30/05/2025

Comment dire « le Père et moi, nous sommes uns » ? (7ème dimanche de Pâques)


Que peut bien avoir en tête Jésus quand il parle d’unité avec le Père ? Qu’il ait la vive conscience d’opérer un recadrage de la foi d’Israël ne fait pas de doute. Est aussi avéré que ce recadrage inscrit, au moins inchoativement, comme lieu de Dieu, la paix fraternelle, la charité, à commencer par les « pauvres ».

La parole de Jésus est acte parce qu’elle réalise, ne serait-ce que comme signe, ce qu’elle annonce. Avec les Douze, il rassemble dans l'unité les enfants de Dieu dispersés (Jn 11, 52). Avec eux et ceux qu’ils rencontrent ensemble, advient le monde nouveau. « Ne le voyez-vous pas ? » (Is 43, 19). C’est qu’il faut s’y livrer. La terre nouvelle et les cieux nouveaux (Ap 21) sont une vie nouvelle appelée éternelle.

La vie éternelle n’est pas après la mort. Maintenant, même vieux, il faut renaître et vivre de l’Esprit qui souffle où il veut, dont on ne sait ni d’où il vient, ni où il va (Jn 3). La vie avec Dieu, la vie éternelle, ce que Jésus vit avec les siens, avec et pour tous, est le lieu de Dieu. L’unité du Père et du Fils ponctue comme un refrain l’évangile de Jean.

Jésus pouvait-il se penser lieu de Dieu, penser vivre en vie éternelle ? Sa pratique de la charité comme monde nouveau l’atteste. La bonne nouvelle annoncée aux pauvres (Lc 4) et ce que cela suscite de nouveauté pour le monde indiquent, au dire de Jésus lui-même (Mt 11), la vérité de ce qu’il vit et dit de Dieu.

Dieu est délogé du ciel pour habiter le monde qu’il aime. Rencontrer Dieu, c’est aimer les frères. Dieu disparaît derrière les frères, ou plutôt, il se rencontre avec et par les frères. L’expérience du royaume, par ce que Jésus vit et fait vivre, permet d’oser dire, « nous et le Père, sommes uns ». Et nous vivons cela ! La volonté de voir en l’autre, au nom de Jésus, par lui avec lui et en lui, un frère, révèle ce monde comme sacrement du royaume.

L’union de Jésus avec le Père n’a de sens que pour être étendue à l’humanité. Il y en a assez des divisions destructrices, des guerres meurtrières, du mépris écrasant, humiliant, invisibilisant. L’unité – non l’uniformité ! ‑ est la forme de l’humanité manifestée lorsque la vie éternelle irrigue qui veut être fils et filles c’est-à-dire frères et sœurs. Dieu n’habite plus les sanctuaires célestes ou sacrés de sorte que même dans la mort et la haine, il est présent pour relever. Le céleste est devenu terrestre et inversement, l’éternel historique, et inversement, le sacré profane, et inversement. (Comment dès lors déplorer la perte du sens du sacré sans renier l’évangile ? Faut-il penser comme les païens ou les pharisiens ?)

Jésus pouvait-il se penser le lieu de Dieu ? Comment dire « moi et le père, nous sommes uns ? » Cela paraît démesuré. La démesure, s’il en est une, c’est celle de Dieu, sa proximité avec l’humanité commencée au premier jour de la libération : « j’ai vu la misère de mon peuple », qui est création non d’un peuple mais de toute l’humanité.

Seule la profession de foi de la communauté est capable d’affirmer pour Jésus que « le Père et moi, nous sommes uns ». Jésus alors est mort, parti. Ce qu’était sa vie, ce qu’était la vie avec lui, ça continue. Ceux qui ne l’ont pas connu et viennent plus tard vivent la même chose qu’en sa présence. Eux aussi savent qu’il est des actions qui donnent la vie (divine). Absent, mort, par eux, il retourne la mort et les injustices, identifié à ceux qui crèvent.

L’expérience de la fraternité en son nom, citoyens du monde nouveau, enseigne que le lieu de Dieu, c’est cet homme. Lui et le Père sont uns. Loin d’être une information dogmatique tombée du ciel c’est la conséquence de ce qu’il entraine à vivre.

C’est démesuré, incroyable. Les religions ne contesteraient pas a priori ce qui dépasse l’entendement, mais elles ne conçoivent pas que Dieu soit un avec nous, trouve sa joie à l’unité. Personne ne le connaît, et c’est par ce que Jésus a vécu et dit, qu’il est deviné aux vents des rues, lorsque le méprisé sourit d’être estimé, lorsque le sourire relève le défiguré.

