26/09/2025

La résurrection et le pauvre - Lc 16, 19-31 (26ème dimanche du temps)

 




La parabole de la semaine passée ‑ l’intendant malhonnête – ne laisse guère d’autre choix qu’une lecture de second degré. Celle d’aujourd’hui avec le riche et Lazare ne semble pas poser de difficultés, et l’on pourrait se contenter d’en faire une histoire édifiante de premier degré : la manière dont tu te comportes aujourd’hui décide de ce qui t’arrivera après la mort. Le souci des pauvres, l’aumône, le partage, sont, comme l’on dit, des valeurs.

Or une parabole appelle toujours un second degré. Et heureusement, sans quoi, nous validerions la théologie de la rétribution énoncée dans le texte : « tu as reçu le bonheur pendant ta vie, et Lazare, le malheur pendant la sienne. Maintenant, lui, il trouve ici la consolation, et toi, la souffrance. » La monnaie de la pièce est rendue, les comptes réglés.

Le problème, outre cette théologie, c’est l’incohérence. On ne sait rien des mérites de Lazare. Peut-être est-il le pire des salauds. Il ne suffit pas d’avoir souffert la faim, d’avoir été méprisé et piétiné pour être quelqu’un de bien ! Nos valeurs qui vont si bien avec la théologie du mérite et de la rétribution, vont peut-être envoyer dans le sein d’Abraham un criminel !

Le texte se joue de nous : il nous fait détester ce riche nous rendant bienveillants envers Lazare. Avec Abraham, il est le seul à avoir un nom. C’est valorisant d’être rangé du même côté du grand abîme et avec le patriarche. On a pitié de Lazare, de son indigence. Il n’y a que des chiens pour se soucier de lui en léchant ses plaies. Même les miettes et les poubelles lui sont interdites. Le riche apparaît en contrepartie jouissant impudiquement, à la vue de tous, de la bonne chair et coupable d’une injustice perverse : pourquoi interdire à Lazare les miettes sinon par pure méchanceté ? Cela ne lui coûterait pas grand-chose.

Ce n’est pas parce que la pauvreté, la souffrance et l’injustice sont des fléaux qu’il est sensé d’espérer une rétribution post mortem, échafaudant bêtement, au premier degré, une théorie injuste, d’autant plus si elle n’est qu’une inversion des situations. Projeter dans le ciel le renversement de nos frustrations est une attitude infantile qui compte sur un papa tout-puissant pour rétablir nos droits et priver les autres des leurs. Cela relève du ressentiment. « Tu ne l’emporteras pas au paradis ! » Conception du salut fort peu évangélique.

Alors… La parabole ne parle ni du jugement ni du mérite. Elle met en scène le pauvre, souffrant, victime. Que m’importe demain si aujourd’hui je meurs ? Disciple, je ne vis pas pour préparer mon ciel, mais pour que le ciel soit pour tous ici et maintenant. La charité n’est pas un investissement pour l’au-delà, elle est comme la manne, grâce qui s’épuise ou se putréfie à n’être pas vécue ici et maintenant. Passer sa vie à faire de la terre le ciel. Renversement effectivement, selon le mouvement de la parabole.

Le souci du pauvre, est d’abord pour lui. Etre moribond n’est pas vivre selon la dignité de l’être humain mais n’annihile pas la dignité de l’être humain. Pour nécessaire que soit la reconnaissance de la dignité comme un droit de l’homme, elle est reçue sans autre pourquoi qu’elle-même, gratuité. Secourir c’est rendre la vie, relever, ressusciter.

Le souci du pauvre est ensuite souci de Dieu. Il se fait pauvre et se manifeste dans la figure du pauvre, même salaud, parce qu’il porte nos fléaux tant il nous aime. C’est pourquoi, penser Dieu autrement qu’à partir du pauvre, avec lui et comme lui est une hérésie. « Bien que Dieu permette que le riche possède des richesses et puisse en soutenir le pauvre, cependant, c’est l’image du pauvre qui est son image à lui et qu’il aime. » (Hildegarde) Se soucier du moribond, des méprisés, c’est lutter pour la réussite du don de Dieu, de la création, s’engager pour Dieu qui est le don qu’il fait lui-même de lui-même à l’humanité. Le souci des pauvres est théologique. Il dit Dieu, il est annonce de l’évangile.

