13/01/2012

L'Eglise dans le monde de ce temps (50 ans Vatican II n°5)

1. La constitution pastorale Gaudium et spes
Comment un concile peut-il se prononcer sur le « monde de ce temps » ? Dans un monde qui change sans cesse, on est rapidement dépassé et on se retrouve en face d’un monde qui n’est déjà plus celui auquel on voulait s’adresser. A vouloir être actuel, ne risque-t-on pas très vite de dater ? L’enseignement de l’Eglise défini en concile pour dire la vérité de la foi peut-il se permettre d’épouser la contingence historique sans devenir désuet et être disqualifié ? Les pères conciliaires étaient bien conscients de la difficulté et c’est aussi pour cette raison qu’ils ont opté pour un genre inédit, celui de constitution pastorale.
La constitution est adoptée le 7 décembre 1965 à la fin de la dernière session, profitant de tout le travail conciliaire. L’Eglise qui a retrouvé les mots de sa tradition la plus ancienne peut ne plus s’opposer au monde moderne. Elle choisit la voie du dialogue[1] et présente positivement la conception qu’elle se fait de l’homme et de sa vocation à l’écoute de l’Evangile.
La première partie du texte expose alors, comme des principes, une anthropologie chrétienne, établissant la dignité de la personne humaine, ses droits et devoirs, et la morale qui en découle, c’est-à-dire, le type de comportements que l’Evangile invite à avoir, tant dans la vie personnelle que dans la vie sociale. La seconde partie traite en conséquence cinq domaines spécifiques : mariage et famille[2], culture, vie socio-économique, vie politique, sauvegarde de la paix. C’est la première fois qu’un concile s’adresse aussi à ceux qui ne sont pas chrétiens (§§ 2, 10/2), en appelant à la conscience, sanctuaire inviolable où l’homme entend la loi de Dieu et choisit librement le bien (§§ 16-17).
Mais qui dit dialogue suppose écoute réciproque et l’Eglise reconnaît apprendre de l’humanité (§ 44), non seulement des croyants mais aussi des incroyants, non seulement en des matières proprement profanes, mais encore dans la compréhension de sa propre mission.


2. Quelques uns des thèmes principaux
Une vérité dialogale ne peut pas être dictée une fois pour toute. Elle est une recherche qui oblige les chrétiens à discerner ce qui dans la vie du monde est présence du Royaume (§ 11/1). Déjà Jean XXIII (encyclique Pacem in terris, avril 1963) s’était référé aux « signes des temps » (Mt 16,3). Malgré la guerre froide et la prolifération nucléaire, le monde n’allait pas de mal en pis, ce que pouvaient montrer l’accès à l’indépendance des peuples du Sud, la reconnaissance de l’égalité de la femme, une plus grande justice sociale, la déclaration universelle des droits de l’homme, etc. Au nom de l’incarnation, rien de ce qui est humain n’est indifférent aux disciples du Christ[3] et c’est dans cette chair que le Christ est révélé.
L’évangile apparaît désiré, même non sciemment, par l’élan d’humanité dont tous peuvent être témoins et pour lequel tous sont invités à s’engager. Le style existentiel choisi reprend les interrogations de tout homme quant au sens de la vie (§ 10). L’enseignement de l’Eglise ne constitue cependant pas une réponse car il n’est pas une idéologie ; il présente le Christ, commencement et fin de toutes choses, modèle de l’homme parfait, qui récapitule (Ep 1, 10) la création pour la reconduire au Père. L’histoire et le monde sont le lieu de la présence de Dieu et culminent dans le Christ, ainsi que l’enseignaient Irénée de Lyon au second siècle et le christocentrisme d’un Teilhard de Chardin ou des théologies condamnées lors de la crise moderniste au début du XXe ou en 1950 (Humani generis et l’école dite de Fourvière).
Bien sûr le péché et la mort marquent dramatiquement la condition humaine, dans une veine augustinienne, mais le dessein de Dieu depuis le commencement du monde réside dans un salut universel qui rompt par son optimisme avec le terrible « hors de l’Eglise pas de salut », ignoré du concile. L’athéisme, quelque soit sa forme, est bien sûr rejeté, mais l’on reconnaît que l’Eglise elle-même a pu en être la source, notamment par son comportement. (§§ 19-21) On est bien loin de la condamnation du communisme que souhaitaient certains ! Au point qu’il est même possible de se tromper en matière religieuse sans perdre sa dignité humaine (§ 28/2). Evidence qui n’en révolutionne pas moins la pensée de l’Eglise[4] en rendant possible la théorie de la liberté religieuse (26/2). Cette dernière est d’autant plus nécessaire que nombre de chrétiens sont persécutés, notamment de l’autre côté du rideau de fer.
Les autres religions ne sont pas exclues de l’ordre du salut, comme contraires à la foi. Lumen gentium est ici citée (le § 22 renvoie à LG 16) faisant du concile une source de la réflexion conciliaire. La théologie des religions entre dans le discours officiel de l’Eglise (§ 92)[5]. Il ne s’agit pas seulement de parler du « salut des infidèles » ‑ ceux qui ne sont pas chrétiens ‑ à titre individuel et « d’une façon que Dieu connaît », mais de la valeur des religions « dont les traditions recèlent de précieux éléments religieux et humains ».
Le monde moderne est désacralisé. En science, en politique et même en morale, il y a autonomie des réalités terrestres par rapport à Dieu (§ 36) Les conflits entre sciences et foi, que le Concile déplore et dont il reconnaît qu’ils ont aussi été le fait de chrétiens, n’ont plus lieu d’être. Cette autonomie rend gloire au créateur si elle signifie que le monde a une consistance propre, qu’il est une création bien faite. Certes, dire autonomie ne peut vouloir signifier que ce monde n’a pas de rapport à Dieu, que tout est permis, qu’il y a d’autres lois morales que celles de l’amour du prochain.


