Reprenons. Les pauvres sont heureux, non de la misère qui les avilit, mais de ce Dieu ne voit qu’eux. « J’ai vu la misère de mon peuple. » Ceux que les sociétés écartent jusqu’à les invisibiliser voire les supprimer, ce sont ceux que Dieu considère. Jésus s’adresse à eux : « heureux, vous, les pauvres ». S’il voit les autres c’est à travers eux. Les derniers sont premiers. C’est ainsi, le Royaume. On était prévenu dès le chapitre premier avec le Magnificat. « Il comble de bien les affamés, renvoie les riches les mains vides. »
Ce n’est pas que les pauvres aient des qualités supérieures aux autres, qu’ils seraient préparés au Royaume parce qu’attendant tout de l’autre, experts de l’existence gracieuse. Non, la vie de misère n’est pas gracieuse. Mais restaurés dans la société par le regard de Dieu-même, l’ordre des injustices, des inégalités s’achève pour eux et avec eux. Un monde nouveau « est déjà là, ne le voyez-vous pas ? » Dès que l’on considère les pauvres, il saute aux yeux.
Cela ne se passe pas demain, après la mort, mais aujourd’hui, parce que « c’est aujourd’hui que cette parole s’accomplit », « que le salut est entré dans cette maison ». Certes, c’est toujours à recommencer. Le salut se renouvelle chaque jour comme le Royaume se définit par sa venue. La soif n’est apaisée que pour un temps seulement, il faudra boire de nouveau. Cela ne disqualifie pas l’eau de la vie. Cela ne dit pas que le salut n’a pas lieu. Dans l’aujourd’hui se dit son caractère définitif, acquis.
Le Secours Catholique ou ATD le disent : « un pauvre devient a priori un profiteur ». J’ai dénoncé sur Facebook un post qui disait, « Ne vole pas mes outils, je paye ton RSA ». Et l’on ne voit pas que la haine des pauvres et leur stigmatisation fassent problème. La propagande anti-pauvre n’est pas condamnable. On comprend que demeure la malédiction des riches. Ils s’essuient les pieds sur les pauvres. Récemment, un élu constatait qu’aux Etats-Unis d’Amérique « Ce n’est pas un gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple, comme le souhait Lincoln en 1863, mais un gouvernement de la classe des millionnaires, par les millionnaires, pour les millionnaires » ; et cela ne vaut pas qu’aux USA même si la brutalité de la politique outre-Atlantique ne rend plus nécessaire que cela soit dissimulé.
Les versets que nous entendons aujourd’hui font suite immédiatement aux malédictions des riches. Il ne s’agit pas de conseil pour sauver son âme, pour son salut personnel, pour ceux qui veulent être parfaits, pour jouir d’une conscience pure. Il s’agit d’’exactement la même chose que dimanche dernier, le renversement des puissants de leur trône, parce que dans le Royaume, personne ne s’essuie les pieds sur personne, personne n’est réduit à être le marchepied de qui que ce soit.
L’appel à l’amour des ennemis et à la miséricorde est le chemin du renversement, parce que c’est ainsi que tout commence, lorsque Dieu confesse à Moïse ; j’ai vu la misère de mon peuple. Voir la misère d’autrui avec le cœur, c’est cela la miséricorde. « Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux. »
L’amour des ennemis n’est pas une ascèse personnelle mais un commandement politique, au sens de la vie en société. La réconciliation franco-allemande a mis fin à trois quarts de siècle de guerre. On estime à 270 000 morts en 1870, 9 millions en 1918 et une cinquantaine en 1945. Fallait que ça s’arrête. Nos 80 ans de paix n’ont pas arrêté tous les massacres. Toujours plus, à tout prix. Qu’est-ce que la vie d’un pauvre ?
Le rejet du renversement, insurrection, résurrection de Jésus par les pharisiens est aujourd’hui celui de nombreux chrétiens, défenseurs des valeurs chrétiennes et contempteurs des pauvres. Ils spiritualisent l’enseignement de Jésus. « Les riches aussi sont pauvres ! » Le Royaume fait penser autrement. Rien n’est affaire de mérite ou de rétribution, mais seulement don. Que Dieu donne à qui l’on méprise nous agresse. Il n’y aurait pas de justice. Hypocrites ! L’injustice c’est la pauvreté de tant d’hommes et de femmes, d’enfants, dont se repaissent ceux qui en veulent toujours plus. L’insurrection du salut consiste se réjouir de la munificence sans pourquoi, gratuite, offerte. Et reculent, ici et maintenant, le mal et l’injustice. C’est ainsi que Dieu prononce le jugement dernier, définitif, non absolu au mal, son extirpation.
« Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent. » Les pauvres ne prennent pas la place des riches en tant qu’ils oppriment. Le renversement des béatitudes et du Magnificat n’est pas une revanche, une vengeance ; ce n’est une menace pour personne parce que tous sont considérés si les pauvres le sont. Ecrire l’histoire du côté des perdants, vivre l’histoire avec les pauvres, c’est déjà l’advenue du royaume.
La bonté de Dieu va aussi aux salauds, « il est bon pour les ingrats et les méchants. » Parce que Dieu est bon, les riches en profitent. Dieu ne peut pas se renier et cesser d’être bon.
Picasso, 1903, La tragédie / Les pauvres au bord de la mer
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