Croire en Dieu et en celui qu’il a envoyé, c’est cela. Voir l’invisibilité du Père dans le sourire re-né. Nous croyons qu'ensemble, dans l'unité, nous sommes fils et filles ; nous croyons que l'unité est notre avenir parce la fraternité est la manière salutaire d'habiter ensemble le monde.

28/05/2025

Ignacio Ellacuria, Le peuple crucifié, Le Royaume, les pauvres et l'Eglise.

Ecrits de San Salvador, 1973-1989, Lessius, Bruxelles 2020.


Le peuple crucifié

Je découvre un peu des textes d'un des jésuites assassinés au Salvator, compagnon de Mgr Romero. Je me contente de recopier quelques pages. 

[139] Que Jésus n’ait pas recherché le pouvoir théocratique ressort clairement de la lecture du Nouveau Testament, tout comme le fait qu’il ne se soit pas retiré du champ socio-historique si nous sommes attentifs à sa vie et à sa mort. Sa façon d’intervenir historiquement, de rendre Dieu historiquement présent parmi les hommes réside bien sûr dans l’annonce du Royaume de Dieu, dans sa mise en marche, tout ceci supposant de s’engager pour la cause de Dieu avec celle du pauvre. Le Dieu qui sauvera l’histoire sera auprès des pauvres, mais auprès des pauvres réels qui agiront vraiment sur l’histoire, lorsqu’ils trouveront dans leur condition matérielle la béatitude totale du don de Dieu.

C’est dans cette ligne qu’il faut chercher la spécificité de la transcendance historique chrétienne, qui fait connaître sa nouveauté comme la rupture avec ce que le monde a compris de la "gloire" de Dieu comme sa présence réelle. Cette "gloire" qui apparaît déjà d’une certaine façon dans la magnificence de la nature matérielle en tant que puissance de la majesté divine, les hommes l’ont localisée en différents facteurs historiques, telle que la sagesse humaine, le miracle théocratique, la loi religieuse, la richesse et la puissance de l’institution ecclésiastique. Mais ces chemins ont montré qu’ils n’ouvrent pas la transcendance telle qu’elle nous est révélée en Jésus ; au contraire ils se transforment immédiatement en limites absolues et donc en négation de Dieu et fermeture à la grâce. Jésus a rejeté ce [140] qui est grand pour les hommes et considéré comme sacrement de Dieu ce qui est méprisable pour les puissants de ce monde. Cette grandeur admirée et cette petitesse méprisable peuvent prendre diverses formes historiques, mais elles ont toujours une constante : privilégier le riche et le puissant, et dominer et exploiter le faible et le pauvre. Voilà pourquoi, face aux chemins de la transcendance historique chrétienne, il faut ouvrir rapidement le chemin du refus, le refus des mauvais chemins de Dieu, de faux dieux et de faux messianismes. Il faut donc privilégier les vrais chemins vers Dieu qui sont, à l’opposé de ceux plus haut cités, la foi chrétienne face à la sagesse du monde, la puissance du crucifié face au miracle théocratique, la grâce et l’amour face à la loi religieuse, la pauvreté et le service face à la richesse et au pouvoir. Tout cela revient au commandement de l’amour, mais d’un amour compris de façon chrétienne et correctement historicisé.

Si tout cela a lieu dans l’histoire, négation et affirmation doivent y prendre corps. Et la preuve que cela a bien lieu n’est autre que la persécution. Ce qui était folie pour les Grecs et scandale pour les Juifs devient menace pour ceux qui vivent dans le péché, et c’est pourquoi ils répondent par la persécution. La persécution contre le Royaume est une preuve qui fait foi sur deux choses fondamentales dans la praxis historique du salut : que le salut annoncé est historiquement présent (en cas contraire, il n’y aurait pas de persécution historique) et que le salut annoncé est réellement chrétien (en cas contraire, il n’y aurait pas de persécution venant de ceux qui représentent et concrétisent les valeurs anti-chrétiennes). […141]

Le plus grand problème et le plus grand péché du monde résident dans le fait que la plus grande partie de l’humanité vit dans des conditions où même saint Thomas estimerait qu’il est impossible de mener une vie humaine régie par des principes moraux, situation due à la culpabilité objective – péché par action ou par omission – des minorités dominantes qui ont érigé l’exploitation et le consumérisme en dieux institutionnels. […142]