La vie se joue ici pour ici et non pour après ma mort. Les riches sont déjà morts à se croire vivants d’être dans l’abondance. « S’ils n’écoutent pas Moïse ni les Prophètes, quelqu’un pourra bien ressusciter d’entre les morts : ils ne seront pas convaincus ».

La parabole n’annonce pas demain ; elle constate et montre ce que nous vivons aujourd’hui. Si nous lisons l’évangile, nous savons et pourtant, nous laissons crever le pauvre, plus nous sommes riches, ainsi que le montrent tant de politiques et d’exploitation des uns par les autres dans les sociétés. La parabole ne parle pas de récompense, mais dénonce les injustices et indifférences, surtout si l’on croit celui qui est ressuscité d’entre les morts. Enfin, en outre, par-dessus le marché, la parabole annonce la résurrection de Jésus et constate le refus que nous lui opposons. Le souci des pauvres est inextricablement lié à la résurrection de Jésus, preuve s’il en fallait, de ce que l’on ne parle bien de Dieu qu’à partir d’eux et avec eux.

 

19/09/2025

La transvaluation des valeurs / Lc 16, 1-13 (25ème dimanche du temps)

tableaux-pour-couloir - Christ de Saint Jean de la Croix, 1951, Salvador Dali - BRIDGEMAN IMAGES 

 

La parabole dite de l’intendant malhonnête met en déroute le système du mérite et de la rétribution. Beaucoup agissent comme si on pouvait tout acheter, comme si la loi du plus fort, qui est aussi le plus riche, permettait de s’affranchir des règles du droit international. Désastre politique et faute morale ! Semailles maléfiques de guerre. Plus nombreux encore ceux qui pensent que par le mérite on s’achète la récompense. Ils sont riches de ce qu’ils sont.

On lit chez Luc une sentence tout à fait scandaleuse aux yeux de cette grammaire du mérité : « Il est bon, lui, pour les ingrats et les méchants. » (6, 35) La version de Matthieu serait plus acceptable : « il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes. »

Il n’y a pas de bons ou justes, que des scélérats face à la bonté qui regarde avec amour. Pas de récompense puisque personne n’a de quoi l’escompter, mais la bonté qui ne déserte pas la scélératesse. Qui, parmi les enfants des hommes, peut se dire bon, juste ? Il faut accepter de nous voir tels que nous sommes. Notre bonté ni n’excuse ni n’efface notre mal. Il ne s’agit pas de se flageller, se déprécier, même s’« il est plus facile que l’on croit de se haïr. La grâce est de s’oublier. Mais si tout orgueil était mort en nous, la grâce des grâces serait de s’aimer humblement soi-même, comme n’importe lequel des membres souffrants de Jésus-Christ. »

Parmi les puissants et les riches, parmi nous, qui se regarde comme un membre souffrant ? La radicalité de Luc ne vise pas à mettre l’homme, l’Adam, le terreux, le glèbeux, plus bas que terre. Elle veut extirper le pharisaïsme, la conviction que tout compte-fait, nous ne sommes pas si mal que ça, et même très bien.

Plus encore, Luc dézingue la conséquence du contentement : Nous méritons. Nous ne le disons pas forcément comme cela, mais il suffit que nous rencontrions plus pauvre ou méprisable que nous, pour le regarder de haut. Tout de même, nous n’en sommes pas là ! S’il en est un entre lui et moi qui devait être aidé, reconnu, embauché, choisi, aimé, remercié, etc., c’est évidemment moi, et non celui-là qui profite (sic !).

Les richesses tant pécuniaires que militaires, foncières ou de savoir-faire, intellectuelles ou affectives, artistiques ou relationnelles, ne sont une force que dans la faiblesse et en vue du bien commun, parce qu’avec Jésus et tous les damnés de l’existence, nous avons vécu que « c’est lorsque je suis faible que je suis fort ». (2 Co 12, 10) L’abaissement de Jésus n’est pas humilité mais renversement de l’ordre du monde auquel nous nous accrochons et qui nous tue, comprendre l’existence selon le mérite.

