25/07/2025

« Toi, toi… » (17ème dimanche du temps)

 


 

La prière, comme un cri quand on n’en peut plus, quand il n’y a plus d’autre recours. C’est Hervé Guibert qui se surprend à prier, lui l’incroyant, emporté par le sida, et la destruction du corps. C’est Anthony, en détention préventive, qui n’en peut plus d’une instruction de plus de deux ans. Ce sont les victimes de viols au Tigré, plus d’une centaine de milliers de femmes, ignorées de toute justice. Ce sont les habitants de Gaza destinés à l’extermination, les malades hurlant leur peur dans la nuit des hôpitaux.

On pourrait multiplier les visages, les noms. Quelques instants de silence et nous devenons compagnons de tant d’hommes et de femmes, d’enfants, qui crient de crever, sans issue. Entendre leur cri, entendre le cri de leur prière nous ramène à notre impuissance. Si nous détournons le regard, ils sont morts ; à les en-visager, nous sommes désarmés.

Et nous croyons que Dieu est ainsi : Il pleure avec ceux qui pleure, humilié avec les humiliés, expulsé avec les immigrés dont on ne veut pas. Il meurt avec eux.

Quel peut bien être le sens de « Demandez, on vous donnera ; cherchez, vous trouverez ; frappez, on vous ouvrira. » Ce n’est pas vrai ! On demande et ne reçoit pas…

L’évangile ment-il ? Faut-il l’interpréter contre la lettre ? Ou bien la lettre dit-elle autre chose que ce que nous entendons ? Je n’ai pas le temps de répondre à ces questions. Je ne veux pas en perdre à démonter les discours qui disent que si, Dieu, intervient. Je me contente de constater un monde dont Dieu est évincé. Sa toute-puissance ne se manifeste pas dans l’abracadabra d’un tour de magie surnaturelle qu’on appelle miracle, mais dans l’impuissante faiblesse qui voit mourir le fils sur la croix et tous les autres. Il faudrait parler du Dieu crucifié, de la Providence, de l’éviction de Dieu hors de ce monde comme chance et pour le monde et pour Dieu, et non comme drame, source de toutes les décadences. Mais mon introduction est déjà trop longue, qui commente le psaume : « Et tu ne réponds pas. »

Il faut essayer de dire quelque chose sur la prière, précisément dans ces conditions, précisément dans ces circonstances, à Gaza ou au Tigré, dans les Centres de rétention administrative ou les prisons, les hôpitaux ou les granges du suicide.

La prière ni n’informe Dieu, ni ne le fléchit, comme déjà l’écrivait Augustin. Elle ne sert à rien. Dans une société où le critère de validité est l’efficacité, ce qui rapporte, la prière est cri de l’inutile ; elle est le cri de la gratuité. Ceux dont nous avons fait mémoire, littéralement ou dans le recueillement personnel, au début de ce texte, le savent. Dans les vies méprisées, battues, abattues, pratiquer la gratuité d’un cri, c’est se dresser contre ce qui abat, un peu relevé, combattre l’inhumain qui étrangle pour demeurer dans la dignité d’exister.

Ils savent bien, celui que son expulsion me force à abandonner, celui dont la mort me sépare alors même que je lui tiens la main, celui que la prison brise et que je laisse à sa solitude désespérée ou à la promiscuité de la surpopulation, que l’écoute de son cri, parfois un silence assourdissant, ne le sort pas de sa situation. Mais, pour quelques heures à nouveau, il demeure un être humain, un vivant. « Tu as du prix à mes yeux » « Je veux que tu vives. »

Ce que nous faisons ou ce dont nous bénéficions par la bonté des frères et sœurs n’est que la pâle parabole de notre Dieu. C’est lui qui dit : « J’ai vu la misère de mon peuple. » « Tu as du prix à mes yeux. » « Je veux que tu vives. » « Aujourd’hui, tu seras avec moi. »

La prière est pro-testation, témoignage en faveur du Jour nouveau. Tournés vers l’Orient d’où surgit la lumière, debout comme les vivants, les mains levées, comme le crucifié dans le face-à-face avec celui que nous cherchons dès l’aube, nous attendons, nous veillons.

Les mots se révèlent vains, même les paroles de la prière de Jésus. C’est toute l’existence qui balbutie, non le nom de Dieu, mais une interpellation qui est aussi confiance et réconfort : « Toi, toi ».

La prière : « Toi » proféré dans le silence de l’absence, gratuité qui dit tout de ce toi.

 

 

18/07/2025

Ecouter, quel job ! Lc 10, 38-42 (16ème dimanche du temps)

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Je ne suis pas certain de savoir me renouveler dans la lecture de Marthe et Marie, et cela depuis déjà plusieurs années, tout particulièrement une séance de caté, avec des CM2. Qui est la servante dans le texte que nous venons de lire ? Marie, bien sûr ! C’est elle qui est assise comme une servante aux pieds de son maître, le Maître. Quant à Marthe, elle ne fait que donner des ordres et adresser des reproches à celui qu’elle appelle Seigneur, alors même que c’est elle qui a l’autorité. Elle reçoit Jésus dans sa maison. Une servante n’a pas de chez soi, encore moins pour y recevoir quelqu’un, surtout le Maître.

