09/09/2022

Vie gaspillée, vie divine anéantie Lc 15, 11-32 (24ème dimanche du temps)

Il y a plusieurs années, j’ai lu le commentaire d’Henri Denis Jésus, le prodigue du Père. Plus le temps passe, plus son intuition me paraît pertinente, levant nombre d’obstacles aux lectures de la parabole (Lc 15, 11-32) qui sont ordinairement les nôtres.

Généralement, la troisième des paraboles dites de la miséricorde est interprétée comme une histoire de pardon. Mais alors, nous sommes bien embêtés lorsqu’arrive le fils aîné. Il ne semble pas disposé à entrer dans la salle des fêtes. Restera-t-il à tout jamais enfermé dans sa jalousie ? En crèvera-t-il ? Le Père ne pourrait-il pas, ne devrait-il pas le récupérer, même malgré lui ? Les parents qui ont un enfant suicidaire, les amis des personnes qui n’en peuvent plus de l’existence au point de vouloir en finir, ne font-ils pas tout pour tirer de l’abîme ceux qui n’arrivent pas à vivre ? Le Père se contenterait-t-il d’attendre son fils, comme pour le cadet ? Drôle de Dieu de miséricorde ! On en est tellement gêné qu’on ne lit que la première partie de la parabole.

Plus subtil ou plus juste exégétiquement, et sans doute plus traditionnel, la parabole parlerait de résurrection. Il y a peu de phrases qui reviennent dans le texte ; l’une pourtant, comme un refrain, devrait nous arrêter. Aurions-nous des oreilles pour ne pas entendre et des yeux pour ne pas voir ?

« Mangeons et festoyons, car mon fils que voilà était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé. » « Il fallait festoyer et se réjouir car ton frère que voilà était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé ! » Parabole de la résurrection, le Père passe son temps à désirer la vie avec lui de ses enfants ; il sort à la rencontre de l’un comme de l’autre, et va jusqu’à prier l’aîné pour qu’il entre dans la salle des fêtes et du festin.

Dans cette histoire qui semble bien construite, les incohérences sont pourtant nombreuses. Ainsi, le fils aîné a reçu sa part de fortune, si l'on en croit le narrateur, mais il dit n'avoir jamais eu un bouc pour festoyer - quel festin, un bouc ! - avec ses amis. Ainsi, qu’est donc cette famille sans mère ni épouse, sans femme : un homme et deux fils, que des mecs, une société de mâles. Tout cela est marqué par la mort. ça sent la mort : le cadet qui semble n’être jamais perçu autonome, adulte, mais toujours fils, meurt de faim et l’on tue le veau, un animal enfant, encore un mâle, on tue la vie en devenir. Et qu’est-ce que ce veau, comme s’il n’y en avait qu’un seul, justement gras au bon moment ?

Je ne sais si je suis fidèle au texte d’Henri Denis ou si, me l’étant approprié, je développe à ma façon, y compris peut-être contre lui. Une chose au moins doit encore nous surprendre. Comment l’aîné sait-il ce qu’a fait son frère ? Une vie de « désordre » dit la traduction du narrateur. Ce n’est pas le texte. Asôtos, cela signifie sans issue, sans salut, désespérée, et par conséquent, misérable, détestable, funeste.

Cela ne vous rappelle rien ? Les premiers chrétiens ont construit sur ces versets les récits de la passion. « Objet de mépris et rebut de l'humanité, homme de douleur et familier de la souffrance. Comme ceux devant qui on se voile la face, il était méprisé et compté pour rien. Sans beauté, sans éclat, nous l'avons vu ; il n’avait plus aucune apparence » Misérable ! Détestable ! Et nous, nous pensions qu’il était châtié par Dieu !

L’aîné en sait beaucoup : son cadet a dépensé tout son bien avec des filles. Tiens, le voilà l’autre sexe, comme une prostituée ! C’est curieux, non ? Mais laissons. Comment sait-il cela ? Il était aussi au bordel pour y avoir croisé son frère ? Et les traducteurs le croient et tombent dans le panneau de la rancœur, se dévoilant clercs phallocrates ! Shame on them.

Cela devrait encore nous rappeler quelque chose. Qui fréquente les prostituées au point d’affirmer qu’elles sont premières au royaume ? La calomnie du frère est exactement la récrimination du début du chapitre : « Il fait bon accueil au pécheur et mange avec eux ! » Mais il ne s’agit pas de morale, pas de faute ni de péché. Il s’agit de vie, ce que l’on appelle résurrection, une issue pour les vies sans issue, un salut pour les vies sans salut.

