20/09/2024

La vie bonne (25ème dimanche du temps)

 

George Desvallières (1861-1950), La bonté / Sainte Charité (1913)


« D’où viennent les guerres, d’où viennent les conflits entre vous ? N’est-ce pas justement de tous ces désirs qui mènent leur combat en vous-mêmes ? Vous êtes pleins de convoitises et vous n’obtenez rien, alors vous tuez ; vous êtes jaloux et vous n’arrivez pas à vos fins, alors vous entrez en conflit et vous faites la guerre. Vous n’obtenez rien parce que vous ne demandez pas ; vous demandez, mais vous ne recevez rien ; en effet, vos demandes sont mauvaises, puisque c’est pour tout dépenser en plaisirs. » (Jc 2, 16-4, 3)

Les propos de Jacques sont agaçants. Ils visent justes, même si leur moralisme, leur condamnation du plaisir nous fait hausser les épaules. Eh oui, nous aimons le plaisir, et même les plaisirs. Mais il faut lire avec un peu plus de subtilité. « Vous n’obtenez rien parce que vous ne demandez pas » paraît renvoyer au fruit de l’arbre de la vie, qu’Adam dérobe au lieu de prier. Le fruit lui interdit, sauf s’il le demande. C’est pour lui et Dieu ne se réserve rien, lui qui est don, tout entier serviteur de notre joie. « Heureux qui lave son vêtement dans le sang de l’agneau, il aura droit au fruit de l’arbre de la vie. » (Ap 22, 14)

Par la demande, l’Adam est en relation, ne peut ignorer l’autre. Et c’est cette ignorance qui est condamnée, non les plaisirs, au contraire. Les plaisirs qui ignorent l’autre, voire le piétine jusqu’à le voler ou le tuer voilà la racine de la violence.

Aristote définit la morale comme la recherche de la vie bonne. Encore faut-il s’entendre sur le sens de bon. La vie bonne n’est pas la vie de bonne qualité, le contraire de la vie mauvaise. Selon quels critères une vie serait bonne, au sens de bonne qualité ? Le succès, la richesse, la célébrité, la postérité, l’ascèse, la sainteté, etc. ? La vie bonne, c’est la bonté. Bon se dit de ce qui relève de la bonté.

Nous n’échappons pas à la chienne de vie. Mais même dans les affres de son horreur, la bonté est possible. Et l’on jouit des plaisirs les plus doux, même au fond du gouffre, lorsque l’on partage la bonté, lorsque l’on regarde l’autre avec bonté, lorsqu’il nous regarde avec bonté. Voir la misère avec le cœur, selon l’étymologie augustinienne de la miséricorde, et le monde est transfiguré, et ceux qui ne vont pas le bon chemin sont « aujourd’hui même en paradis » (sic !).

Si c’était cela vie, malgré l’absurde et la violence corrosive, douloureuse du mal : se démener pour la bonté. Cela ne se fait pas de force, saisir, prendre de force, se saisir ; ce n’est pas possible sans l’autre ; ce n’est possible que reçu, tout bon-nement demandé, demandé et reçu, prier, loin des « demandes mauvaises », aux antipodes du vol, viol, meurtre.

Les disciples n’échappent pas à la violence, celle qui naît de vouloir être premier, plus grand, en vouloir plus, avoir « la plus longue, la plus grosse ». (Mc 9, 30 -37) Péché depuis l’origine. Mais enfin, ça mène où ? Quel intérêt ? ça ne fait pas le poids par rapport à la possibilité de la bonté, reçue, partagée. Qu’est-ce que renoncer à avoir plus si ce que l’on trouve, c’est la jouissance de la bonté ? Qu’est-ce que se moquer du plus grand, quand on voit sa mesquinerie, sa petitesse. Bonté comme le câlin d’un enfant, les bras ouverts, les câlins d’un amant, d’une conjointe, qui accueille autant que nous l’accueillons. « Et Dieu vit que cela était bon. » Seuls ceux qui ont la possibilité d’avoir plus méprisent la bonté. Quand on n’a rien, la bonté est encore possible. Parfois, elle sauve.

Chercher à être le premier n’est pas moralement défendable… avec au passage les occasions voire les raisons d’écraser l’autre, et c’est pourtant si commun. Le succès, ce n’est pas cela la vie. Ou alors ne pourraient pas vivre ceux qui sont détruits par la maladie, les guerres, la faim.

« Venez venez tous avec nous jouir des plaisirs les plus doux » dit le librettiste de Charpentier pour David et Jonathas, un prédicateur jésuite, François de Paule Bretonneau. Bienheureux temps où les prédicateurs ne déclaraient pas tous le plaisir immoral ! Il s’agissait des plaisirs de la paix, certes, des plaisirs rendus possible par la fin de la guerre : jouir de la vie, avec et pour les autres, dans des institutions justes. On est presque autorisé à écrire que l’on se moque de savoir si la recherche des plaisirs est morale, puisqu’on vise la vie bonne, définition de la morale, entendue, je le redis, non comme une vie de bonne qualité, mais comme une vie de bonté. Être le serviteur de tous signifie peut-être seulement cela, « aimer la bonté », comme le recommande le kérygme éthique de Michée. La bonté est un des noms du Dieu serviteur ‑ « Pourquoi m’appelles-tu bon, Dieu seul est bon », écrit l’évangéliste un peu plus loin. Nous aurions tort de l’oublier.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire