Ecrits de San Salvador, 1973-1989, Lessius, Bruxelles 2020.

Je découvre un peu des textes d'un des jésuites assassinés au Salvator, compagnon de Mgr Romero. Je me contente de recopier quelques pages.
[139] Que Jésus n’ait pas recherché le pouvoir théocratique
ressort clairement de la lecture du Nouveau Testament, tout comme le fait qu’il
ne se soit pas retiré du champ socio-historique si nous sommes attentifs à sa
vie et à sa mort. Sa façon d’intervenir historiquement, de rendre Dieu
historiquement présent parmi les hommes réside bien sûr dans l’annonce du
Royaume de Dieu, dans sa mise en marche, tout ceci supposant de s’engager pour
la cause de Dieu avec celle du pauvre. Le Dieu qui sauvera l’histoire sera
auprès des pauvres, mais auprès des pauvres réels qui agiront vraiment sur
l’histoire, lorsqu’ils trouveront dans leur condition matérielle la béatitude
totale du don de Dieu.
C’est dans cette ligne qu’il faut chercher la spécificité de
la transcendance historique chrétienne, qui fait connaître sa nouveauté comme
la rupture avec ce que le monde a compris de la "gloire" de Dieu
comme sa présence réelle. Cette "gloire" qui apparaît déjà d’une
certaine façon dans la magnificence de la nature matérielle en tant que
puissance de la majesté divine, les hommes l’ont localisée en différents
facteurs historiques, telle que la sagesse humaine, le miracle théocratique, la
loi religieuse, la richesse et la puissance de l’institution ecclésiastique.
Mais ces chemins ont montré qu’ils n’ouvrent pas la transcendance telle qu’elle
nous est révélée en Jésus ; au contraire ils se transforment immédiatement
en limites absolues et donc en négation de Dieu et fermeture à la grâce. Jésus
a rejeté ce [140] qui est grand pour les hommes et considéré comme sacrement de
Dieu ce qui est méprisable pour les puissants de ce monde. Cette grandeur
admirée et cette petitesse méprisable peuvent prendre diverses formes
historiques, mais elles ont toujours une constante : privilégier le riche
et le puissant, et dominer et exploiter le faible et le pauvre. Voilà pourquoi,
face aux chemins de la transcendance historique chrétienne, il faut ouvrir
rapidement le chemin du refus, le refus des mauvais chemins de Dieu, de faux
dieux et de faux messianismes. Il faut donc privilégier les vrais chemins vers
Dieu qui sont, à l’opposé de ceux plus haut cités, la foi chrétienne face à la
sagesse du monde, la puissance du crucifié face au miracle théocratique, la
grâce et l’amour face à la loi religieuse, la pauvreté et le service face à la
richesse et au pouvoir. Tout cela revient au commandement de l’amour, mais d’un
amour compris de façon chrétienne et correctement historicisé.
Si tout cela a lieu dans l’histoire, négation et affirmation
doivent y prendre corps. Et la preuve que cela a bien lieu n’est autre que la
persécution. Ce qui était folie pour les Grecs et scandale pour les Juifs
devient menace pour ceux qui vivent dans le péché, et c’est pourquoi ils
répondent par la persécution. La persécution contre le Royaume est une preuve
qui fait foi sur deux choses fondamentales dans la praxis historique du
salut : que le salut annoncé est historiquement présent (en cas contraire,
il n’y aurait pas de persécution historique) et que le salut annoncé est
réellement chrétien (en cas contraire, il n’y aurait pas de persécution venant
de ceux qui représentent et concrétisent les valeurs anti-chrétiennes). […141]
Le plus grand problème et le plus grand péché du monde
résident dans le fait que la plus grande partie de l’humanité vit dans des
conditions où même saint Thomas estimerait qu’il est impossible de mener une
vie humaine régie par des principes moraux, situation due à la culpabilité
objective – péché par action ou par omission – des minorités
dominantes qui ont érigé l’exploitation et le consumérisme en dieux
institutionnels. […142]
Si l’action fondamentale est d’être contemplatif,
interrogeons-nous brièvement sur ce qu’elle a de caractéristiquement
chrétienne. L’élan est donné par l’action. En effet, c’est une erreur
subjectiviste que de contempler Dieu là où il ne veut pas se donner à
contempler, là où il n’est pas : il y a là une limite absolue. La parabole
du samaritain [143] (Lc 10, 25-37) est très éclairante sur ce point : le
vrai prochain n’est ni le prêtre ni le lévite qui esquivent la douleur du