Si l’action fondamentale est d’être contemplatif, interrogeons-nous brièvement sur ce qu’elle a de caractéristiquement chrétienne. L’élan est donné par l’action. En effet, c’est une erreur subjectiviste que de contempler Dieu là où il ne veut pas se donner à contempler, là où il n’est pas : il y a là une limite absolue. La parabole du samaritain [143] (Lc 10, 25-37) est très éclairante sur ce point : le vrai prochain n’est ni le prêtre ni le lévite qui esquivent la douleur du marginalisé et du blessé, mais le samaritain qui le prend en charge et s’occupe matériellement de lui, résolvant ainsi la situation où il s’était vu injustement rejeté. Cette action apparemment profane, apparemment naturelle, apparemment ignorante du sens qu’elle comporte, est bien plus transcendante et chrétienne que toutes les prières et tous les sacrifices faits par les prêtres tournant le dos à la douleur et aux angoisses du milieu qui les entoure. Mais, d’autre part, la contemplation peut et doit se soumettre à un examen approfondi pour savoir si elle vient de Dieu ou si elle est idolâtre. S’il y a des dangers dans l’action, il n’y en a pas moins dans la contemplation. Depuis l’affirmation "Non pas celui qui dit Seigneur, Seigneur ! mais celui qui fait la volonté du Père" en passant par tant d’autres mises en garde néo-et vétérotestamentaire – en particulier celles de Jean qui allie lumière (contemplation) et acte d’amour, tout comme les ténèbres (qui cachent Dieu) et l’acte de haine ou de manque d’amour (1 Jn 1, 5) – jusqu’aux maîtres de la contemplation, une série d’avertissements mettent en garde contre des types de contemplation qui détournent le regard et le sens de l’action là où Dieu veut se rendre réellement présent. […144]

Il est courant de confondre le niveau de contemplation avec ce qu’il y a apparemment de plus ou moins sacré, de plus ou moins intérieur, de plus ou moins spirituel dans l’objet de la contemplation. On suppose ainsi que Dieu serait davantage présent, audible ou facile à contempler dans le silence intérieur de l’oisif que dans l’engagement de l’homme d’action. Il se peut qu’il n’en soit pas du tout ainsi. Sur le chemin d’Emmaüs, on peut rencontrer des personnes qui vivent dans le passé et le souvenir d’actions sacrées, et sur le chemin de Damas, une religiosité fausse et pharisaïque peut être remplacée par une contemplation et une conversion dont la qualité est sans commune mesure avec celle de l’état antérieur. Il n’est pas certain que la transcendance chrétienne se trouve davantage dans le temple que dans la cité, davantage dans le souci de soi que dans le souci des autres. Par ailleurs, une praxis réellement chrétienne – qui cherche sa voie en partant des plus nécessiteux pour effacer le péché du monde et implanter la vie divine au cœur des hommes et des structures – comporte de grandes richesses en raison de l’urgence et de la profondeur des défis, de l’expérience partagée, de la communication de ce que l’on endure, fêlures au travers desquelles on atteint plus rapidement et profondément l’Esprit du Christ qui anime son peuple.

[145] Il n’empêche qu’il faut souligner énergiquement la nécessité de la contemplation sous certaines conditions, dont l’oubli rendrait bien difficile de découvrir ce qu’est la véritable action. Parmi ces conditions, on ne peut laisser de côté celles qui relèvent explicitement de la révélation : vouloir tirer de la praxis, si bonne soit-elle, ce que Dieu veut dire à l’homme n’est pas seulement erroné mais hérétique. En effet, bien que Dieu ait parlé "à bien des reprises et de bien des manières" (He 1, 1), sa parole définitive est passée par son Fils. C’est dans cette même ligne que se situent la révélation et, le cas échéant, la tradition. On ne peut oublier non plus les conditions de vie personnelle, car même si Dieu peut se manifester au plus grand pécheur, cette manifestation commence normalement par la conversion et la purification ; les cœurs purs sont ceux qui verront le mieux Dieu (Lc 5, 8). Il n’y a pas non plus à négliger les conditions psychologiques et méthodologiques : même si l’immersion dans l’action apporte une réelle richesse, certains moments personnels sont nécessaires pour pouvoir recueillir et approfondir le choc de la parole de Dieu provenant de la révélation des problèmes urgents suscités par une réalité dont nous sommes partie prenante.