Une pseudo hiérarchie de la gravité de nos fautes, voire crimes et délits, laisse penser, tout compte fait, qu’il y a pire. Personne ne se réduit à ce qu’il a commis… pas plus en bien qu’en mal. Ce qui fait la dignité de chacun, ce n’est pas qu’il y a pire. La dignité ne réside pas dans les mérites ou l’absence de mérite. Elle ne se compte pas. Etre humain n’est pas faire ses comptes, encore moins les régler. L’estime qu’autrui nous porte révèle notre dignité et nous élève, relève. C’est un leurre d’établir un lien entre ne pas être trop mal, voire bien, et la récompense, entre le mérite et ce que nous recevons. C’est une escroquerie de considérer le mérite comme une valeur marchande ou pécuniaire. Il ne s’échange pas en récompense ou alors c’est la fin de la dignité, sans pourquoi, et le début de la guerre.

Le maître de la parabole connaît le délit, la tromperie, les mensonges. Il n’y réduit pas l’intendant. Mieux, la prodigalité de l’intendant, même sur le dos du maître, justement sur son dos, expose l’inanité du système de l’argent, la logique du mérite et plus généralement de tout ce qui se monnaye, au profit – c’est le cas de le dire – de la seule gratuité. La grâce des grâces de Bernanos. « Et le maître fit l’éloge de ce gérant malhonnête. »

Cela va de soi, non prêcher le vol et la spoliation. C’est ce que font les puissants, depuis la première lecture jusqu’à la loi de la jungle, le mépris du droit, la guerre en Ukraine, à Gaza et partout. Si prêcher l’honnêteté est assurément un mieux, ce n’est pas un bien. Il faut renverser la table, les valeurs. C’est Jésus, c’est François d’Assise et chaque fois que nous regardons avec bienveillance les frères. La grâce des grâces. Transvaluation du mérite opérée par la croix.

12/09/2025

Faire une croix dessus (La croix glorieuse)

Nous fêtons un événement sans fondement historique, la découverte de la croix par Hélène, la mère de Constantin. A la fois, se dit l’historicité implacable de notre fois : il est mort sur la croix, et l’imaginaire idolâtre qui a besoin de voir, matérialiste, là où s’ouvre au contraire la fin de toute représentation : celui en qui habite la plénitude de la divinité meurt.

Or « ce que tout le monde appelle Dieu » est immortel, éternel. Prêcher un messie crucifié, ne rien vouloir savoir d’autre (Cf. 1 Co 1, 23 et 2, 2) c’est balafrer et mettre en pièce toute idée de Dieu. Prêcher un christ crucifié est sacrilège. Et les chrétiens, aujourd’hui encore, ne sont pas à la hauteur de la Bonne nouvelle incarnée par Jésus. Le renversement est d’une telle violence, iconoclaste, chasse aux idoles, révulse à ce point les conceptions de l’humanité à travers celle du sacré, que les disciples ne veulent s’y rendre. Constantin et sa mère, en vue de la stabilité de l’empire et du monde, donnent à adorer une relique inventée. Elle ne le serait pas, qu’il en irait de même : nous voulons des signes, une sagesse, un ordre du cosmos, du sens, un monde cohérent, habitable. Comme cela n’existe pas la souffrance et la mort rendant le monde insensé, on invente une histoire. Mensonge de l’idole.

« Alors que les Juifs réclament des signes, et que les Grecs recherchent la sagesse, nous, nous proclamons un Messie crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les païens. Mais pour ceux que Dieu appelle, qu’ils soient Juifs ou Grecs, ce Christ, est puissance de Dieu et sagesse de Dieu. Car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes, et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes. »

Paul a la vive conscience de la rupture théologique et théologale. Tout ce que l’on pense habituellement de Dieu, tant dans le judaïsme que dans les religions dites païennes, mais aussi dans le christianisme, doit être mis sens dessus-dessous. La folie est sagesse. Dieu n’est jamais ça. « Pas ça, pas ça. » Chaque fois que nous pensons tenir une relique de la vraie croix, le suaire de Turin, un miracle à Lourdes ou en prison, nous nous trompons. Destruction radicale des idoles, pas tant les représentations peintes ou sculptées que le fruit de l’imagination et de la pensée, idoles conceptuelles, y compris dogmatiques et théologiques.

