Le texte d’évangile que nous venons d’entendre fait suite immédiatement à celui qui était proclamé dimanche dernier, et il n’est pas possible de faire comme s’il s’agissait de deux épisodes différents. Après avoir vu Jésus ouvrir et fermer le livre en proclamant l’aujourd’hui de la prophétie, nous tournons maintenant le regard sur les gens qui sont présents à la synagogue.
La réaction est double, admiration et rejet. Admiration qui est certes étonnement, mais aussi reconnaissance : tous lui rendaient témoignage, dit le texte. Il semble que ce soit Jésus qui conduise au retournement de l’opinion contre lui. Un propos maladroit ou provocateur qui fait qu’il se met tout le monde à dos en un instant. Tous devinrent furieux et poussent Jésus au bord d’un escarpement pour l’y précipiter.
Que se passe-t-il ? Faut-il que les Juifs de Nazareth soient versatiles ? Faut-il que Jésus soit un homme à la parole aussi merveilleuse que son comportement serait agressif ou déplacé ? La parabole du semeur lue plus tard redira la même chose. La parole, le même grain, produit des résultats bien contrastés, voire opposés.
En effet, il se pourrait que ce soit la parole, le problème. C’est elle qui attire, fascine et révulse en même temps. Quelle est donc cette parole ? Comment une parole, a priori dite par quelqu’un de bien, à des gens à priori de bonne volonté qui viennent nourrir leur foi à la synagogue, comment une telle parole peut ainsi susciter chez les mêmes deux réactions aussi contradictoires, et ce quasi simultanément ?
Quelle est donc cette parole ? Ezéchiel doit manger un livre qui est doux comme miel en sa bouche mais délivre des paroles sévères contre le peuple (Ez 3). L’Apocalypse reprend la prophétie : « Je pris le petit livre de la main de l'Ange et l'avalai ; dans ma bouche, il avait la douceur du miel, mais quand je l'eus mangé, il remplit mes entrailles d'amertume. Alors on me dit : "Il te faut de nouveau prophétiser contre une foule de peuples, de nations, de langues et de rois." » (Ap 10, 10-11)
Avertis par ces textes, nous ne pouvons plus imaginer une parole malheureuse de Jésus ou une versatilité des Juifs. C’est la parole qui est double, qui provoque comme obligatoirement cette double réaction contradictoire. Mais alors qu’est-elle donc cette parole ?
Elle est assurément la parole du Dieu qui nous veut du bien, qui depuis toujours bénit sa création en s’extasiant : c’est bien, c’est beau ! C’est la parole du Dieu d’alliance qui convoque la création pour que dans le ciel, l’arc rappelle la bénédiction de l’alliance à celui qui pourtant ne saurait oublier.
Mais il est plus dangereux qu’il y paraît d’entendre la parole du Dieu qui nous veut du bien. Un tel Dieu, c’est un Dieu dont nous ne pouvons pas nous contenter de connaître l’existence, comme nous connaissons celle des objets qui nous entourent poireaux ou scorpion. Le Dieu qui dit du bien, c’est le Dieu qui fait alliance. Le Dieu qui bénit, c’est le Dieu qui s’offre de nous faire vivre de sa propre vie.
Et qu’un Dieu puisse ainsi se proposer, voilà qui est amer. Non qu’il y ait quelque piège dans cette alliance, pas même d’exigences. Mais cette gratuité est justement ce qui a du mal à passer pour nous autres. Cette gratuité non seulement dénonce nos mesquineries à tout vouloir faire payer, mais plus encore, elle est désarmante. L’amertume est celle qui consiste à rendre les armes. Et lorsque nos mains sont vides, nous ne pouvons plus tuer, seulement aimer. Y a-t-il chose plus difficile ? Peut-on vivre les mains vides, sans autre certitude que l’amour, celui des frères, celui du Père ?
Cela, à y regarder de près, nous est très pénible au point qu’il nous faut nous en débarrasser depuis quelque escarpement. Oh certes pas explicitement, et c’est bien pourquoi la parole est d’abord accueillie, plus douce que le miel à nos palais. Mais accueillir que notre vocation, c’est la vie même de Dieu, voilà qui n’est pas audible. La sagesse grecque dénonce la démesure, l’hybris, la religion dénonce la folie d’une telle union. Comment le Dieu pourrait-il s’offrir ainsi à l’homme ?
Voila pourtant la prédication de Jésus, la personne de Jésus. Cela est inaudible hier comme aujourd’hui. Les pécheurs sont invités au festin des noces de l’agneau ; en son Fils, sa Parole, Dieu épouse l’humanité. L’époux est trop beau pour nous, pour notre société qui n’en veut pas. Que Dieu reste Dieu, qu’il ne vienne pas ainsi faire alliance, qu’il ne vienne pas dilater jusqu’à l’extrême notre destin au point de le lier au sien, au point d’en faire le sien pour que le notre soit à son tour le sien.
C’est le Dieu plus grand pour une vocation trop grande qui crée l’amertume ou la colère, la volonté de s’en débarrasser. Parce qui si la vocation de l’homme est si grande, combien sont mesquins nos petits arrangements, nos préférences, nos petits plaisirs, nos chasses-gardées !
Quelle est donc cette parole ? Celle qui fait de nous des fils et filles dans le fils. Long travail de conversion pour reconnaître en Dieu un Père, pour se réjouir seulement d’être ainsi aimés. Voilà le cœur de notre foi et de notre proclamation.
Textes du 4ème dimanche du Temps C : Jr 1, 4-19 ; 1 Co 12, 31 – 13, 13 ; Lc 4, 21-30
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