Une fois les yeux en face des trous, une fois l’évangile remis à l’endroit alors que tant de commentaires depuis longtemps le lisent à l’envers, à tort et de travers, on est pris de vertige. Comment avoir raison contre la tradition de lecture ? Et que dire, si ce n’est constater que ceux qui se disent au service sont dans l’Eglise les maîtres. Subversion du vocabulaire même, lorsque le ministère est magistère, lorsque les ministres, les petits, ont le pouvoir sur le corps du Christ, eucharistique et ecclésial ? Comment ne pas voir que sous prétexte de recevoir le Seigneur et le servir, on le plante au salon, et on s’enferme dans la cuisine, histoire de ne pas entendre, de ne pas écouter, assurés cependant qu’on est là pour lui.

C’est quoi, ces pères de famille, chrétiens déclarés, qui, avec leur épouse, ont tout donner pour leurs enfants, mais règnent en despote domestique ? Qui sert qui ? On ne va pas béatifier d’un seul coup toutes les femmes en raison de leur sexe, mais enfin, combien ont été et sont servantes domestiques pour que la famille soit si belle ? J’ai tout fait, j’étouffais !

La lecture commune du texte ‑ phallocrate, les femmes à la cuisine – décrit ce que vit l’Eglise qui ne se rend même pas compte de la dénonciation exprimée. Rien ne renverse la conviction que c’est Marthe qui est au service ! Et avec l’Eglise, les sociétés qui exploitent les femmes et refusent une égalité effective. On dira que les choses changent. Oui, si vous voulez, mais si lentement, mais pas de partout, mais avec tellement de contre-exemples.

Voir dans la posture assise de Marie l’action la plus déterminée et exigeante, celle que l’on attend des domestiques. Nous avons du mal ? Est-ce qu’à regarder Jésus, le serviteur, on ne verrait pas mieux ? Or cet homme, ce que l’on retient de lui, dans le credo, c’est sa naissance, où il ne fait rien puisqu’une autre Marie le met au monde, et sa passion, bien nommée, souffrance sans doute aucun, mais aussi passivité. Mais qui dirait qu’il est passif ? Souvent ‑ ainsi sommes-nous ‑ nous voyons mieux quand il s’agit d’un homme. « Voici la servante du Seigneur. Qu’il m’advienne selon ta parole. » disent toutes les Marie.

Jésus écoute. Il écoute son père, il écoute les gens. « Il écoute, attentif à leur cri » comme dit le psaume. Marie écoute. Et écouter est une activité de service. Ecouter, c’est prendre soin. Elle n’écoute pas une leçon de catéchisme. Jésus n’est pas en train de faire un cours de théologie, fût-ce de théologie spirituelle, mystique. Elle écoute Jésus. Nous ne savons pas ce qu’il raconte. Peut-être sa fatigue, ou sa joie de la voir et de profiter d’un moment de repos, ou sa colère devant le mal, surtout l’hypocrisie des bien-pensants, ou son admiration devant la bonté de la veuve et sa piécette, devant la foi de tel ou telle, etc. Elle l’écoute, comme il est, qui il est et l’accueille, non en sa maison, mais en son cœur.

Et même si Jésus lui apprenait le catéchisme ‑ ce qui est risible, n’est-ce pas ‑ Marie lui rendrait service. Aucun maître n’est maître sans quelqu’un pour écouter et apprendre. Son écoute permet à Jésus d’exister. Combien crève de n’avoir personne pour qui exister ?

Ecoute d’une parole vive, de la vivacité de la parole, d’une parole de vie, d’une parole qui donne la vie. Et cela, c’est du boulot. Ça devrait se voir, une vie transformée par la parole de vie. Vous en voyez beaucoup ? Sommes-nous à l’écoute ou claquemurés dans la certitude de notre cuisine, à faire notre petite cuisine ?

Pour ceux d’entre-nous qui essayent de transformer leur vie selon cette parole, de vivre de cette parole (non par une profession verbale de la foi mais dans les actes), pour ceux donc, entre-nous ou ailleurs, qui essayent de changer de vie à l’écoute d’une parole, quel job !



D. Vélasquez 1618 C'est une servante, une vieille femme, qui montre à Marthe ce qui se passe dans la pièce d'à côté, où elle est aussi représentée, en présence de Jésus et de Marie. Une Jean-Baptiste qui tend le doigt pour désigner le Christ. Le service occupe toute la place, du moins les richesses de la table de Marthe. Le pilon d'argent devient la coupe pour laver les pieds dont Marie se sera sans doute servie pour accueillir Jésus.

