07/11/2025

Un corps vivant (Dédicace du Latran)

 


Pour commémorer la dédicace d’une église, en l’espèce une cathédrale, celle de Rome, le 9 novembre 324, la liturgie fait lire les marchands chassés du temple. L’événement est rapporté par les quatre évangiles, ce qui n’est pas si commun. Les synoptiques le placent à la fin, en ouverture de la passion. Les historiens et les exégètes soulignent le point de bascule : les foules lâchent Jésus qu’elles viennent d’acclamer, juste avant, avec les rameaux.

L’épisode ouvre quasiment l’évangile de Jean, au chapitre 2. Tout le ministère de Jésus est pris dans le grand ménage nécessaire ; le bazar qui encombre le temple et les habitudes de pensée qui font que personne n’en est offusqué, sont renversés. Jésus n’a pas dû faire beaucoup de grabuge dans le temple : on imagine que les commerçants lui seraient vite sauté dessus pour protéger leurs étals ou leurs comptoirs de change.

L’événement, aussi peu important qu’il fût, a été interprété par les premières communautés chrétiennes comme typique de l’opposition de Jésus aux habitudes jérusa­lémites et de l’opposition des gens à sa remise en question, au point qu’il cristallise le conflit.

Jésus s’en prend au système sacrificiel. Le sacrifice n’est pas d’abord une affaire religieuse, plutôt il est indistinctement un acte de la religion et de la vie ordinaire. Comment voulez-vous que l’on mange sans abattoir, et comment abattre les animaux sans sacrifice ? Dans l’Antiquité, il n’y a pas de séparation du politique, de la vie privée et du religieux. La frontière traverse tout cela selon un autre axe régi par une vision religieuse du monde, le sacré et le profane. En renversant les tables, Jésus ne s’en prend pas tant aux marchands qu’il remet en cause une vision du sacré et le sens de la vie commune, son organisation.

Les sacrifices sont à anthropologiquement, socialement et religieusement tellement évidents que le geste de Jésus ne peut pas être compris. Contester les évidences les plus ancrées est insensé, déroute le sens. L’évangile, sous forme de voix-off, note ainsi qu’il a fallu beaucoup de temps pour que les disciples comprennent. Il faut attendre le réveil de Jésus d’entre les morts. Renverser la mort, voilà une impossibilité encore plus insensée.

La révolution ou l’insurrection chrétienne, la résurrection de Jésus, c’est le refus d’opposer un sacré et un profane. Parce que Dieu habite chez les hommes, tout est sacré, ou tout est profane. Dieu-même est profané ou même le paria est sacré. Ce renversement est autrement intempestif que celui de quelques tables de marchands et de changeurs. On ne s’y est toujours pas fait !

Pour commémorer la dédicace d’une église on lit qu’il faut la renverser. « Détruisez ce temple ! » Détruisez vos édifices de pierres, vos édifices idéologiques, anthropologiquement, socialement, religieusement parlant. Ce dont il s’agit est bien autre chose : un corps, celui de Jésus, des pierres vivantes, l’humanité selon le cœur de Dieu, la communauté qui prend vie trois jours après sa mort et qui continue de vivre depuis.

Il y aurait aujourd’hui une soif, une soif de spiritualité, et beaucoup s’en réjouissent. On déplore la perte du sens du sacré. Mais de quoi parle-t-on ? D’une soif de religieux où le profane et le religieux sont clairement distingués ? Le retour du religieux, et on le voit aux Etats-Unis et dans nombre de communautés nouvelles plus ou moins pentecôtistes, c’est le retour du paganisme, la religion du sacré et du profane, et non le retour de ou à l’évangile, qui précisément déclare qu’il n’y a rien de plus sacré que le corps de Dieu, une humanité blessée, pourrie et corrompue même, humanité dont le Christ a fait son corps, humanité que l’Esprit habite comme un temple.