3. Evaluation
Le père Ratzinger, expert au concile, repère deux moments dans la rédaction de la constitution : « On pourrait appeler la première phase, celle de l’incarnation. On redécouvre dans l’incarnation un aspect central du christianisme, et on en fait le point de départ de toute la construction théologique. »[6] A cet optimisme aurait succédé une deuxième phase critique qu’il appelle « eschatologique ». L’évangile de la croix est signe de contradiction qui dénonce le monde dans son injustice. Les violentes secousses que connaît l’Eglise depuis la fin du concile viendraient d’une fascination par le monde et du ralliement à l’idéologie du progrès.
Il est évident que les Trente Glorieuses marquent profondément la constitution. Mais il faut renvoyer dos-à-dos critique et naïveté devant le monde moderne, et constater que le texte répond plutôt aux rendez-vous manqués entre l’Eglise et le monde depuis un siècle et demi. « Le concile décrivait le monde qui s’effondrait et demeurait muet devant les questions qui commençaient à apparaître. » reconnaît Mgr Matagrin, un des Pères conciliaires. Pas sûr que ces questions aient trouvé réponse depuis et cela fragilise l’existence chrétienne : Si le monde est autonome, Dieu peut-il agir dans la vie des hommes ? Si l’on peut être pleinement homme sans croire en Dieu mais en suivant sa conscience, servant Dieu sans même le savoir lorsque l’on sert le frère (Mt 25), pourquoi la foi ?


[1] « L'Eglise doit entrer en dialogue avec le monde dans lequel elle vit. L'Eglise se fait parole ; l'Eglise se fait message ; l'Eglise se fait conversation. » (Paul VI, encyclique Ecclesiam suam § 67 août 1964)
[2] On peut parler d’un Eloge de la conscience quand est dit qu’en morale sexuelle et familiale, le « jugement, ce sont en dernier ressort les époux eux-mêmes qui doivent l’arrêter devant Dieu. » (§ 50/2)
[3] « Les joies et les espoirs (Gaudium et spes), les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans leur cœur. Leur communauté, en effet, s’édifie avec des hommes, rassemblés dans le Christ, conduits par l’Esprit Saint dans leur marche vers le Royaume du Père, et porteurs d’un message de salut qu’il faut proposer à tous. La communauté des chrétiens se reconnaît donc réellement et intimement solidaire du genre humain et de son histoire » (§ 1)
[4] Thomas d’Aquin (+ 1274) pourtant enseignait qu’il valait mieux se tromper en conscience que de croire quelque chose que la conscience rejetait, y compris en matière religieuse, y compris contre l’enseignement de ce que l’on appelle aujourd’hui le magistère. (ST Ia IIae, 19, 5)
[5] La nouveauté n’est pas totale ; on reprend des thèmes patristiques qui reconnaissaient des « semences du Verbe » ou vérités dans le discours païens (AG 9, 11/5 et NA 2).
[6] « Le Dieu des chrétiens, le Dieu fait homme, n’est pas un Dieu de l’autre monde, mais précisément un Dieu de ce monde-ci. Le Royaume des cieux annoncé par le Christ est en vérité une action de Dieu qui concerne ce monde, et non un lieu au-delà de lui. […] Cette prise de conscience a conduit à un christianisme humain, vital, ouvert au monde, en un mot, ce que l’on a pris l’habitude d’appeler un christianisme incarné : un christianisme qui ne se perd pas dans les mortifications, la fuite du monde et l’attente de l’au-delà, mais qui s’ouvre avec sympathie au monde et s’insère dans la vie d’aujourd’hui, se réjouit de tout ce qui est beau, noble et grand, et y découvre la trace des valeurs chrétiennes qui, elles-mêmes, doivent de nouveau prendre chair et se réaliser comme une responsabilité à l’égard de notre époque. » (Conférence de 1966)

3 commentaires:

  1. Mon engagement auprès des personnes prostituées m'a amené à militer avec le mouvement féministe. L'autonomie y est un concept majeur pour penser la libération des femmes de la domination patriarcale. Une certaine acceptation du concept d'autonomie, qui fait consensus dans le réseau d'association dans lequel je trempe, et que je me suis fais mienne, ne s'oppose pas à la dimension relationnelle de la personne. L'autonomie n'a rien à voir avec le mythe du "self-made man". Au contraire, on constate aisément que c'est grâce à la socialisation, à la qualité de la vie relationnelle, que les personnes peuvent devenir autonome. Les violences morales, physiques, économiques, etc., non seulement ont comme conséquences la perte d'autonomie, par la perte de confiance en soi et en l'autre, mais surtout cette perte d'autonomie est l'objectif poursuivi par l'auteur de violences. L'antidote à ce projet violent d'instrumentaliser l'autre pour son désir, autant du côté des victimes de violence que des auteurs de violence, se situe dans la qualité relationnelle. Comme le propose Ortega y Gasset pour définir l'amour, c'est vouloir la vie de l'autre.

