07/05/2024

Un grand vide, une blessure (Ascension)

S. Dali, L'Ascension du Christ 1958, huile sur toile, 115 x 123 cm, collection privée

 

L’épisode de l’ascension dit plusieurs choses à la fois : l’identité de l’homme Jésus dans sa relation à celui qu’il appelle son Dieu et père ; la vie à laquelle la mort ne mettrait pas un terme ; la cardinalité de la chair : il n’est pas d’humanité qui ne soit vulnérable et trouve dans cette contingence la possibilité de la jouissance.

Plus jamais ne s’opposent éternité et éphémère, fragilité et dignité ‑ ce qui vaut, ce qui vaut le coup ‑ joie et douleur. Se dessine une anthropologie singulière, toujours intempestive, contre laquelle s’élève aussi bien le scandale de la souffrance que le réalisme de l’observation. Contre les religions, il est dit que la vraie vie n’est pas ailleurs que dans l’hic et nunc de la chair – la chair est par définition située, dans le temps et l’espace. Contre le bon sens et l’observation, l’utilité et la rentabilité, il est dit que la vie est fondamentalement gratuité, qu’elle vaut pour soi, en soi, injustifiée, don si l’on veut, ce qui nous échoit sans que nous n’ayons rien demandé, pour le meilleur et pour le pire, joie de vivre, douleur lancinante de la rupture irréversible de la mort.

Si l’on traduit le mot chair pour l’entendre plus aisément, notamment après Freud, on pourrait parler de sexe. (On évitera de confondre sexualité et génitalité !) Comme la chair, le sexe est jouissance et pire des violences et souffrances (que l’on pense aux viols, aux prises de corps, aux possessions, à la puissance). Comme elle, il est fragilité et dépassement de soi.

Cette traduction permet de penser une anthropologie de la relation, l’être humain n’est pas sans les autres. La chair, par sa contingence, est moins finitude qu’ouverture. Elle est appel à ce qu’elle n’est pas, ce dont elle manque, depuis le besoin jusqu’au désir, depuis l’envie ‑ et pire l’envieux ‑ jusqu’au désir de Dieu.

Jésus disparaît dans la nuée qui le soustrait aux yeux des disciples comme derrière la pierre du tombeau. Son absence avive une brûlure, celle du désir non pas tant de le retenir que de demeurer en sa présence, demeurer en son amour, comme dirait saint Jean. Et cela n’est possible que dans sa disparition, rupture de la relation qui instaure l’ère du désir.

À la mesure sans mesure
De ton immensité
Tu nous manques, Seigneur.
Dans le tréfonds de notre cœur
Ta place reste marquée
Comme un grand vide, une blessure.

L’anthropologie que dessine l’ascension n’est pas une théorie, une vision du monde, un système de penser, mais un acte. Exister comme humain est un acte qui a pour nom agapè, charité, amour. Amour de Dieu, certes, si cela a un sens, amour des frères assurément, parce que le Dieu de Jésus ne se dit pas ailleurs qu’avec les frères, dans la chair, hic et nunc, dans la fragilité, dans le tout ou rien des relations, pour le meilleur et pour le pire, une fois encore.

Le mythe de l’ascension, fictionnel, dit le réalisme glèbeux, incontournable, de la chair. Il disparaît à leurs yeux pour qu’ils regardent les frères qui sont son corps et auxquels ils devront se vouer, se lier par des vœux, s’ils veulent demeurer en son amour, jusqu’à la fin des temps, fin – à tous les sens du terme – de leur vie.

On en apprend un peu de l’identité de l’homme Jésus. Assurément, il ne se réduit pas à l’individualité de sa personne puisque la chair qu’il a pour corps est l’humanité entière. De qui d’autre pourrait-on dire cela ? A faire disparaître Dieu derrière et dans les frères, il élargit son corps et la fraternité aux dimensions de l’humanité. On comprend que le prophète ordonne de renforcer les piquets et d’allonger les cordages : déployer pour d’autres, pour les autres, todos, todos, todos, la tente qui t’abrite.

L’effacement de Dieu au profit des frères, à commencer par les plus méprisés et écrasés, est révélé par toute la vie de Jésus et scellé dans l’abandon ou la disparation du Père que manifeste le pourquoi du Golgotha face au mal, sans réponse jusqu’à la consommation des siècles. Il engage un autre effacement, abandon et disparition aussi, celui de Jésus, soustrait au regard des siens. Puis d’autres, indéfinis, à sa suite, dans le renoncement à eux-mêmes de ceux qui se reçoivent frères et sœurs de tous par le service.

Dans ce triple effacement se joue une reconnaissance de paternité. Jésus est reconnu comme fils ; « moi, aujourd’hui, je t’ai engendré » et ceux qui servent à sa suite. « Resplendissement de sa gloire, effigie de sa substance, ce fils qui soutient l’univers par sa parole puissante, ayant accompli la purification des péchés, s'est assis à la droite de la majesté dans les hauteurs, devenu d’autant supérieur aux anges que le nom qu’il a reçu en héritage est incomparable au leur. Auquel des anges, en effet, Dieu a-t-il jamais dit : Tu es mon Fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré ? Et encore : Je serai pour lui un père, et lui sera pour moi un fils. » (He 1, 5)

 


 Looking at the Masters: Ascension and Assumption by Beverly Hall ... 

Des pieds. La nuée, pierre qui obstrue la vue comme à la tombe, mort, amputation qui fait vivre un corps, celui des disciples, de l'humanité. Rupture instauratrice. Vouloir toucher et conserver ou pouvoir (se) bouger quite à se perdre. Qui garde sa vie la perdra. Il en va de même avec Dieu, qui le garde le perd.
v. 1180 Psautier de Fécamp

Peut être une image de 2 personnes, bateau et Camogli
Biennale de Venise 2024. Pavillon du Vatican. Prison de femmes de la Giudecca


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