Contempler dans l’action peut fort bien signifier s’exercer pendant l’action. Il ne s’agit pas de contempler ce qui est agi, mais d’effectuer ce qui est contemplé ou ce qui pourrait s’appeler contemplation au sens strict : rencontre de Dieu lui-même dans les choses. Ce n’est donc pas la porte ouverte à l’activisme que d’abandonner le retrait spirituel et encore moins la célébration liturgique.

 

 

[187] Aucune pensée historique ne peut théoriser le salut dans l’abstrait. Même si ces théorisations sont toutes historiques, en dépit des apparences, et peuvent contredire en soi le sens réel du salut ; il est impossible de parler du salut en dehors des situations concrètes. Le salut est toujours salut de quelqu’un et, chez ce quelqu’un, de quelque chose. Au point que les caractéristiques du sauveur devront être cherchées dans les caractéristiques de ce qui doit être sauvé. Il peut sembler réducteur de voir ainsi le salut, comme don de Dieu, se rapprocher au plus près des besoins de l’homme ; mais il n’en est pas ainsi, car ces besoins, dans toutes les dimensions, sont le chemin historique que l’on peut prendre pour reconnaître ce don. Ce don se présentera comme une "négation" des besoins, dès lors que ces besoins sembleront "nier" le don de Dieu, Dieu se donnant lui-même aux hommes. Par ailleurs, ces besoins peuvent être considérés comme le cri même du Dieu fait chair dans la douleur des hommes, comme la voix – sur laquelle on ne peut se méprendre – de Dieu lui-même qui gémit en ses créatures ou, plus exactement, en ses enfants. […]

C’est peut-être cette perception du mal comme péché qui fait de l’histoire de Dieu parmi les hommes une histoire de salut. […]

Une conception du salut en termes spiritualistes, personnalistes ou simplement transhistoriques non seulement n’est pas évidente en soi, mais implique une idéologisation fausse et intéressée du salut. Plus encore, un souci excessif du salut extra-terrestre et extra-historique mériterait le reproche même de Jean : celui qui dit se soucier du salut qui ne se voit pas tout en méprisant le salut qui se voit est un menteur car s’il ne s’inquiète pas de ce qu’il a devant lui, comment [188] ira-t-il s’inquiéter de ce qu’il ne voit pas ?

[189] Si Jésus a pris corps dans l’histoire, ce qui suppose que ce soit dans une chair mortelle, il dépasse cependant le "prendre chair", tout en s’incorporant à l’histoire de l’homme. Une fois sa visibilité historique disparue, il revient à l’Eglise de continuer à prendre corps, et à s’incorporer dans l’histoire. On dira que le véritable corps historique du Christ, et donc le lieu prééminent où il prend corps et s’incorpore, n’est pas l’Eglise tout court, mais les pauvres et les opprimés du monde. L’Eglise tout court n’est donc pas le corps historique du Christ : on ne peut parler d’elle comme d’un vrai corps du Christ. […]

« Il ne faut pas comprendre la fondation de l’Eglise de manière juridique et légale, comme si le Christ avait confié à quelques hommes une doctrine et une Carta magna fondatrice, tout en restant en dehors de cette organisation. Il n’en est pas ainsi. L’origine de l’Eglise est quelque chose de plus profond. Le Christ a fondé une Eglise pour continuer à être lui-même présent dans l’histoire des hommes, précisément à travers ce groupe de chrétiens qui forment une Eglise. L’Eglilse est donc la chair dans laquelle le Christ réalise, au long des siècle, sa propre vie et mission personnelle. » Mgr O. Romero, 2ème lettre pastorale, 1977

[190] Jésus fut le corps historique de Dieu, l’actualité plénière de Dieu parmi les hommes. Et l’Eglise doit être le corps historique du Christ de la même manière que Jésus l’a été de Dieu le Père.

[193] L’Eglise accomplit sa sacramentalité historique salvifique en annonçant et en réalisant le Royaume de Dieu dans l’histoire. Inutile d’insister – même si l’on doit en tenir éminemment compte – sur le fait que l’Eglise n’est pas une fin en soi, mais qu’elle est tout entière, à la suite du Jésus historique, au service du Royaume de Dieu. […] Une Eglise centrée sur elle-même – et il suffit de parcourir les documents ecclésiastiques pour se rendre compte de cette réalité – n’est pas un sacrement de salut ; elle est plutôt un pouvoir de plus dans l’histoire, qui suit les dynamiques des autres pouvoirs. Il ne sert à rien de dire que le centre de l’Eglise est Jésus ressuscité, si l’on ôte toute historicité à ce Jésus ressuscité : le fil directeur de la vie de Jésus résidait bien sûr dans l’expérience de Dieu, mais d’un Dieu qui prenait corps historique dans le Royaume de Dieu. Si l’Eglise n’incarne pas sa préoccupation centrale pour Jésus ressuscité en réalisant le Royaume de Dieu dans l’histoire, elle perd sa pierre de touche et, avec elle, la garantie de servir effectivement le Seigneur et non elle-même. Ce n’est qu’en se vidant d’elle-même dans le don de soi aux hommes les plus nécessiteux, et ce jusqu’à la mort et la mort sur la croix, que l’Eglise peut prétendre être le sacrement du salut du Christ.