    Il n'y a donc peut être pas de contradiction entre l'autonomie du monde, à commencer par celle des humains, et l'action de Dieu dans la vie des humains. Cela serait même profondément cohérent avec le Dieu dans lequel nous croyons, un Dieu aimant, qui suscite une humanité digne, dont la gloire est l'humain debout.

    C'est ce que je découvre toujours plus en méditant les écritures à la lumière de mon engagement, en particulier la vie prophétique d'Osée: la prostitution nie tout ce que Dieu souhaite pour l'humanité, dont son autonomie. Dieu agit d'une manière radicalement anti-violente. Cela est manifeste sur la Croix, jusqu'au scandale de l'entendement humain. Cela est déjà en oeuvre dans le Dieu incompréhensible de l'Ancien-Testament, comme le montre Thomas Römer dans "le Dieu obscur", que je suis entrain de lire.

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  2. Mais est-ce-que la Foi est synonyme de "croire en Dieu", ou même "croire dans le Dieu de Jésus-Christ"?

    L'étymologie du français n'est-elle pas ici plus juste que l'acceptation générale que nous en avons? Le verbe de la Foi est "se fier à", et non "croire". Les substantifs en sont fidèle, fidèlité et confiance, l'adjectif "confiant".

    La Foi que révèle Jésus n'est pas une Foi qui se réfère explicitement à lui-même. Elle se constate par les actes.

    La question de l'Eglise serait alors plutôt pourquoi se réfèrer à Jésus pour annoncer la Foi qu'il nous a révélé? Cela ne me semble pas spécialement compliqué. Puisque c'est Lui qui nous l'a révélé... Pour autant nous pouvons la constater à l'oeuvre hors de l'Eglise, comme lui même l'a fait: "jamais en Israël je n'ai vu de Foi aussi grande"; "Ta Foi t'a sauvé" (toujours déclaré sans conditionnel sur l'attachement à la personne du Christ, et souvent on ne retrouve plus les personnes ainsi justifiées, et souvent guéries, parmi les disciples); "qui n'est pas contre moi, et pour moi" (l'exact inverse le la logique de Bush, à propos d'un guerisseur que ne connaissait ni Jésus ni les disciples du Christ, et dont ces derniers voulaient lui faire la fête parce qu'il remettait en cause le monopole sur le Salut qu'ils croyaient disposer)...

    Et est-ce-que finalement c'est préemptation du vocabulaire, mais aussi de la dynamique de vie, que suppose la Foi par les chrétiens et les "croyants" ne constitue pas le dernier domaine que nous refusons à l'autonomie des "non-croyants": "Certes ils peuvent avoir une morale de bonne volonté, conforme avec ce que nous savons de l'homme de part notre croyance, mais il leurs manquera toujours la Foi..." Et bien non! si leurs oeuvres le manifestent, ils ont la Foi. Quand bien même ils se seraient laisséés convaincre que la dynamique de vie dans laquelle ils sont ne s'appelleraient pas la Foi. Mais alors, c'est nous qui portons un contre-témoignage si nous faisons obstacle à la manifestation de la Foi agissante dans notre monde et dans notre temps. Ce serait même plutôt notre mission d'Eglise, entre autre, que de manifester: "jamais, même dans l'Eglise, nous n'avons vu de Foi aussi grande!" ?

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  3. Philippe,
    Oui, autonomie n'est pas forcément opposition à une alliance. La liberté de l'homme croît en proportion de la liberté de Dieu, contrairement à ce que propose l'anarchie et son "Ni Dieu ni maître".
    Que la foi puisse être force de libération, nombre des chrétiens peut en témoigner et la chute du mur en est sans doute un des exemples les plus patents. Des bougies ont fait tomber un mur, ont renversé un régime totalitaire et violent.
    Ceci dit, si ce monde marche très bien sans Dieu - etsi Deus non daretur - il devient difficile de dire ce qu'est la grâce, c'est-à-dire l'action de Dieu dans le monde. Et je crois que le discours de la théologie fondamentale n'a pas assez travaillé ce point qui passe sans doute par une théologie de la croix du style de celle de Moltmann ou Jüngel.
    Que signifie la Providence après que le monde a été reconnu autonome, fonctionnant selon ses propres lois, lesquelles excluent une intervention extrinsèque. Que signifie la Providence si on ne veut pas la cantonner à un pur subjectivisme ?

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