Si les disciples de Jésus, au nom de Jésus, ont tué, c’est bien la preuve qu’ils sont idolâtres, au service de la puissance, d’une possession, pour être riches, supprimer toute forme de contestation, légitime ou non, asseoir un ordre du monde dont ils seraient bénéficiaires quand bien même cela serait injustice et meurtre. On ne peut envisager la vérité de l’évangile en faisant comme si les pages sombres, scandaleuses, de l’histoire des chrétiens n’existaient pas ou relevaient de l’histoire ancienne. Nous ferions de l’Eglise une idole de plus, et plus dangereuse encore, car lorsque l’institution est idolâtrée, c’est la tyrannie.

La croix marque d’un grand x ce à quoi nous tenons, elle le barre. Et c’est ainsi que Jésus peut dire, ainsi que nous l’avons entendu dimanche dernier : « celui d’entre vous qui ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut pas être mon disciple. » Ce n’est pas d’abord une question de possession, mais de vérité, de vérité de Dieu et de l’humanité.

On dira : ce que vous affirmez avec tant de conviction, ne devez-vous pas vous aussi y renoncer ? Oh si, certainement. Pour une raison morale qui devient de suite une condition de la vérité. La vérité sans la charité est mensonge et crime. Ainsi, « le dialogue interreligieux ne vise pas à changer la religion de quelqu’un. Il s’agit d'écouter, de comprendre et de respecter. Il s’agit d'aimer l'autre et de respecter ce qui est au cœur de son âme et de son esprit. Il s'agit d'instaurer la confiance et d'apprendre les uns des autres afin de s'enrichir mutuellement. »

Renoncer même à ce qui constitue la chasse aux idoles pour non seulement ne pas tuer, mais pour se tenir dans la vérité qui n’est jamais un contenu, un dit, mais une existence ajustée. La croix et son renoncement ne sont pas notre destruction, mais au contraire le chemin vers le Dieu plus grand qui fait toutes choses nouvelles, nous y compris.

Renoncer à tout laisse assurément dans le flou. Or, comme tout ce que nous affirmons n’est jamais « ça », rien de grave. Nous aurons juste cessé de prendre nos rêves pour la réalité. Non que la vérité n’existe pas mais personne ne l’exprime. Non que l’on pourrait dire n’importe quoi, mais ce que l’on dit n’est jamais ça. Il nous revient de citer Jésus en acte. Nous trouvons en sa vie des gestes et des mots qui, quand nous renonçons à ce à quoi nous tenons le plus, conduisent à la vérité.

 

 

 

 Rubens, 1613, Osenat commissaire priseur

11/09/2025

A. Winn, Les Ardents (roman)

 

Alice Winn, Les Ardents, Les escales, Paris 2024

Je ne sais que penser de ce roman paru en anglais en 2023. Assurément, il est difficile de laisser le livre ne serait-ce que quelques instants. L’histoire bien tenue comporte sans doute quelques invraisemblables, comme le fait que plusieurs élèves d’une même école se retrouvent dans une même compagnie, au front. Le récit est construit autour de deux adolescents, dirait-on aujourd’hui, peu avant qu’ils aient dix-huit, dans une école de l’aristocratie britannique juste avant la Grande Guerre. Celle-ci ne constitue pas tant le contexte qu’elle n’est un personnage, qui décide de la vie, et surtout de la mort de millions de jeunes.