On se moque du caractère sacré des bâtiments, des théories politico-religieuses. On veut que dans la pourriture de nos vies et de nos institutions, un souffle de vie relève les morts comme c’est arrivé pour Jésus, comme c’est arrivé à la création, lorsque d’un peu de glaise, le souffle divin donna haleine, gorge vivante, nephesh raya.

Il est urgent d’abattre les abattoirs ! L’évangile et Jésus n’ont que faire de religion. Ils veulent la vie. « Je suis venu pour que le monde ait la vie, et abondamment ! »

 

Illustration Médaille du Pape Paul IV Carafa (1555-59), revers, les marchands chassés du temple. L'épisode a plusieurs fois été sollicité pour illustrer la Réforme catholique menée par le Concile de Trente. 

 

02/11/2025

« Dieu n’a pas fait la mort » (02 11 25)

 


Plus nous vieillissons, plus nous vivons avec les morts, ou plutôt avec le souvenir des vivants qui désormais sont morts. Parfois cette pensée est douce, la mémoire est présent, cadeau de vivre encore un peu avec eux, d'eux.
Je ne sais pas bien ce que signifie la résurrection de la chair. Assurément pas ce qu'en font beaucoup : "On se retrouvera". Il y a tant de gens que je n'ai pas l'intention de retrouver que cela corromprait la joie de revoir les autres. La résurrection est transformation, métamorphose, divinisation, nouvelle création, en rien continuation.
L'affirmation de la résurrection de la chair c'est d'une part l'affirmation que la chair est bonne, digne, qu'elle a du prix, que la mépriser est coupable. Cela renvoie dos-à-dos ceux qui ne jurent que par l'âme, faisant la bête à faire l'ange, et ceux qui n'ont aucun égard pour (le corps d') autrui.
C'est d'autre part, la révolte contre la fin, cendre ou putréfaction, poussière. Je ne crois pas à la bonne mort. Elle est toujours mauvaise. Et Dieu n'a pas fait la mort, dit le livre de la Sagesse, dans son vocabulaire mythologique. La mort n'est pas un passage comme l'on dit pour euphémiser son horreur. La résurrection de la chair est a minima l'expression de la révolte, celle qui tient debout le grabataire moribond. La résurrection, peut-être à la Don Quichotte, est une rébellion contre la mort.

30/10/2025

Nous voulons tous être heureux (Toussaint)

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Je ne sais qui d’entre veux être saint. Relisant le Journal du curé de campagne, je mesurais tant le côté désuet de la quête, que les critiques dont l’entoure Bernanos au moment même où il la peint.

Ils ne sont plus nombreux ceux vivent à préparer le ciel, voulant éviter des peines éternelles. Et pas sûr que ceux qui passent leur vie à tâcher de faire le bien cherchent la sainteté. C’est encore trop s’occuper de soi que de s’enquérir de sa propre sainteté lorsque l’on veut simplement et ordinairement se faire frère ou sœur de ceux que l’on rencontre, à commencer les dépossédés, comme disent les chrétiens d’Amérique latine, non ceux qui vivent dans la précarité, mais ceux qui ont été dépossédés par l’avidité des riches.

On dira, il y a ceux qui prient et qui placent au cœur de cette prière le désir de la sainteté. Au risque de leur déplaire, je dirais que le Seigneur leur met son pied au derrière. La prière n’est lieu de la sainteté que pour autant que l’on pratique la justice. Cherchez d’abord le royaume et sa justice. Le reste vous sera donné par surcroît. Je ne sais s’il est un ermite, un moine contemplatif ou une moniale qui soit canonisé pour son seul enfouissement dans la prière. C’est leur bonté, leur enseignement, leur œuvre de fondation, ou que sais-je, qui sont connus et non leurs heures d’oraison.

Alors, qui de nous veut être saint, qui voudrait que sa vie ne soit qu’à disposition des frères et sœurs, à commencer des dépossédés ? J’ai peur que la réponse à cette question rende un peu veine la célébration d’aujourd’hui… C’est un peu terrible, la fête de ce jour. Soit on jubile et frappe des mains pour les autres, qui sont saints, mais cela ne nous change en rien et fait de l’évangile une lettre morte, soit on constate que l’on n’a guère envie d’être saint.

