Pour commémorer la dédicace d’une église, en l’espèce une cathédrale, celle de Rome, le 9 novembre 324, la liturgie fait lire les marchands chassés du temple. L’événement est rapporté par les quatre évangiles, ce qui n’est pas si commun. Les synoptiques le placent à la fin, en ouverture de la passion. Les historiens et les exégètes soulignent le point de bascule : les foules lâchent Jésus qu’elles viennent d’acclamer, juste avant, avec les rameaux.
L’épisode ouvre quasiment l’évangile de Jean, au chapitre 2. Tout le ministère de Jésus est pris dans le grand ménage nécessaire ; le bazar qui encombre le temple et les habitudes de pensée qui font que personne n’en est offusqué, sont renversés. Jésus n’a pas dû faire beaucoup de grabuge dans le temple : on imagine que les commerçants lui seraient vite sauté dessus pour protéger leurs étals ou leurs comptoirs de change.
L’événement, aussi peu important qu’il fût, a été interprété par les premières communautés chrétiennes comme typique de l’opposition de Jésus aux habitudes jérusalémites et de l’opposition des gens à sa remise en question, au point qu’il cristallise le conflit.
Jésus s’en prend au système sacrificiel. Le sacrifice n’est pas d’abord une affaire religieuse, plutôt il est indistinctement un acte de la religion et de la vie ordinaire. Comment voulez-vous que l’on mange sans abattoir, et comment abattre les animaux sans sacrifice ? Dans l’Antiquité, il n’y a pas de séparation du politique, de la vie privée et du religieux. La frontière traverse tout cela selon un autre axe régi par une vision religieuse du monde, le sacré et le profane. En renversant les tables, Jésus ne s’en prend pas tant aux marchands qu’il remet en cause une vision du sacré et le sens de la vie commune, son organisation.
Les sacrifices sont à anthropologiquement, socialement et religieusement tellement évidents que le geste de Jésus ne peut pas être compris. Contester les évidences les plus ancrées est insensé, déroute le sens. L’évangile, sous forme de voix-off, note ainsi qu’il a fallu beaucoup de temps pour que les disciples comprennent. Il faut attendre le réveil de Jésus d’entre les morts. Renverser la mort, voilà une impossibilité encore plus insensée.
La révolution ou l’insurrection chrétienne, la résurrection de Jésus, c’est le refus d’opposer un sacré et un profane. Parce que Dieu habite chez les hommes, tout est sacré, ou tout est profane. Dieu-même est profané ou même le paria est sacré. Ce renversement est autrement intempestif que celui de quelques tables de marchands et de changeurs. On ne s’y est toujours pas fait !
Pour commémorer la dédicace d’une église on lit qu’il faut la renverser. « Détruisez ce temple ! » Détruisez vos édifices de pierres, vos édifices idéologiques, anthropologiquement, socialement, religieusement parlant. Ce dont il s’agit est bien autre chose : un corps, celui de Jésus, des pierres vivantes, l’humanité selon le cœur de Dieu, la communauté qui prend vie trois jours après sa mort et qui continue de vivre depuis.
Il y aurait aujourd’hui une soif, une soif de spiritualité, et beaucoup s’en réjouissent. On déplore la perte du sens du sacré. Mais de quoi parle-t-on ? D’une soif de religieux où le profane et le religieux sont clairement distingués ? Le retour du religieux, et on le voit aux Etats-Unis et dans nombre de communautés nouvelles plus ou moins pentecôtistes, c’est le retour du paganisme, la religion du sacré et du profane, et non le retour de ou à l’évangile, qui précisément déclare qu’il n’y a rien de plus sacré que le corps de Dieu, une humanité blessée, pourrie et corrompue même, humanité dont le Christ a fait son corps, humanité que l’Esprit habite comme un temple.
On se moque du caractère sacré des bâtiments, des théories politico-religieuses. On veut que dans la pourriture de nos vies et de nos institutions, un souffle de vie relève les morts comme c’est arrivé pour Jésus, comme c’est arrivé à la création, lorsque d’un peu de glaise, le souffle divin donna haleine, gorge vivante, nephesh raya.
Il est urgent d’abattre les abattoirs ! L’évangile et Jésus n’ont que faire de religion. Ils veulent la vie. « Je suis venu pour que le monde ait la vie, et abondamment ! »
Illustration Médaille du Pape Paul IV Carafa (1555-59), revers, les marchands chassés du temple. L'épisode a plusieurs fois été sollicité pour illustrer la Réforme catholique menée par le Concile de Trente.

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