La parabole de la semaine passée ‑ l’intendant malhonnête – ne laisse guère d’autre choix qu’une lecture de second degré. Celle d’aujourd’hui avec le riche et Lazare ne semble pas poser de difficultés, et l’on pourrait se contenter d’en faire une histoire édifiante de premier degré : la manière dont tu te comportes aujourd’hui décide de ce qui t’arrivera après la mort. Le souci des pauvres, l’aumône, le partage, sont, comme l’on dit, des valeurs.
Or une parabole appelle toujours un second degré. Et heureusement, sans quoi, nous validerions la théologie de la rétribution énoncée dans le texte : « tu as reçu le bonheur pendant ta vie, et Lazare, le malheur pendant la sienne. Maintenant, lui, il trouve ici la consolation, et toi, la souffrance. » La monnaie de la pièce est rendue, les comptes réglés.
Le problème, outre cette théologie, c’est l’incohérence. On ne sait rien des mérites de Lazare. Peut-être est-il le pire des salauds. Il ne suffit pas d’avoir souffert la faim, d’avoir été méprisé et piétiné pour être quelqu’un de bien ! Nos valeurs qui vont si bien avec la théologie du mérite et de la rétribution, vont peut-être envoyer dans le sein d’Abraham un criminel !
Le texte se joue de nous : il nous fait détester ce riche nous rendant bienveillants envers Lazare. Avec Abraham, il est le seul à avoir un nom. C’est valorisant d’être rangé du même côté du grand abîme et avec le patriarche. On a pitié de Lazare, de son indigence. Il n’y a que des chiens pour se soucier de lui en léchant ses plaies. Même les miettes et les poubelles lui sont interdites. Le riche apparaît en contrepartie jouissant impudiquement, à la vue de tous, de la bonne chair et coupable d’une injustice perverse : pourquoi interdire à Lazare les miettes sinon par pure méchanceté ? Cela ne lui coûterait pas grand-chose.
Ce n’est pas parce que la pauvreté, la souffrance et l’injustice sont des fléaux qu’il est sensé d’espérer une rétribution post mortem, échafaudant bêtement, au premier degré, une théorie injuste, d’autant plus si elle n’est qu’une inversion des situations. Projeter dans le ciel le renversement de nos frustrations est une attitude infantile qui compte sur un papa tout-puissant pour rétablir nos droits et priver les autres des leurs. Cela relève du ressentiment. « Tu ne l’emporteras pas au paradis ! » Conception du salut fort peu évangélique.
Alors… La parabole ne parle ni du jugement ni du mérite. Elle met en scène le pauvre, souffrant, victime. Que m’importe demain si aujourd’hui je meurs ? Disciple, je ne vis pas pour préparer mon ciel, mais pour que le ciel soit pour tous ici et maintenant. La charité n’est pas un investissement pour l’au-delà, elle est comme la manne, grâce qui s’épuise ou se putréfie à n’être pas vécue ici et maintenant. Passer sa vie à faire de la terre le ciel. Renversement effectivement, selon le mouvement de la parabole.
Le souci du pauvre, est d’abord pour lui. Etre moribond n’est pas vivre selon la dignité de l’être humain mais n’annihile pas la dignité de l’être humain. Pour nécessaire que soit la reconnaissance de la dignité comme un droit de l’homme, elle est reçue sans autre pourquoi qu’elle-même, gratuité. Secourir c’est rendre la vie, relever, ressusciter.
Le souci du pauvre est ensuite souci de Dieu. Il se fait pauvre et se manifeste dans la figure du pauvre, même salaud, parce qu’il porte nos fléaux tant il nous aime. C’est pourquoi, penser Dieu autrement qu’à partir du pauvre, avec lui et comme lui est une hérésie. « Bien que Dieu permette que le riche possède des richesses et puisse en soutenir le pauvre, cependant, c’est l’image du pauvre qui est son image à lui et qu’il aime. » (Hildegarde) Se soucier du moribond, des méprisés, c’est lutter pour la réussite du don de Dieu, de la création, s’engager pour Dieu qui est le don qu’il fait lui-même de lui-même à l’humanité. Le souci des pauvres est théologique. Il dit Dieu, il est annonce de l’évangile.
La vie se joue ici pour ici et non pour après ma mort. Les riches sont déjà morts à se croire vivants d’être dans l’abondance. « S’ils n’écoutent pas Moïse ni les Prophètes, quelqu’un pourra bien ressusciter d’entre les morts : ils ne seront pas convaincus ».
La parabole n’annonce pas demain ; elle constate et montre ce que nous vivons aujourd’hui. Si nous lisons l’évangile, nous savons et pourtant, nous laissons crever le pauvre, plus nous sommes riches, ainsi que le montrent tant de politiques et d’exploitation des uns par les autres dans les sociétés. La parabole ne parle pas de récompense, mais dénonce les injustices et indifférences, surtout si l’on croit celui qui est ressuscité d’entre les morts. Enfin, en outre, par-dessus le marché, la parabole annonce la résurrection de Jésus et constate le refus que nous lui opposons. Le souci des pauvres est inextricablement lié à la résurrection de Jésus, preuve s’il en fallait, de ce que l’on ne parle bien de Dieu qu’à partir d’eux et avec eux.