Heureusement que, dans la plus grande discrétion, des hommes et des femmes, veulent que ce monde ait saveur de paradis. S’ils sont chrétiens, ils appellent l’expérience de la fraternité avec tous vie éternelle,  vie de et dans l’Esprit. Ils vivent dans un monde nouveau, renouvelé. Voici que je fais toutes choses nouvelles. Le monde ancien s’en est allé.

Le désir de sainteté ne nous concerne pas chacun avec notre petit bon Dieu, notre relation avec Dieu. S’il s’agit d’une illusion ou du solide ? c’est à la disparition hic et nunc de l’ancien monde qu’on le sait. Et c’est tellement inouï, du jamais vu, qu’on n’en sait en général rien soi-même, ne pouvant imaginer un instant être saint, sachant que seul l’amour rend juste.

Le désir de sainteté est politique, disons social. C’est ensemble que nous marchons. C’est ce que l’on appelle l’Eglise. Et nous devons compter sur elle pour nous entraîner, pour briller jusque dans nos ténèbres. Je vous l’accorde, cela n’a rien d’évident.

Mais il ne faudrait pas que nos résistances nous empêchent de voir le royaume et sa justice, dans l’Eglise ou dans la société. Une des manières d’approcher la sainteté réside dans la conversion du regard. Il n’y aurait rien de bon dans le monde d’aujourd’hui ? Il n’y aurait rien de bon dans l’Eglise ? Regarder les pédocriminels, les beaux-discours sur la synodalité qui ont déjà décidé que les femmes ne peuvent être ordonnées, l’usage dévoyé de l’évangile par les extrémistes chrétiens aux Etats-Unis et ailleurs. Et bien non, la sainteté soulève et le monde et l’Eglise.

Et si, dès maintenant, nous qui pleurons du mal, nous pouvions entendre la révélation : heureux êtes-vous, là, maintenant. Non qu’il faille nier les injustices et les crimes. Non qu’un optimisme béat doive nous rendre aveugles. Tout cela existe, est lourd, on en crève.

Mais là, la force vitale de l’Esprit Saint n’agit-elle pas ? Non dans le cœur à cœur de la prière. Là, comme c’est invérifiable ça ne coûte rien de le penser. Mais dans les personnes avec qui nous vivons et qui veulent, comme tous ainsi que le constate Augustin, être heureuses. Augustin cite le païen Cicéron ; nous voulons tous être heureux. Vouloir être heureux avec et pour les autres dans des institutions justes, n’est-ce pas cela le désir de sainteté. Pourquoi dirait-on les saints bienheureux, autrement ?

Bonne fête à qui veut être heureux, qui veut le bonheur, la vie heureuse, bienheureuse !

 

Manuel Reanda,  

24/10/2025

La joie d'être aimé tel qu'on est / Lc 18, 9-14 (30ème dimanche du temps)

 

La parabole du pharisien et du publicain (Lc 18, 9-14) est tellement limpide que le commentaire encourt de n’être que paraphrase. Une chose cependant fait problème, l’évidence sereine de la punition du pharisien qui sera abaissé, non-justifié, selon la logique ordinaire de la rétribution. Pourquoi faudrait-il qu’il ne soit pas lui aussi pris sous la bonté de Dieu ? Chez Matthieu, Dieu est bon pour les bons et des méchants, mais chez Luc, la bonté divine concerne « les ingrats et les méchants » (Lc 6, 35) parce que personne n’est bon. « Nul n’est bon, que Dieu seul » (Lc 18, 19), dit-on trois versets plus loin.

La parabole fait problème si nous ne pouvons pas nous réjouir de l’exclusion du pharisien de cette bonté. Se réjouir de la punition du pharisien, c’est se penser meilleur que lui. Nous serions plus pharisiens que lui ! C’est dire combien la parabole nous est « adressée ». Si nous voulons vivre de la bonté de Dieu, elle nous oblige à prendre la seule place possible, celle du publicain. Et il n’y a pas de quoi être fier, nous serions alors de nouveau pharisiens. Il y a un pharisaïsme de publicain, il n’y a que cela : le pharisaïsme est le propre des pécheurs.