Il est indiscutable que Jésus a centré son action et son annonce non sur lui-même ni même sur Dieu, mais sur le royaume de Dieu […] qui n’est pas le Dieu des religions ni des puissants de ce monde. […]

[207] c’est dans cette perspective qu’il faut comprendre l’Eglise des pauvres. L’Eglise en effet doit être configurée en disciple et continuatrice de la personne et de l’œuvre de Jésus. En conséquence, l’Eglise des pauvres n’est pas cette Eglise qui, riche et établie, se préoccupe des pauvres, leur offre généreusement son aide. C’est plutôt une Eglise où les pauvres sont le sujet principal et le principe de structuration interne ; l’union de Dieu avec les hommes telle qu’elle se fait en Jésus Christ, est historiquement et originellement l’union d’un Dieu vidé de lui-même avec le monde des pauvres.

 

 

 

 

 

Peut-être ces annotations personnelles aident-elles à percevoir les enjeux de ces lignes fortes.

Faut-il dire les choses ainsi à la virgule près ? Je ne crois pas, mais je n’ai pas accès à l’original espagnol qui peut-être est plus clair ici ou là. On perçoit dans ces lignes une forme de plaidoyer pour la théologie de la libération. Aujourd’hui, surtout après le pontificat de François, elle n’aurait plus besoin d’ainsi se défendre et pourrait travailler plus paisiblement. Les convictions demeurent, et demeurent d’une actualité saisissante. François nous aura accoutumés à telle ou telle proposition. Parfois, on voudrait préciser. Que veut dire « correctement » « vraiment » « de façon chrétienne », « vrais ou faux chemins »? On peut toujours retourner ce genre de mots.

La théologie de la libération, disons la théologie à partir des opprimés, ceux qui n’ont plus figure humaine, n’est pas une théologie contextuelle, ou n’est pas plus contextuelle que toute théologie. Elle est pertinente dogmatiquement, pour dire le cœur de la foi, et non comme une note marginale en bas de page d’une théologie politique ou morale, seconde pour une théologie seconde.

S’il faut imaginer des « adversaires », par exemple à parler de persécution, il ne faut pas les penser d’abord en dehors de l’Eglise. La brutalité des puissants et des milliardaires états-uniens ou des autocrates (russes, africains, etc.), en usant sans vergogne de la loi du plus fort, exploite ceux qui ont dans l’histoire actuelle la figure du pauvre. Ce qui se déroule à Gaza désigne aussi les victimes d’une bestialité dont on ne peut que refuser qu’elle se revendique de la première alliance.

La théologie de la rupture évangélique, illustrée par le renversement des puissants du Magnificat, de la dénonciation du monde, du mondain, a toujours besoin d’être précisée. Car d’une part ce monde est aimé de Dieu. D’autre part, ce monde, même sans connaître Dieu est le lieu de son Esprit où tant et tant secourent leurs semblables. La nouveauté peut se dire par la rupture ; cela ne signifie pas que l’ancien soit mauvais parce qu’ancien.

L’opposition action/contemplation est vieille et se décline de plusieurs manières. L’oisiveté aristocratique s’oppose au labeur du peuple – on se rappelle que l’étymologie du mot travail désigne la torture ‑, la contemplation monastique aux travaux pastoraux, la praxis, terme marxiste, à la gratuité du don de soi, l’adoration à l’action catholique voire « seulement » humanitaire, etc. On se demande comment prier en vérité si l’on ne change rien à un style de vie qui participe à l’oppression. Dans les affaires de violences sexuelles dissimulées par la soi-disant sainteté orante du violeur, on a systématiquement opéré une fracture entre la face solaire de l’orant (ou de l’homme charitable) et la face obscure de l’oppresseur. Une théologie qui s’écrit à partir des victimes de ces crimes est aussi une théologie de la libération. Ce n’est pas insignifiant que plusieurs se sont regroupées au sein de « la parole libérée ».