19/12/2025

Que sera donc cet enfant ? (4ème dimanche de l'avent)

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Ce que l’on appelle conception virginale de Jésus dans le sein de Marie n’est rapporté qu’en deux endroits du Nouveau Testament, par Matthieu et Luc seulement. Leurs récits sont-ils historiques ou théologiques ? L’un n’empêche pas l’autre, mais le but est différent. Le recours au mythe (parce que ce que l’on rapporte n’est pas observable) peut n’avoir pas moins de poids en termes de vérité qu’un relevé historique, qui est toujours un point de vue. Les faits sont choisis, agencés, rapprochés ou opposés selon la perspective du propos.

On ne peut pas dire n’importe quoi, ni avec le mythe, ni avec l’histoire. Pour s’en tenir aux seuls faits, on peut penser à ce qu’enregistre une vidéo-surveillance. Elle ne voit pas tout et découpe le réel à la taille de son objectif. Si une personne en train de courir entre dans le champ, on ne sait pas si elle fuit ou s’élance pour secourir quelqu’un d’autre hors-champ. Il faudrait pour être exhaustif multiplier les angles de vue, ce qui est impossible. Et cela ne dirait encore rien de ce à quoi pensent les personnes, cela ne dit rien de leur histoire !

Le type de récits que sont les évangiles de l’enfance n’est pas une exception dans la littérature du premier siècle. L’invention d’une naissance merveilleuse n’est pas perçue comme une tromperie mais sert le propos littéraire de la biographie d’un grand homme.

Pour Luc, Marie reçoit l’annonce : « Marie dit à l’ange : "Comment cela va-t-il se faire puisque je ne connais pas d’homme ?" L’ange lui répondit : "L’Esprit Saint viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre ; c’est pourquoi celui qui va naître sera saint, il sera appelé Fils de Dieu." »

Pour Matthieu, Joseph est le protagoniste. L’annonce est placée dans le cadre d’un songe. C’est dire que l’on n’est pas en train de rapporter des faits, méticuleusement vérifiés, mais que l’on fait signe vers autre chose qu’il faut savoir lire. « Voici que l’ange du Seigneur lui apparut en songe et lui dit : "Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre chez toi Marie, ton épouse, puisque l’enfant qui est engendré en elle vient de l’Esprit Saint ; elle enfantera un fils, et tu lui donneras le nom de Jésus (c’est-à-dire : Le-Seigneur-sauve), car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés." »

Matthieu ne raconte pas l’épisode de Jésus au temple où Luc écrit : « "Comment se fait-il que vous m’ayez cherché ? Ne saviez-vous pas qu’il me faut être chez mon Père ?" Mais ils ne comprirent pas ce qu’il leur disait. » Comment imaginer que Marie, quelques années après la conception magique de son fils en sa chair, ne se souvienne pas ce qui s’est passé et ne comprenne pas la réponse ? Si Jésus est conçu miraculeusement en elle, pas grand-chose ne devrait étonner Marie, surtout pas que son fils appelle Dieu son Père. Pourquoi Luc lui fait-il oublier la conception virginale ? Parce qu’il n’en parle pas. Il raconte autre chose.

L’oubli de Marie invite à ne pas considérer la conception virginale comme la réponse aux questions de curieux ou de catéchisme, une manière d’avoir un exposé dogmatique qui aurait réponse à tout. Les deux récits de la conception virginale ne sont pas des réponses mais des énigmes. Il faut s’interroger sur cet enfant. Ce que fait encore Luc : « Que sera donc cet enfant ? » Les récits évangéliques s’emploient à permettre une réponse.

Chez Matthieu comme chez Luc, le genre littéraire des évangiles de l’enfance ne relève pas du reportage. Il y a bien enquête, histoire dit-on en grec. Mais l’enquête, surtout en son introduction, est là pour interroger, intriguer, mener plus loin. L’évangile n’est pas un livre de recettes ni un catalogue de réponses, mais une manière de mettre chaque vie en énigme par les paroles et les actes de Jésus. Si réponse il y a, elle ne consiste pas en un énoncé, mais en des vies transformées, des conversions. Jésus est lui-même le converti, tourné vers les Père. Son existence est provocation à la conversion, à se tourner à son tour vers le Père, c’est-à-dire vers l’ensemble de ses enfants, à commencer par les plus méprisés.

Avec Jésus, lieu de Dieu dans l’histoire, on ne risque pas de ne pas donner tout son poids à l’histoire, celle de cet homme, celle de l’humanité. Mais la prise en compte de l’histoire, ce n’est pas un reportage ou une collection de vérités, mais une lecture, à chaque époque, à chaque vie, provoquée par la vie de Jésus. L’évangile répond à la question « que sera donc cet enfant ? » par les conversions qu’il suscite, hier et aujourd’hui, par des vies qui voudraient prendre Jésus comme maître et Seigneur.