marginalisé et du blessé, mais le samaritain qui le prend en charge et s’occupe
matériellement de lui, résolvant ainsi la situation où il s’était vu
injustement rejeté. Cette action apparemment profane, apparemment naturelle,
apparemment ignorante du sens qu’elle comporte, est bien plus transcendante et
chrétienne que toutes les prières et tous les sacrifices faits par les prêtres
tournant le dos à la douleur et aux angoisses du milieu qui les entoure. Mais,
d’autre part, la contemplation peut et doit se soumettre à un examen approfondi
pour savoir si elle vient de Dieu ou si elle est idolâtre. S’il y a des dangers
dans l’action, il n’y en a pas moins dans la contemplation. Depuis
l’affirmation "Non pas celui qui dit Seigneur, Seigneur ! mais
celui qui fait la volonté du Père" en passant par tant d’autres mises en
garde néo-et vétérotestamentaire – en particulier celles de Jean qui allie
lumière (contemplation) et acte d’amour, tout comme les ténèbres (qui cachent
Dieu) et l’acte de haine ou de manque d’amour (1 Jn 1, 5) – jusqu’aux
maîtres de la contemplation, une série d’avertissements mettent en garde contre
des types de contemplation qui détournent le regard et le sens de l’action là
où Dieu veut se rendre réellement présent. […144]
Il est courant de confondre le niveau de contemplation avec
ce qu’il y a apparemment de plus ou moins sacré, de plus ou moins intérieur, de
plus ou moins spirituel dans l’objet de la contemplation. On suppose ainsi que
Dieu serait davantage présent, audible ou facile à contempler dans le silence
intérieur de l’oisif que dans l’engagement de l’homme d’action. Il se peut
qu’il n’en soit pas du tout ainsi. Sur le chemin d’Emmaüs, on peut rencontrer
des personnes qui vivent dans le passé et le souvenir d’actions sacrées, et sur
le chemin de Damas, une religiosité fausse et pharisaïque peut être remplacée
par une contemplation et une conversion dont la qualité est sans commune mesure
avec celle de l’état antérieur. Il n’est pas certain que la transcendance chrétienne
se trouve davantage dans le temple que dans la cité, davantage dans le souci de
soi que dans le souci des autres. Par ailleurs, une praxis réellement
chrétienne – qui cherche sa voie en partant des plus nécessiteux pour
effacer le péché du monde et implanter la vie divine au cœur des hommes et des
structures – comporte de grandes richesses en raison de l’urgence et de la
profondeur des défis, de l’expérience partagée, de la communication de ce que
l’on endure, fêlures au travers desquelles on atteint plus rapidement et
profondément l’Esprit du Christ qui anime son peuple.
[145] Il n’empêche qu’il faut souligner énergiquement la
nécessité de la contemplation sous certaines conditions, dont l’oubli rendrait
bien difficile de découvrir ce qu’est la véritable action. Parmi ces
conditions, on ne peut laisser de côté celles qui relèvent explicitement de la
révélation : vouloir tirer de la praxis, si bonne soit-elle, ce que Dieu
veut dire à l’homme n’est pas seulement erroné mais hérétique. En effet, bien
que Dieu ait parlé "à bien des reprises et de bien des manières" (He
1, 1), sa parole définitive est passée par son Fils. C’est dans cette même
ligne que se situent la révélation et, le cas échéant, la tradition. On ne peut
oublier non plus les conditions de vie personnelle, car même si Dieu peut se
manifester au plus grand pécheur, cette manifestation commence normalement par
la conversion et la purification ; les cœurs purs sont ceux qui verront le
mieux Dieu (Lc 5, 8). Il n’y a pas non plus à négliger les conditions
psychologiques et méthodologiques : même si l’immersion dans l’action
apporte une réelle richesse, certains moments personnels sont nécessaires pour
pouvoir recueillir et approfondir le choc de la parole de Dieu provenant de la
révélation des problèmes urgents suscités par une réalité dont nous sommes
partie prenante.
Contempler dans l’action peut fort bien signifier s’exercer
pendant l’action. Il ne s’agit pas de contempler ce qui est agi, mais
d’effectuer ce qui est contemplé ou ce qui pourrait s’appeler contemplation au
sens strict : rencontre de Dieu lui-même dans les choses. Ce n’est donc
pas la porte ouverte à l’activisme que d’abandonner le retrait spirituel et
encore moins la célébration liturgique.
