28/03/2025

Le fils rapace et racaille du Prodigue Lc 15, 11-32 (4ème dimanche de carême)

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Dans quel état d’esprit est le frère aîné de la parabole (Lc 15, 11-32), comment pense-t-il ? Nous interprétons souvent son comportement comme de la jalousie : Tu en fais trop pour lui, tu n’en as jamais fait autant pour moi. Pour lui le veau gras, pour moi, que de chique !

Or, le père a exactement le même comportement pour l’un et l’autre. Il attend le cadet et, le voyant arriver, court se jeter à son cou comme il sort pour supplier l’aîné. Et n’a-t-il fait le partage de ses biens, de sorte que si le cadet reçoit sa part, l’aîné aussi ? C’est expressément dit : il leur partagea ses biens. C’est plutôt le Père qui n’a plus rien, qui serait lésé, indigent, s’étant dépossédé non pas de tout ce qu’il a, mais de ce qu’il est. ‑ Les mots employés ont un double sens ; « part de fortune » se dit avec le terme qui désigne l’être ; « biens » avec celui qui dit la vie. C’est son existence, ce qu’il est que partage le Père, sa propre vie, prodigue.

L’aîné apparaît alors sous un autre jour. Il ment, ou pour le moins est dans le déni. Le père ne risque pas de lui donner un bouc, animal au goût immangeable, de sorte que le reproche claque comme une insulte. Il a reçu avec son frère tout ce qu’a, est son père. Son regard sur son père et son frère les déforme en monstre. Le père se contente de répondre avec affection ‑ « mon enfant » ‑ ce qu’on sait : tout ce qui est à moi est à toi, tout est tien.

Selon l’aîné, le cadet aurait « bouffé les biens, la vie, avec des prostituées ». Là encore la violence du vocabulaire, bouffer, dévorer, excès bestial. Qu’en sait-il ? L’a-t-il croisé en des lieux licencieux ? Est-ce de la médisance, de la diffamation ? Lui, en revanche, est pur, il a toujours tout bien fait, ‑ j’ai tout fait, j’étouffais. Pas une fois il n’a transgressé le moindre des ordres. Mais qui donne des ordres, exige, sinon les fils. Le père est réduit à obtempérer à la demande d’héritage du cadet et à supplier le second de bien vouloir entrer. Il n’est pas homme à exiger, à ordonner de façon despotique. Pourquoi le percevoir ainsi ? Pourquoi pense-t-on Dieu ainsi ? S’il est un péché dans ce texte, c’est l’image que l’on se fait du Dieu père ?

L’aîné est convaincu d’être dans le bien, d’être quelqu’un de bien, de se sacrifier. Or c’est le père qui a donné sa vie. S’il est un sacrifice dans l’histoire, c’est celui du veau gras. Il n’y a plus de sacrifice, mais le don de soi, comme des parents, des amants.

Le sentiment d’être dans le bien rend mauvais, trafique la perception de la réalité, rend l’autre responsable des maux et dérèglements. Lorsqu’un pays va mal, c’est de la faute des pauvres et des migrants, ceux qui profitent du système. Il est normal que les plus riches récupèrent ce qui est dans la poche des autres ; cela leur revient de droit. Le riche a tous les droits. La loi de la jungle démantèle l’Etat de droit. Comme si le territoire de l’autre était mien, y compris s’il s’agit d’un confetti à peine autonome. Rapiat, rapace, racaille.

La conviction du riche, celui qui n’a pas tout dépensé, celui qui n’est pas à mourir de faim, celui qui n’est pas rejeté ne trouvant nulle part où s’embaucher, est d’être dans ses droits, qui ne sont autres que le droit du plus fort. Il proclame avoir tout bien fait, donc tout lui revient. Et ce qui vaut économiquement illustre les convictions culturelles et religieuses.

Jésus s’attaque à ce qu’il appelle l’hypocrisie pharisienne. La preuve du danger qu’il représente ? Il mange avec les publicains et les pécheurs. C’est un acte de rébellion, d’insurrection, de déstabilisation des institutions, de renversements de nos valeurs. Il piétine notre identité. C’est un sacrilège tout autant qu’un crime contre la souveraineté de l’Etat. Le veau gras, c’est lui ! C’est lui qui passe à la casserole, non pas tant pour nourrir la fête, festin eschatologique, que par la violence de ceux qui sont à leurs propres yeux, les seuls justes ; la justice consistant à mentir, à dauber, à s’en mettre plein les fouilles. L’aîné a tout, mais il est convaincu d’être lésé. Il ne voit pas qu’il mange la laine sur le dos de son propre père, et couvre son ignominie à prétendre obtempérer aux moindre des ordres divins.

La parabole pourrait bien être ni une affaire de pardon, ni de résurrection, mais l’illustration de ce que nous vivons, le pouvoir de qui veut tout sans partager, alors qu’il a tout reçu en partage. La parabole pourrait bien être politique, la contestation du pouvoir des puissants. Une fois encore Luc décline ce que le Magnificat annonçait dès le premier chapitre ; il renverse les puissants de leur trône, renvoie les riches les mains vides.