Les violences de l’école, jeux ou haines, évoquées dans les premières pages, sont l’image de la guerre, et l’aune à laquelle l’incommensurabilité des violences guerrières fait voler en éclat la civilisation. Des unes aux autres, l’auteure est attentive aux corps qui se touchent, se forment ou sont démembrés, déchiquetés et tués. On passe de l’héroïsme naïf et niais de gamins biberonnés à la supériorité de la culture européenne, en l’espèce anglaise, au non-sens et mensonges de sociétés qui non seulement tuent leurs enfants, mais plus encore les soumettent à la barbarie des Tranchées. Le désenchantement se compte en millions de morts.

Ce qui m’a paru le plus réussi, et qui semble n’avoir été que peu souligné, c’est l’usage de la littérature ; pour Sidney Ellwood, la poésie qu’il lit et écrit ; pour Henry Gaunt, Thucydide ou Euripide, en grec dans le texte. La Guerre du Péloponèse permet une mise en abîme. Malgré la vérité crue des œuvres, connue, enseignée, apprise par cœur, personne n’en tient compte. A quoi sert d’avoir des yeux pour ne pas voir ? « La mort est une dette qu’il nous incombe à tous de payer. » (Euripide, Alceste 419 revu sans doute via Shakespeare) « Et dans la vallée de la Mort / Chevauchent les six cents. […] Mais il en est revenu si peu / Si peu parmi les six cents. » (Tennyson, La charge de la brigade légère, à propos de la bataille de Crimée en 1854, qui paraît rétrospectivement une répétition des assauts de la bataille de la Somme).

En parlant par l’intermédiaire des vers, Ellwood dit ce qu’il ne sait pas, ou ce qu’il ne sait pas dire, ou ce qu’il ne peut pas dire. « J’aimerais le dire avec mes propres mots. Mais je ne le puis. Et tu ne le veux pas. L’amour est mon péché, ta chère vertu le hait. (Shakespeare, Sonnet 142) » Puis il ne lui est plus possible de citer le moindre vers. La beauté est impossible dans les Tranchées. Sans recours à ce qui lui permettait de parler ses sentiments, il se fait bête à tuer, à affronter la mort. Ce n’est possible qu’à avoir déserté la pensée. A la toute fin, il confesse avec Shakespeare : « mon cœur ne peut s’exprimer à travers mes lèvres. » Je suppose qu’il s’agit de la traduction d’une réplique de Cordélia dans le Roi Lear, étrangement traduite : I cannot heave My heart into my mouth. Il ne lui est pas possible d’en dire plus à celui qu’il aime mais la prétérition révèle. Quel chemin depuis les mots tus : « Je t’aime, je t’aime, je t’aime, mimèrent les lèvres d’Ellwood sans le dire dans les cheveux de Gaunt. »

Les Ardents, oui, sont l’histoire de la boucherie de la première guerre mondiale, Ypres, les Flandres, la Somme. Oui, c’est l’histoire d’adolescents britanniques, dont certains découvrent qu’ils aiment leurs condisciples, alors que l’homosexualité est un crime puni des travaux forcés et de l’opprobre définitive. Ecrites par une femme, les amours entre hommes en reçoivent une dimension qui les dépasse, les dépayse et en ce sens les universalise au point d’en faire un des langages de tout amour. Dans la violence, tant celle de l’éducation que celle sans limites de la guerre, dans la phallocratie que l’on appelle aujourd’hui culture patriarcale, le roman raconte comment l’on apprend à articuler ses sentiments. Comment apprend-on à dire « je t’aime » ? « Sensations sweet, / Felt in the blood, and felt along the heart […] in this moment there is life and food / For future years .» Douces sensations, ressenties dans le sang et au-dedans du cœur. Dans ce moment, il y a la vie et les vivres pour les années futures. » (W. Wordsworth, Tintern Abbey)

La poésie joue d’abord le rôle de message codé de ce que l’on ne peut, soit trop jeune, soit déviant, dire. Elle peut devenir l’allié de la folie meurtrière. On se délecte de l’héroïsme, jusqu’au jour où, ramassant la cervelle de son compagnon d’arme, et les cadavres démembrés de tant d’autres, l’héroïsme n’est plus possible. C’est un mensonge. Les lettres annonçant la mort d’un fils à leurs parents ou épouse est presque toujours un mensonge : il n’a pas souffert, il a été héroïque. Les conventions internationales pour une guerre civilisée sont, elles-aussi, mensonge, et doublement, puisqu’on les piétine, les fait mentir. Les tranchées et l’assassinat de dizaines de milliers de jeunes en une journée ou deux, rendent tout insensé. Il n’y a que ceux qui donnent les ordres à ne pas s’en rendre compte.