[187] Aucune pensée historique ne peut théoriser le salut
dans l’abstrait. Même si ces théorisations sont toutes historiques, en dépit
des apparences, et peuvent contredire en soi le sens réel du salut ; il
est impossible de parler du salut en dehors des situations concrètes. Le salut est
toujours salut de quelqu’un et, chez ce quelqu’un, de quelque
chose. Au point que les caractéristiques du sauveur devront être cherchées dans
les caractéristiques de ce qui doit être sauvé. Il peut sembler réducteur de
voir ainsi le salut, comme don de Dieu, se rapprocher au plus près des besoins
de l’homme ; mais il n’en est pas ainsi, car ces besoins, dans toutes les
dimensions, sont le chemin historique que l’on peut prendre pour reconnaître ce
don. Ce don se présentera comme une "négation" des besoins, dès lors
que ces besoins sembleront "nier" le don de Dieu, Dieu se donnant
lui-même aux hommes. Par ailleurs, ces besoins peuvent être considérés comme le
cri même du Dieu fait chair dans la douleur des hommes, comme la voix – sur
laquelle on ne peut se méprendre – de Dieu lui-même qui gémit en ses
créatures ou, plus exactement, en ses enfants. […]
C’est peut-être cette perception du mal comme péché qui fait
de l’histoire de Dieu parmi les hommes une histoire de salut. […]
Une conception du salut en termes spiritualistes, personnalistes
ou simplement transhistoriques non seulement n’est pas évidente en soi, mais
implique une idéologisation fausse et intéressée du salut. Plus encore, un
souci excessif du salut extra-terrestre et extra-historique mériterait le
reproche même de Jean : celui qui dit se soucier du salut qui ne se voit
pas tout en méprisant le salut qui se voit est un menteur car s’il ne s’inquiète
pas de ce qu’il a devant lui, comment [188] ira-t-il s’inquiéter de ce qu’il ne
voit pas ?
[189] Si Jésus a pris corps dans l’histoire, ce qui suppose
que ce soit dans une chair mortelle, il dépasse cependant le "prendre
chair", tout en s’incorporant à l’histoire de l’homme. Une fois sa
visibilité historique disparue, il revient à l’Eglise de continuer à prendre corps,
et à s’incorporer dans l’histoire. On dira que le véritable corps historique du
Christ, et donc le lieu prééminent où il prend corps et s’incorpore, n’est pas
l’Eglise tout court, mais les pauvres et les opprimés du monde. L’Eglise tout
court n’est donc pas le corps historique du Christ : on ne peut parler d’elle
comme d’un vrai corps du Christ. […]
« Il ne faut pas comprendre la fondation de l’Eglise de
manière juridique et légale, comme si le Christ avait confié à quelques hommes
une doctrine et une Carta magna fondatrice, tout en restant en dehors de
cette organisation. Il n’en est pas ainsi. L’origine de l’Eglise est quelque
chose de plus profond. Le Christ a fondé une Eglise pour continuer à être
lui-même présent dans l’histoire des hommes, précisément à travers ce groupe de
chrétiens qui forment une Eglise. L’Eglilse est donc la chair dans laquelle le
Christ réalise, au long des siècle, sa propre vie et mission
personnelle. » Mgr O. Romero, 2ème lettre pastorale, 1977
[190] Jésus fut le corps historique de Dieu, l’actualité
plénière de Dieu parmi les hommes. Et l’Eglise doit être le corps historique du
Christ de la même manière que Jésus l’a été de Dieu le Père.
[193] L’Eglise accomplit sa sacramentalité historique salvifique
en annonçant et en réalisant le Royaume de Dieu dans l’histoire. Inutile d’insister
– même si l’on doit en tenir éminemment compte – sur le fait que l’Eglise
n’est pas une fin en soi, mais qu’elle est tout entière, à la suite du Jésus
historique, au service du Royaume de Dieu. […] Une Eglise centrée sur elle-même
– et il suffit de parcourir les documents ecclésiastiques pour se rendre
compte de cette réalité – n’est pas un sacrement de salut ; elle est
plutôt un pouvoir de plus dans l’histoire, qui suit les dynamiques des autres
pouvoirs. Il ne sert à rien de dire que le centre de l’Eglise est Jésus
ressuscité, si l’on ôte toute historicité à ce Jésus ressuscité : le fil
directeur de la vie de Jésus résidait bien sûr dans l’expérience de Dieu, mais
d’un Dieu qui prenait corps historique dans le Royaume de Dieu. Si l’Eglise n’incarne
pas sa préoccupation centrale pour Jésus ressuscité en réalisant le Royaume de
Dieu dans l’histoire, elle perd sa pierre de touche et, avec elle, la garantie
de servir effectivement le Seigneur et non elle-même. Ce n’est qu’en se vidant
d’elle-même dans le don de soi aux hommes les plus nécessiteux, et ce jusqu’à
la mort et la mort sur la croix, que l’Eglise peut prétendre être le sacrement
du salut du Christ.