Et si nous ne lisons la parabole ainsi, ne serait-ce pas de ne pas vouloir entendre les béatitudes et leur conséquence : « Malheureux, vous, les riches. »

Keith Haring 1982, sans titre.

21/03/2025

Le jugement dernier est résurrection (3ème dimanche de carême)


« Faire honte, ça ne m’intéresse pas. Je n’ai pas d’affects de cruauté même avec les gens qui ont été cruels, Je ne me réjouis jamais de voir puni quelqu’un même pour des actes très très graves. J’ai toujours eu un peu de pitié en moi pour les gens extrêmement violents. Je pense que, avec Durkheim, la pitié pour le criminel est le point de départ d’une civilisation. Cela ne veut absolument pas dire que les actes n’ont pas été terrifiants, que les gens ne sont pas blessés, ne sont pas meurtris. Il ne faut pas lier la reconnaissance d’une blessure à la construction de celui qui l’a infligée comme un monstre ou comme un criminel. On peut faire une théorie et une science de la blessure différente, sans nier les blessures ni les viols, ni les agressions ou toute forme de meurtre, mise en danger de la vie d’autrui ou de son intégrité. »

Ces mots sont ceux de l’auteur de Par-delà le principe de répression. Punir, est-ce rendre justice ? Ces mots sont inaudibles mêmes derrière les barreaux. Combien de détenus pensent normal de payer leur dette à la société ? Quelle dette ? Depuis quand une peine permet-elle de rembourser ou de guérir une victime ? Quelle dette envers la société ?

S’ils pensent ainsi, comment les condamnés pourront-ils se regarder de nouveau, « s’aimer humblement soi-même, comme n’importe lequel des membres souffrants de Jésus-Christ » ? Comment être quitte avec qui l’on a tué ou violé ? Comment ne plus s’en vouloir ?

Le mal n’est jamais bon, y compris s’il est punition. Le mal n’est jamais justifié, y compris lorsqu’il faudrait punir quelqu’un du mal qu’il a commis. Rajouter du mal au mal n’est pas stopper le mal, mais l’honorer, le poursuivre, de multiplier.

Avec mon auteur, je ne veux avoir, au moins déclarativement, aucune complicité avec les maux, les crimes et délits, quoi qu’il en soit de ma vie. Faire souffrir n’est jamais la réplique au mal commis. « Voir souffrir, quel plaisir ! » ; Nietzsche se moquait des justiciers.

Le jugement dernier, c’est le non au mal. Et ce non, sous peine de se contredire, ne peut être un mal. Dire non au mal, c’est pour relever, ressusciter. Oui, en premier, la victime, parce que les derniers sont les premiers. Mais aussi, le bourreau.

Il est des bourreaux dont je ne sais que faire. Hitler et quelques autres. Je veux bien que devant ces gens-là, mon raisonnement ne tienne pas, qu’il ne soit plus possible de raisonner. Et pourtant, j’aimerais que leur folie meurtrière ne m’entraine pas, n’entraîne pas l’humanité avec eux. Vous me direz, quand l’agresseur menace de son canon, il est sans doute requis de lui tirer dessus au plus vite. Si pour moi je peux choisir la non-violence jusqu’à y passer, je me dois de tirer plus vite lorsqu’un enfant est tenu en joue. C’est ce que l’on appelle le péché originel, l’impossibilité d’être indemne du mal, toujours sous sa loi, son emprise.

On ne construit pas une politique de la sécurité avec de telles simplismes. Il y aura toujours des criminels violents, cyniques, pour détruire ceux qui les empêchent d’être encore plus riches, ne serait-ce que parce que le bien des pauvres n’est pas encore leur. Cette histoire est racontée dans les Ecritures. « Cet homme, c’est toi ! »

Le jugement dernier c’est la résurrection. « Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive. » Ainsi, rien ne vient comme sanction du destin. Dieu ne permet jamais le mal. Entre punition et guérison, il faut choisir. Et Jésus en paie le prix, y met le prix. Par fidélité à ce qu’il croit du Dieu qui aime « les ingrats et les méchants », il poursuit jusqu’au bout le chemin de l’amour, y compris de l’ennemi.

C’est une conversion de l’idée que nous nous faisons de Dieu. Il ne punit pas, ne permet pas le mal, parce qu’il en est lui-même la victime. C’est pour être à tout jamais du côté des victimes que Dieu meurt en Jésus, ce n’est pas pour faire souffrir le coupable. C’est parce que Dieu meurt en Jésus pour dire non au mal que le jugement dernier est résurrection.

Je serai traité de rêveur irresponsable et c’est terrible alors que l’équilibre mondial est fragilisé. J’assume de penser qu’il n’y a que la contagion, homme à homme, personne à personne, de la bonté, qui révolutionne le monde. Si vous voulez appeler cela l’espérance, pourquoi pas. Mais à une condition, ce n’est pas pour demain qu’il faut refuser le mal, après la mort, mais aujourd’hui. Non du jugement dernier au mal, non à ce qui détruit ‑ qui est résurrection.