C’est déjà l’heure et j’en ai dit trop peu. C’est Jésus, le prodigue du Père, c’est lui qui dépense jusqu’au dernier souffle la richesse de l’héritage, la substance du Père et sa vie, ousia et bios dit le texte. C’est lui que le Père accueille et rend à la vie. « Des foules de nations vont être émerveillées, des rois vont rester bouche close, car ils voient ce qui ne leur avait pas été raconté, et ils observent ce qu’ils n'avaient pas entendu dire. » Il fallait qu’il passe par la mort pour aller chercher les morts. Vie gaspillée, pensez, vie divine anéantie. Impensable, abjecte, asôtos. « Par ses blessures nous sommes guéris. »

3 commentaires:

  1. Merci pour ce commentaire, qui me rappelle, parce que dans la même veine, celui d'Anne Lécu (Etudes, décembre 2020) concernant Mt 22.L'invité qui n'a pas sa robe est une figure christique. De même l'enfant prodigue. Le verset "clef" pour comprendre est celui de Paul: "celui qui n'avait pas connu le péché, Dieu l'a fait péché pour nous, afin qu'en lui nous devenions justice de Dieu"

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  2. Echange avec David

    D : Si le fils cadet est figure du Christ, le fils aîné est figure des pharisiens ? Tu ne parles pas beaucoup du fils aîné non plus finalement dans ton commentaire (le format est trop court probablement)

    P : Oui, bien sûr, les pharisiens, comme je le dis, tiennent les propos du fils cadet.
    Les pharisiens ne sont pas les Juifs, mais ce qu'il y a de pharisaïsme en toute religion. Le pharisaïsme est connaturel à la religion, comme posture et conviction d'être du bon côté.

    D : Alors les « paraboles de la miséricorde » portent bien leur nom car le Père supplie aussi le fils aîné d’entrer dans la fête, tandis que d’autres passages de l’évangile promettent plutôt aux pharisiens une fin funeste.

    P : Mais tu remarqueras
    1. D'habitude, dans nos discours, la miséricorde est dirigée vers les petits, méprisés, perdus. Ici, elle l'est envers ceux qui ne se reconnaissent pas petits et perdus.
    2. La miséricorde, dans les Ecritures, n'existe pas. C'est un mot latin -voir la misère avec le cœur- qui traduit plusieurs mots hébreux ou grecs. Donc attention, à ce que nous appelons miséricorde.
    La miséricorde, quand on essaie de passer par dessus les questions de vocabulaire, c'est l'attitude de Dieu qui regarde notre misère avec le cœur. Et cela nous tire de la mort, cela nous relève, réveille, ressuscite (pour employer un autre mot non-biblique).
    Sa miséricorde, c'est la résurrection, c'est lui. Reductio in mysterium, mystagogie.

    La fin funeste n'est pas promise à qui que ce soit, mais est la conséquence de l'attitude supérieure, celle de ceux qui n'ont pas besoin de Dieu puisqu'ils sont bien sous tout rapport, puisqu'ils sont dans le juste et le vrai.
    Madame Michu ou Monsieur Tout-le-monde qui n'est quand même pas comme "ces gens-là", eux qui...
    Il relève les humbles dit le Magnificat. Il relève tout le monde, dès lors que l'on accepte de constater qu'on n'est pas debout tout seul. C'est encore mal dit. Le salut ("il relève") c'est un don. Les mains vides pour l'accueillir. Et d'ailleurs les riches, "il les renvoie les mains vides" pour qu'ils puissent recevoir, enfin, le salut.
    Le pronom "ils" devrait partout être remplacé par "nous".

    D : Pour le fils cadet tu signales que la traduction « vie de désordre » est inappropriée. Mais par contre c’est bien lui qui projette de demander à son père de ne plus l’appeler son fils. Ça ne fait pas trop figure christique, si ?

    P : Ah bon ?
    Tu as raison, puisque c'est ainsi que les évangiles mettent en récit qu'il ne peut être le messie. Mais tort, car le messie est fait péché, comme dit Paul, à la suite précisément d'Isaïe 53.

    D : Ta lecture m’intéresse car l’incarnation, pour faire sens, implique que le messie plonge dans notre misère et ne fasse pas que la survoler. Mais Paul ne dit-il pas qu’il est semblable à nous excepté le péché ? Comment tenir les deux bouts ?

    P : Avec Paul ! "Dieu l'a fait péché pour nous." 2 Co 5, 21

    D : Ok je ne connaissais même pas ce passage. Cela témoigne peut-être de notre réticence à adopter ce verset qui met au défi notre conception d’un christ parfait.

    P : C'est tellement scandaleux ce verset...
    Quelle audace. Même si 2 Co est d'un disciple de Paul, quelle audace.
    Nos conceptions du Messie nous empêche toujours de l'accueillir. C'est pourquoi les Juifs ont raison de l'attendre, même après sa venue. Parce qu'on ne sait jamais comment il vient. Ou plutôt, si, nous le savons grâce à l'évangile, comme un voleur. (Là encore, on aurait imaginé une comparaison plus flatteuse !)

    D : le dieu vaincu, le dieu des vaincus.

    P : Une vie gaspillée, la vie divine anéantie. C'était le titre de l'homélie.

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  3. "Le Christ nous a rachetés de cette malédiction de la Loi, devenu lui-même malédiction pour nous, car il est écrit : Maudit quiconque pend au gibet." Ga 3, 13

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