Il est indiscutable que Jésus a centré son action et son
annonce non sur lui-même ni même sur Dieu, mais sur le royaume de Dieu […] qui
n’est pas le Dieu des religions ni des puissants de ce monde. […]
[207] c’est dans cette perspective qu’il faut comprendre l’Eglise
des pauvres. L’Eglise en effet doit être configurée en disciple et continuatrice
de la personne et de l’œuvre de Jésus. En conséquence, l’Eglise des pauvres n’est
pas cette Eglise qui, riche et établie, se préoccupe des pauvres, leur offre
généreusement son aide. C’est plutôt une Eglise où les pauvres sont le sujet
principal et le principe de structuration interne ; l’union de Dieu avec
les hommes telle qu’elle se fait en Jésus Christ, est historiquement et originellement
l’union d’un Dieu vidé de lui-même avec le monde des pauvres.
Peut-être ces annotations personnelles aident-elles à percevoir les enjeux de ces lignes fortes.
Faut-il dire les
choses ainsi à la virgule près ? Je ne crois pas, mais je n’ai pas accès à
l’original espagnol qui peut-être est plus clair ici ou là. On perçoit dans ces
lignes une forme de plaidoyer pour la théologie de la libération. Aujourd’hui,
surtout après le pontificat de François, elle n’aurait plus besoin d’ainsi se
défendre et pourrait travailler plus paisiblement. Les convictions demeurent,
et demeurent d’une actualité saisissante. François nous aura accoutumés à telle
ou telle proposition. Parfois, on voudrait préciser. Que veut dire « correctement » « vraiment »
« de façon chrétienne », « vrais ou faux chemins »? On peut
toujours retourner ce genre de mots.
La théologie de la
libération, disons la théologie à partir des opprimés, ceux qui n’ont plus
figure humaine, n’est pas une théologie contextuelle, ou n’est pas plus
contextuelle que toute théologie. Elle est pertinente dogmatiquement, pour dire
le cœur de la foi, et non comme une note marginale en bas de page d’une
théologie politique ou morale, seconde pour une théologie seconde.
S’il faut imaginer des
« adversaires », par exemple à parler de persécution, il ne faut pas
les penser d’abord en dehors de l’Eglise. La brutalité des puissants et des
milliardaires états-uniens ou des autocrates (russes, africains, etc.), en
usant sans vergogne de la loi du plus fort, exploite ceux qui ont dans l’histoire
actuelle la figure du pauvre. Ce qui se déroule à Gaza désigne aussi les victimes
d’une bestialité dont on ne peut que refuser qu’elle se revendique de la
première alliance.
La théologie de la
rupture évangélique, illustrée par le renversement des puissants du Magnificat,
de la dénonciation du monde, du mondain, a toujours besoin d’être précisée. Car
d’une part ce monde est aimé de Dieu. D’autre part, ce monde, même sans
connaître Dieu est le lieu de son Esprit où tant et tant secourent leurs
semblables. La nouveauté peut se dire par la rupture ; cela ne signifie
pas que l’ancien soit mauvais parce qu’ancien.
L’opposition action/contemplation
est vieille et se décline de plusieurs manières. L’oisiveté aristocratique s’oppose
au labeur du peuple – on se rappelle que l’étymologie du mot travail
désigne la torture ‑, la contemplation monastique aux travaux pastoraux, la
praxis, terme marxiste, à la gratuité du don de soi, l’adoration à l’action
catholique voire « seulement » humanitaire, etc. On se demande
comment prier en vérité si l’on ne change rien à un style de vie qui participe
à l’oppression. Dans les affaires de violences sexuelles dissimulées par la soi-disant
sainteté orante du violeur, on a systématiquement opéré une fracture entre la
face solaire de l’orant (ou de l’homme charitable) et la face obscure de l’oppresseur.
Une théologie qui s’écrit à partir des victimes de ces crimes est aussi une
théologie de la libération. Ce n’est pas insignifiant que plusieurs se sont
regroupées au sein de « la parole libérée ».