14/03/2025

« L’aspect de son visage, autre » (2ème dimanche de carême)

Macha Chmakoff 

 

« Celui-ci est mon fils, celui que j’ai choisi : écoutez-le ! » Ecoutons cette phrase. Elle désigne une personne comme fils du locuteur. Un Père parle donc qui présente à d’autres son fils. Cela n’a pas lieu tous les jours, mais dans certaines circonstances, nouvelles. On pourrait ne pas connaître celui qui parle, et n’est alors dite que la relation entre ces deux personnes.

Le fils est qualifié par une apposition, le choisi, l’élu, celui qui est appelé d’entre les autres. Ainsi donc, il y aurait d’autres fils et sans doute des filles. Et parmi eux, un élu, quelqu’un de choisi. L’unicité du fils repose dans la déclaration paternelle sur l’élection et non sur l’être du monogène. Cette élection fait l’unicité et justifie que l’on écoute.

Peut-on savoir s’il y a quelques critères pour l’élection ou si elle est déterminée par un arbitraire ? Y a-t-il une préférence affective, stratégique, perverse de la part de celui qui choisit ou une raison qui s’impose. Pourquoi cet homme est-il le fils élu, le fils, le choisi ? Pourquoi lui et non un autre ?

Elargissons le regard de la phrase au contexte, celui d’une transfiguration. Le mot n’est pas prononcé par Luc. Ici n’est pas dit la métamorphose, la transformation. Il y a une prière, non un texte, une demande, mais une action. C’est un verbe à l’infinitif qui est substantivé. Dans le (fait de) prier, dans l’action de prier, « l’aspect de son visage, autre. » Pas de verbe cette fois. Un flash plutôt et pareillement pour la blancheur du vêtement. Les verbes sont soit absents, soit non conjugués. Nous serions renvoyés à un état plus qu’à un acte.

Les disciples (ou le narrateur) voient Jésus autre, ou autrement. Ce n’est pas que son visage mais aussi le vêtement. Comment faire autre et soi et l’environnement ? A-t-on d’autres exemples ou Jésus fait autre ce qui l’environne ? Evidemment et c’est annoncé comme l’aujourd’hui d’une parole : aux captifs la libération, aux aveugles le retour à la vue, renvoyer en liberté les captifs, annoncer une année, proclamer une année de grâce. C’est annoncé dès le magnificat, encore que ce soit le bras du puissant et non Jésus, renversement des superbes, élévation des humbles.

Le passage de Jésus dans le monde se confirme page après page comme la transfiguration de ce monde. Par lui, le monde revêt ses habits de lumière, ou mieux, est habillé de lumière, quel que soit l’état d’usure de ses vieilles guenilles.

L’altération concerne trois témoins. Ce n’est pas un fait fracassant qui s’imposerait. C’est la discrétion d’une rencontre… familiale, un père, un fils, et des frères. La transfiguration du monde, lorsque le visage se métamorphose, lumineux, celui de l l’enfant qui voit son plat arriver au restaurant : « L’aspect de son visage, autre. » Mais encore, puisque Jésus parle de captifs, ce que provoque la libération, non pas d’abord la levée d’écrou, mais la visite, la visitation qui fait d’une cellule le lieu de la confiance. Là, ce sont les murs qui prennent un autre aspect. On ne voit plus les barreaux. Pour les captifs encore et les opprimés, lorsqu’est levé, ne serait-ce qu’un instant, la violence et la noirceur du sort, parce qu’un peu de bonté transfigure le monde. Une présence à l’autre qui lui permet de toucher qu’il n’est pas abandonné, jeter aux oubliettes de la société, de la sociabilité.

Ce ne sont pas deux personnes seulement altérées par la bonté qui transfigure, mais l’humanité tout entière qui s’invite parce que la sociabilité est restaurée, ou au moins indiquée comme restaurable. Depuis Moïse, autant libérateur que législateur, au début de l’histoire, jusqu’à Elie attendu pour clore le temps, lui qui libère aussi, refusant de prendre des vessies pour des lanternes, des idoles pour Dieu, la servitude pour la liberté et la vie.

L’expérience des trois, renversante : le monde n’est pas voué à la mort ; « il est doux, il est bon de vivre en frères et d’être unis. On dirait un baume qui descend sur le visage, la rosée » qui irrigue même au plus fort de la sécheresse. Et l’on est bouleversé, à ne savoir que dire, à pleurer, pris aux tripes, en-miséricordisés voudrait-on écrire.

Serrer l’autre dans ces bras, non pas le présenter à des inconnus, mais le reconnaître, se reconnaître, c’est mon fils, l’élu, le choisi. « Il passe en faisant le bien. » Ce qu’il a fait aux siens, toujours, il l’est devenu, étreint par le Père et cela fait de lui l’unique, l’élu. Faites pareil, écoutez-le.