Lorsque la poésie devient de nouveau possible, c’est à l’insu de celui qui s’y glisse. Elle prend son souffle et lui donne ses mots pour l’unique parole : je t’aime, je veux que tu vives ; c’est la résurrection. Par la poésie, on touche où l’homme passe l’homme, infiniment. Devenir adulte, pour ces types de seize à dix-huit ans, passe par la mort. Tous n’en reviennent pas, y compris parmi ceux qui survivent, emmurés, vivants ou moribonds, dans la tombe sans issue de la folie.

On ne sait jamais dire l’amour. Comment la parole sonnera-t-elle juste ? Comment sera-t-on à la hauteur de l’amant ? Comment recevra-t-on de lui l’image de qui l’on est en lieu et place de ce que l’on pense de soi. Ainsi je comprends qu’Ellwood doive porter un masque, le visage détruit, et que Gaunt l’embrasse délicatement sur la partie du visage qu’il n’a plus. L’amour re(con)duit à une forme d’apophatisme que la littérature permet, un peu, d’enjamber. Et c’est pourquoi l’on continue à lire. Et l’on apprend qu’aimer est encore autre, jamais ça.

Je ne comprends pas comment la traduction est fidèle aux auteurs cités. Non que je conteste ses choix, mais ils me semblent appuyer de trop ce que l’on ne peut que mi-dire. Pourquoi Les Ardents alors que le titre original est In memoriam, en mémoire du texte éponyme de Tennyson, mais aussi des listes de ceux qui sont tombés, tués, morts. Les combattants sont sortis, extirpés violemment du monde enchanté (« Tu crois à la magie ? » demande de façon prémonitoire Gaunt), du monde sensé. Ils ne croient plus, ne peuvent plus croire à la légende sociale. « Je crois à la beauté » avait fini par répondre Ellwood. Mais elle-t-elle encore crédible après les Tranchées. Tennyson n’expose pas une théorie – il croirait encore au sens – mais crie sa désolation de n’éprouver que le vide. Il écrivait In memoriam pour son amant disparu. Le manque est la source de son cri et les vers de Maud ont des airs de Cantique des Cantiques.

Curieusement, la religion n’apparaît pas dans le roman alors que les institutions du croire sont très présentes dans le contexte de la guerre. Gaunt explique pourquoi : « La plupart du temps, les hommes parlent [dans leurs lettres] de la boue, des rats et de Dieu. Nous sommes chargés de censurer la boue et les rats, mais Dieu est autorisé, ce qui me frappe car c’est très ironique. » Faut-il penser qu’elle aussi est mensonge ? Mieux vaut le langage qui refuse de s’arrêter, ce n’est jamais ça ; la dénonciation de toutes les idoles, y compris le sens ; la désolation de n’éprouver que l’absence, creuset du cri. A s’y méprendre, c’est le langage de la mystique.

 

My heart would hear her and beat,                Mon cœur l'entendrait et battrait,
Were it earth in an earthy bed;                      Telle la terre en son lit de glèbe ;
My dust would hear her and beat,                 Mes cendres l'entendant battraient,
Had I lain for a century dead;                        Eussé-je été mort cent ans, et
Would start and tremble under her feet,        Sursautant, tremblant sous nos pas,
And blossom in purple and red.                    Fleuriraient de rouge et de violet.                                                                                                                                                  A. Tennyson, Maud

 

So runs my dream: but what am I?                Suis ton cours, rêve ! mais qui suis-je ?
An infant crying in the night:                          Un enfant pleurant dans la nuit :
An infant crying for the light:                         un enfant pleurant la lumière :
And with no language but a cry.                    Qui n’a pour langage qu’un cri.                                                                                                                                                     A. Tennyson, In memoriam A.H.H.