’autres modes de vies ? Si elle
fournissait un point d’appui à l’invention de soi, à la possibilité de vivre
autrement et donc, en un sens, à sortir de la société. » (pp. 46-17)
Caravage, La sainte famille avec le Baptiste vers 1605