Ce qui arrivera à ma mort ne me préoccupe pas. Passer sa vie à préparer le ciel, croire pour demain, ne m’intéresse pas. De surcroît, il n’est pas d’autre manière de préparer la vie après la mort, si elle existe, que de vivre dans la chair, ici et maintenant. Considérer cette vie non comme une propédeutique, mais comme la résurrection et la vie, avec le plus de sérieux possible, ce qui ne veut pas dire qu’il ne faille pas s’amuser ni jouir, au contraire.
La porte étroite s’ouvre pour que l’on ressuscite aujourd’hui. C’est aujourd’hui que le Seigneur nous connaît ou non. Le jugement dernier, dans la chapelle Sixtine, eut-il jamais quelque influence sur le vote des cardinaux ? Ils n’élisent pas celui qui est le meilleur pour l’Eglise mais celui qui va le plus dans leur sens. La preuve en est qu’ils ont toujours choisi l’un d’entre eux, alors que le droit ne l’impose pas. Qui nous fera croire que, depuis que le conclave existe, le meilleur a toujours été un cardinal ? Quelle auto-estime démesurée, quelle superbe ! Qui nous fera croire que la peur du Jugement dernier retient les rois très chrétiens de la guerre et encourage les milliardaires très catholiques au partage sans acception des personnes, hantés par la seule justice ? La peur du jugement dernier a-telle jamais retenu un croyant voire un théologien du fanatisme et de l’intransigeance, cramponné à son catéchisme pour exclure ou supprimer celui qu’il voit hérétique ?
Ceux que je visite en prison, chrétiens ou non, savent qu’ils ne sont pas dans les clous, mais cela n’a pas l’air de leur faire craindre l’enfer. Une fois seulement, un truand, aussi agréable que violent, m’avait dit que la damnation était son tourment. Aussi vertigineux et sans réponse que ce soit, je ne pus que m’interroger : n’aurait-il pas mieux valu que la vie de ses victimes, celles de sa femme et ses enfants aussi, fussent son tourment ? Porte étroite...
Le Seigneur me connaît-il ? Je mange et bois avec lui, au moins sacramentellement. Mais est-ce ce dont il s’agit ? Manger et boire avec lui, s’il s’agit de l’étude, qui d’une façon ou d’une autre est toujours étude de sa parole, dans le grand-livre de la création ou dans celui des Ecritures. Est-ce dont il s’agit ? Manger et boire avec lui, dans la fraternité qui fait vivre parce que l’homme ne vit pas seulement de pain. Est-ce ce dont il s’agit ?
Que savons-nous de l’authenticité de notre vie de disciples ? Devons-nous même en savoir quelque chose ? On s’estimerait en avoir fait assez, ou au contraire n’en avoir jamais fait assez. La même maladie : le salut comme une rétribution, un dû, et non un don, une grâce.
Etre reconnu ou non pour avoir mangé et bu ne peut être affaire de ce que nous avons fait ou non, parce que cela nie la gratuité du don de Dieu. Et la multitude de ceux qui viennent de l’orient et de l’occident, du nord et du midi, prendre place au festin dans le royaume de Dieu n’est pas celle des gens bien mais qui ne comptent pas sur eux pour vivre.
« Mon Dieu, mes amis. » Prière de Jacques Pohier. Compter sur les autres non parce qu’ils sont à mon service, mais parce que sans eux, je ne peux rien faire, je ne suis rien. « Sans moi, dit Jésus, vous ne pouvez rien faire ». Et le moi de Jésus, c’est tous, dès lors que nous nous osons à appeler chacun ami, comme lui, nous appelle ses amis.
La porte étroite ‑ ne pas commettre l’injustice ‑ découvre la Vie, révèle la vie, est son apocalypse, ici et maintenant. Se faire mendiant, tendre les mains, les ouvrir, non seulement parce que c’est l’autre qui fait vivre, mais parce que cela lui permet d’être providence. Les parents savent que leurs enfants ‑ certes pas toujours, mais tout de même ‑ sont leur providence, la joie d’une grâce, d’une gratuité offerte. L’amitié est cela, y compris et d’abord avec l’ami si lointain, mon prochain, celui dont je voudrais savoir être le prochain.
Elle est large la porte qui mène à la mort. Et ce n’est pas bien sûr les futilités de l’existence vilipendée dans les homélies, mais l’injustice, violence et escroquerie, crimes et viols, chaque fois que je mets la main sur l’autre pour prendre, me servir, plutôt que d’ouvrir les mains pour recevoir. Il est assez rare qu’à espérer la vie, à la recevoir, on commette l’injustice. « Je ne sais pas d’où vous êtes. Éloignez-vous de moi, vous tous qui commettez l’injustice. » On dira que cela n’a rien de chrétien, que c’est un simple humanisme. Allez-vous plaindre à Jésus, à notre texte, version lucanienne de la parabole du jugement dernier de Matthieu ! Mais n’oubliez pas, c’est maintenant et pour maintenant qu’il ne faut pas rater la porte étroite de la Vie.
Parvine CURIE (1936)
La porte étroite, 1992
Pierre de Chauvigny, 55 x 32 x 44 cm