11/05/2021

Absence de Dieu (Ascension)

« Quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes » (Jn 12, 32)

L’ascension n’est pas quarante jours après Pâques, mais la Pâque qui dure toujours, ainsi que le dit le nombre quarante. C’est la durée d’une vie sur la terre, la durée pour renouveler une population, au désert ou une personne avec le jeûne de quarante jours de Jésus.

L’ascension, c’est le mode habituel de la vie des disciples avec Jésus, c’est-à-dire sans lui. « Devant Dieu et avec Dieu, nous vivons sans Dieu », écrit Dietrich Bonhoeffer peu de temps avant son exécution par les Nazis.

Les disciples vivent devant et avec Dieu, mais sans lui. Le paradoxe est peut-être intellectuellement difficile à tenir, mais il exprime exactement ce que nous vivons. L’absence de Dieu pourrait être considérée comme la conséquence de notre péché. Ce n’est pas en ce sens que l’entend Bonhoeffer. Elle est la condition du chrétien dans le monde moderne et sans doute bien antérieurement.

Dieu n’est pas disponible, là, sous la main. Bien sûr, il n’est pas un objet même suréminent, ce que l’on appelle une idole. Il n’est pas même disponible comme les autres, l’aimé. Le Cantique des cantiques raconte l’absence du bien-aimé, au moment même de l’étreinte. C’est sans doute ce qui fait qu’il n’est pas qu’une suite de poèmes érotiques, ou qu’il conduit l’érotisme à son dépassement.

Il est vrai, l’aimé n’est jamais disponible, même quand il se donne. Il y a une sorte de béance, de manque. Où est-il dans sa tête alors qu’il m’enlace ? Où est-il alors que je le tiens ? Quand je pense que les mecs parlent de posséder leur partenaire ! Qui ira s’étonner que l’amour ne dure pas ? Qu’elle illusion ! Quelle tyrannie !

Dieu se donne comme l’indisponible. Et dans notre vie, il n’est pas là. Nous vivons sans lui. « Moi qui chaque jour entend dire : "où est-il, ton Dieu ?" »

C’est incroyablement déstabilisant. On pourrait croire à une profession de non-foi. Cependant, seuls les disciples sont hantés par Dieu dans ce monde sans Dieu. Eux seuls poursuivent la quête, de sorte qu’en leur bouche, l’absence de Dieu n’est pas impie. Elle est certes observation, simplement lucide. Elle est surtout profession de foi. Il n’y a de foi que là où ce que l’on espère n’est pas (possédé). « Voir ce qu’on espère, ce n’est plus l’espérer : ce qu’on voit, comment pourrait-on l’espérer encore ? » Ce que la Lettre aux Romains dit de l’espérance, elle le dit de la foi aussi, dans une sorte de convertibilité des vertus théologales. Voir et croire, il faut choisir ! N’est-ce pas ce que dit l’apparition de Jésus à Thomas ?

Si présence de Dieu il y a, « devant et avec Dieu », elle n’est ni possession, ni vision. Elle n’est pas ce que l’on appelle une présence et a toutes les caractéristiques de l’absence. Rien ne dit mieux la présence de Dieu que son absence. Rien ne détourne plus de la présence de Dieu que ce qui serait l’instance de sa présence, par-dessus tout, la « présence réelle ». Si la présence de Dieu rend vaine sa quête, elle est idolâtrie et paganisme.

On comprend qu’Augustin ait besoin de rassurer les disciples : « O toi, qui que tu sois, toi qui ne portes pas pour rien le nom de chrétien, toi qui n’entres pas pour rien dans l’église, toi qui écoutes la parole de Dieu dans la crainte et l’espérance, rassure-toi en cette fraction : l’absence de Dieu n’est pas une absence. » (Sermon 235)

Comment cela est-il possible ? Augustin poursuit en invitant chacun à retenir le Christ à sa table, le pauvre, le migrant, le rejeté. « Retiens l’étranger si tu veux reconnaître ton sauveur. » Les propos augustiniens ne conduisent pas à l’idolâtrie, à la chosification de ce qui serait disponible, à la possession de biens même suréminents. Ils ne nient pas notre expérience ; au contraire ils constatent sans détour l’absence de Dieu. Ne disent-ils pas, à un siècle et demi de distance, la même chose que Bonhoeffer : « Devant et avec Dieu, nous vivons sans Dieu » ?

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