Pour Luc, tous sont pécheurs. Personne n’échappe à sa misère, à sa crasse et se penser capable du contraire, c’est cela être hypocrite, pharisien. Le Jésus de Luc ne cherche pas à nous culpabiliser ou à nous diminuer dans une forme de misérabilisme castrateur. Il demande seulement que l’on regarde les choses en face, sans tricher. Qui peut se penser indemne de tout mal commis ? C’est du Paul ! « Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance pour faire à tous miséricorde. » (Rm 11, 32)

La parabole met en crise la justice parce que la justification ne juge pas, ne rend pas la justice, mais justifie, rend juste. Nous sommes effectivement au cœur de l’évangile de Paul. Avec Martin Luther, nous entendons résonner l’évangile de la miséricorde et de la grâce.

Cette miséricorde sans distinction, ou plutôt réservée aux ingrats et aux méchants – il n’y a que cela ‑, cette miséricorde universelle ne s’oppose pas à la nécessité de la conversion. Au contraire, elle en est la source, car « Dieu seul est bon », il est la source de la bonté. Il est plus urgent que jamais de se convertir. Les manières de mener notre vie, en méprisant voire tuant les frères ou en les relevant et les soignant, ne sont pas équivalentes sous prétexte que Dieu serait bon pour les méchants et les ingrats. Et si nous ne le savons pas, c’est que nous sommes pharisiens. Les frères et sœurs écrasés et humiliés savent que le bien et le mal, ce n’est pas la même chose, ça ne revient pas au même.

Se penser sans compromissions avec le mal, c’est être du côté des puissants, même misérables, parce que c’est misérable de se croire bon, de trouver pire que soi à mépriser, ne serait-ce qu’en se comparant et se rassurant de n’être pas le pire. C’est un jeu infantile de savoir qui est le meilleur, le plus fort, jeu qui devient pervers lorsqu’on est adulte.

Luc ne nous dénie pas une once de bonté. L’enfermement dans le péché n’empêche pas d’être quelqu’un de bien. C’est pour cela que Jésus « dit encore, à l’adresse de certains qui se flattaient d’être des justes et n’avaient que mépris pour les autres, [notre] parabole ».

La bonté en nous cohabite toujours avec le mal et, parfois, le crime. Et nous n’aimons pas ça au point de ne pas le voir. Je constate que beaucoup sont prêts à plaindre les détenus de leur situation, mais peu se pensent comme eux. Etre condescendant, c’est encore regarder de haut, et le mépris n’est pas loin. Nous ne sommes pas séparés – séparé, c’est le sens du mot pharisien. Nous sommes frères en humanité, et dans le mal. Le pharisien n’a pas besoin de justification, puisqu’il est juste. Le pharisien bien sûr a besoin de justification et de la bonté divine, mais il ne peut l’accueillir car il ne le sait pas. Il se croit juste. Artisans du mal, impossible de s’exclure, d’être séparés, dans le bon camp.

« Tout homme qui s’élève sera abaissé et tout homme qui s’abaisse sera élevé » n’est pas le renversement de la rétribution pas plus que « derniers premiers, premiers derniers ». Il n’y a qu’élévation, résurrection, puisqu’il n’y a que des publicains, à moins que nous persévérions à nous penser meilleurs, à confisquer la richesse laissant les autres à la pauvreté et la faim. « Il renverse les puissants de leur trône, il élève les humbles, il comble de biens les affamés, renvoie les riches les mains vides. » Le Magnificat ne dit pas une sanction, mais l’heureuse espérance. Nous sommes aimés tels que nous sommes. Alors nous regardons les frères et sœurs comme Dieu nous regarde.

 

Alfred Manessier, Pour la mère d'un condamné à mort, 1975