11/07/2025

Les disciples, Dieu ou le prochain (15ème dimanche du temps)

 


 

Qu’y a-t-il de chrétien dans le geste du Samaritain (Lc 10, 25-37) ? Question anachronique, et même impossible, puisque ce Samaritain n’a jamais existé, personnage par définition fictif de parabole. Et, au moment où Jésus raconte l’histoire, il n’y a pas de chrétiens, cela n’existe pas.

La fiction provoque à la réflexion. Alors demandons-nous si elle parle d’une façon ou d’une autre de l’action chrétienne. Il n’y a dans les gestes du Samaritain rien de spécifiquement chrétien, seulement, si l’on peut dire, le secours porté à autrui, voir, compatir, soigner, déplacer au mieux le blessé, l’héberger, prendre en charge les frais.

Tout cela est trivialement humain, sans aucune référence à Dieu, profane. Est condamnée l’attitude du lévite et du prêtre qui se gardent purs de tout contact avec un quasi-mort, même s’il est vrai, il n’est pas certain qu’ils montent à Jérusalem pour le service du temple. Pas d’impureté, le sacré demeure hermétiquement protégé du profane. La parabole érige en acte modèle l’aide humanitaire et n’a que faire du sacré. Elle fait de l’évangile un humanisme sans Dieu.

Qui oserait tenir ces propos ? Et pourtant, c’est ce que l’on reproche aux chrétiens de l’enfouissement, c’est ce qui commande l’actuelle pastorale, kérygmatique, décomplexée, qui ne voit de chrétiens que le culte, la prière, l’affirmation de son identité et la saine doctrine. « C’est une erreur subjectiviste que de contempler Dieu là où il ne veut pas se donner à contempler, là où il n’est pas : il y a là une limite absolue. La parabole du samaritain (Lc 10, 25-37) est très éclairante sur ce point : le vrai prochain n’est ni le prêtre ni le lévite qui esquivent la douleur du marginalisé et du blessé, mais le samaritain qui le prend en charge et s’occupe matériellement de lui, résolvant ainsi la situation où il s’était vu injustement rejeté. Cette action apparemment profane, apparemment naturelle, apparemment ignorante du sens qu’elle comporte, est bien plus transcendante et chrétienne que toutes les prières et tous les sacrifices faits par les prêtres tournant le dos à la douleur et aux angoisses du milieu qui les entoure. » (I. Ellacuria)

Il n’y a rien à faire de religieux, de sacré, de spécifiquement chrétien pour être chrétien. Il n’y a rien de religieux, de sacré, de spécifiquement chrétien dans l’action et la vie de Jésus. Il s’agit de considérer chacun comme prochain, mieux, de se débrouiller à se faire prochain pour tout homme.

Ce n’est pas circonstanciel, l’affaire de cette parabole. C’est structurel. Si Dieu est le Dieu dont parle Jésus, il passe son temps, son souci, à secourir, à sauver, d’abord ceux qui en ont le plus besoin, blessés, délaissés. Dieu disparaît derrière l’humanité parce que, comme le dit dès le second siècle Irénée de Lyon, la joie de Dieu, Dieu tel qu’en lui-même, « la gloire de Dieu, c’est l’homme vivant ». D’autres auteurs parleront du Dieu « ami des hommes », philanthrope. Un chrétien qui n’est pas philanthrope, en termes plus contemporains, humanitaire, n’est pas disciple du Dieu dont l’action salvifique est par définition humanitaire.

Dieu ne demande pas si tu es baptisé pour t’aimer. Ni si tu es blanc, ou hétéro. Ni si tu es honnête ou pécheur, prisonnier condamné ou modèle de vertu canonisé. « Dieu a tant aimé le monde », et cet amour donne vie, prend soin comme le samaritain, sauve. Certes, je ne sais comment Dieu aime les salauds exponentiels. Qu’il se démerde ! Je suis quant à moi un gracié, un sauvé, avec nombre d’entre nous, la quasi-totalité (si l’on veut une réserve pour les salauds exponentiels). Nous autres, graciés, bénéficions de l’action de Jésus, Le Samaritain.

Je sais bien qu’Irénée ajoute que « la vie de l’homme, c’est de voir Dieu », le contempler. Mais ce n’est pas une condition du salut, bien plutôt une conséquence. Graciés, il se peut que nous ouvrions les yeux sur le Samaritain qui nous sauve, relève et ressuscite.

La vie de Dieu, selon Jésus, pourrait s’intituler « La disparition ». Dieu disparaît derrière les frères, comme le raconte la parabole du jugement dernier de Matthieu, ou l’hymne aux Philippiens. Aimer Dieu, c’est aimer les frères. Voilà le culte véritable et spirituel. « Ceux qui me disent : "Seigneur, Seigneur !" n'entreront pas tous dans le royaume des cieux, mais celui-là seul qui fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux. » « Si quelqu'un dit : "J'aime Dieu", et qu'il haïsse son frère, c'est un menteur »

Dieu ne choisit pour sa gloire que l’amour pour les humains. Il ne veut pas qu’on l’aime lui, mais les prochains, ou, pour l’aimer lui, il n’y a que le fait de se faire prochain de chacun, à commencer par les plus abîmés.