 

La Tour, Le songe de saint Joseph, 1640-45

12/12/2025

En matière de vérité divine, ne rien savoir (3ème dimanche de l'Avent)

 

« Es-tu celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre ? » (Mt 11, 2-11) La question est curieuse. S’il est celui qui doit venir, comment serait-il déjà là pour qu’on lui pose la question ? Et pourquoi croirait-on sa réponse, puisqu’il y a doute. Quant à en attendre un autre, qu’est-ce qui permettrait de le reconnaître à son tour ? Si l’on est dans un jeu d’identification, de vérification d’identité, pour être certains qu’on tient le bon, nous sommes refaits.

Si « celui qui doit venir » est le Messie, alors, il est normal qu’on ne le reconnaisse pas, qu’on ne puisse pas savoir ni à quoi il ressemble, ni à quoi on pourrait le repérer. La figure messianique est énigmatique ; la question de Jean vise moins à résoudre l’énigme qu’à la poser en interrogeant l’impossibilité de savoir de sorte qu’il ne reste qu’à attendre. Et c’est ce que fait le peuple de la première alliance, et c’est ce que rappelle opportunément l’Avent.

Il y a les distributeurs de réponses. C’est sûr qu’ils ne vont pas le reconnaître, qu’ils vont le rater, mais cela ne les inquiète pas puisqu’ils sont convaincus de savoir. Si Jésus avait répondu en termes de oui ou non, à coup sûr, Jean aurait su que Jésus ne pouvait pas être le messie attendu, qui vient à la dérobée, comme un voleur, dont le visage s’efface dès que le reconnaissent les disciples à la fraction du pain.

C’est que la connaissance du Messie n’est pas affaire de savoir mais de monde nouveau, banquet eschatologique, monde réconcilié, dissolution du mal et fraternité. En dehors d’un tel monde, impossible de savoir de qui il s’agit, et encore moins de le reconnaître. « "Faire la vérité." L’alpha et l’oméga de la prédication évangélique, c’est "convertissez-vous". Une coupure doit s’introduire dans notre vie : la conversion n’est pas accomplie une fois pour toute, elle est d’abord entrée dans un mouvement. [Ensuite] pratiquer l’hospitalité. »

Lorsque Jésus pose la question de ce que l’on est allé faire avec Jean, de nouveau l’énigme, sous forme d’une contradiction. Rien de cohérent, parce qu’aucune conversion ne s’en est suivie. Si vénérer un prophète ne change pas la vie, c’est hypocrisie. Combien plus si c’est le prophète qui annonce l’imminence du Messie, le plus grand ? Et combien plus, s’il s’agit du Messie ; mais cela on le sait déjà, on vient d’en parler.

Ainsi, en matière de vérité divine, messie ou prophète, aucun savoir, la conversion. « On demande à la doctrine d’être un lieu idéologique […] La doctrine ne peut pas, comme lieu, s’identifier longtemps au "sens" évangélique. » La vérité comme lieu, comme appartenance, c’est aussi vain que mensonge. On comprend qu’il n’y ait pas pire ennemi à l’évangile que les pharisiens. On comprend qu’au long des siècles, la vérité divine ait suscité tant de pharisiens, que l’on ne s’en sorte pas du pharisaïsme.

Si le Messie c’est l’énigme, le savoir, c’est l’Antichrist. Dostoïevski l’a bien montré avec sa légende de l’inquisiteur. Le problème n’est pas la confession mais la conversion. Réciter le Credo n’est possible que comme acte de conversion, ouvriers du monde nouveau, temps messianiques. Les mots ne sont pas l’enjeu, mais avec la foi, la vie est enjeu, en jeu.

N’est-ce pas le sens de la réponse de Jésus aux envoyés de Jean ? Il dessille les yeux par sa pratique de l’hospitalité envers tous. « Les aveugles retrouvent la vue, et les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, et les sourds entendent, les morts ressuscitent, et les pauvres reçoivent la Bonne Nouvelle. »

Là seulement, nous entrevoyons un reflet du visage du Messie, défiguré, qui n’a plus d’apparence humaine. A force de savoir, nous n’avons plus à le chercher, et les pauvres crèvent, et nous errons loin de la vie, immergés dans le mal, et il meurt au gibet.

 

(Les citations sont de M. de Certeau, « Comme des nomades », Cultures & foi, Lyon n°43-44, été 75)

Vitrail Jean Ricardon, Abbaye d'Acey (39)