La discipline du Christ chez Jean est originale. En deux endroits seulement, le mot Douze est employé, sans que soit dit qui il désigne. Il n’y a pas de liste des Douze, on ne raconte pas la constitution d’un groupe resserré autour de Jésus. Il n’y a pas les Douze, les Soixante-douze (ou) dix, et d’autres disciples encore ; aucune hiérarchie parmi les disciples.
Pierre a un rôle propre mais paraît guère apprécié. Quasi exclusivement appelé Simon-Pierre, comme s’il fallait maintenir qui il était avant la rencontre avec Jésus, il est un parmi les autres. Plusieurs sont nommément mentionnés qui interviennent comme lui, ici ou là.
En revanche, il y a chez Jean un disciple que les autres textes ne connaissent pas, le disciple que Jésus aimait. Il ne doit surtout être identifié à l’un des Douze, dont il n'est pas, sous peine de perdre son identité. Chacun en lui peut devenir disciple à son tour. Il ne suit ni n’accompagne Jésus, mais est celui que Jésus aime. Cela lui donne une longueur d’avance. Ainsi, il court plus vite mais laisse Pierre, si lent, entrer en premier au tombeau. Révérence oblige, concession peu convaincue à la responsabilité pastorale. Il voit et il croit. Il n’est dit que Pierre croie. Le quatrième évangile reconnaît à contre-cœur le rôle de Pierre et l’organisation de l’Eglise ; la communauté du disciple bien-aimé connaît le meilleur chemin pour les disciples, saisir que c’est Jésus qui aime, que l’on est bien-aimé.
Le dernier chapitre de l’évangile, on le sait, a été très anciennement ajouté. Il y a déjà une conclusion dans les lignes le précédant. Simon-Pierre – le dernier rédacteur se cache derrière les manières d’écrire du premier ‑ va à la pêche. Quelle drôle d’idée ! Il n’a rien de mieux à faire après la mort et la résurrection ? Le disciple bien-aimé n’est pas là, lui ! Il sort d’on ne sait pour dire ce dont lui seul semble capable : « c’est le Seigneur ».
C’est que Simon ne comprend rien. Par trois fois Jésus lui demande s’il l’aime. La question ne se pose pas pour l’autre disciple, puisque Jésus l’aime. Le verbe utilisé est agapaô, qui caractérise l’amour dont Jésus a fait sa vie. « Pas de plus grand amour, agapè, que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. » Simon répond avec le verbe de l’amitié, philein, « oui, je t’aime ». Jésus prend finalement le verbe de Simon, attristé par les questions réitérées. Or c’est la première fois, et non la troisième, que Jésus emploie ce verbe. Simon, ne voit pas l’occasion du changement, du retournement, de la conversion. Comment pourra-t-il paître les brebis celui qui ne croit pas, qui n’est pas disciple faute de se savoir bien-aimé.
Tout est dit. Pour Simon-Pierre, Jésus est un ami. Mais Jésus n’est pas ‑ comment traduire ? ‑ l’amant, comme dans le Cantique des cantiques, « celui que mon cœur aime », l’amoureux, transporté jusqu’à l’indécence. Pierre fait de Jésus un maître, un rabbi ; il ne se laisse pas devenir disciple bien-aimé.
Comment comprendre sans trop d’anachronisme ? S’agit-il de lutte d’influence pour le pouvoir dans l’Eglise ou d’une posture anti-institutionnelle ? La pourriture est à l’œuvre dès lors qu’il y a pouvoir. S’agit-il d’une décision théologale ? Certes, ce que disent Pierre et la Grande Eglise, c’est vrai, mais ce n’est pas ça. Eux, ils retournent à la pêche. C’est ce qu’ils savent faire, et il faut bien manger, il faut bien que ça tourne.
Le vocabulaire sponsal, sans parler de la thématique, dès Cana en passant par la femme adultère et Marie de Béthanie, est central dans cet évangile, mis notamment sur les lèvres du Baptiste : « Qui a l’épouse est l’époux ; mais l’ami de l’époux qui se tient là et qui l’entend, est ravi de joie à la voix de l’époux. Telle est ma joie, et elle est complète. »
Avec Jésus, c’est une histoire de désir, qui brûle et jamais n’est assouvi, toujours relancé. Peu importe de savoir si seuls Jean et sa communauté parlent ainsi. Ils rapportent que Dieu le premier aime et désire. Ils ont touché le Verbe, la raison de vie. Ils ont connu l’amour et y ont cru, s’y sont livrés.
L’heureuse annonce selon Jean n’est pas une religion, une explication du monde ou un système de salut. Il n’y a pas de pastorale mais des disciples bien-aimés. Le monde nouveau réside dans le fait que Dieu a tant aimé le monde, quoi qu’il en soit de sa marche. Sans pourquoi d’un amour, agapè ; divinisation des disciples, des bien-aimés, puisqu’apagè est le nom de Dieu. « Dieu est amour ».
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