08/08/2025

Il partit là où il ne savait pas... (19ème dimanche du temps)

The Prayer Book of Bonne of Luxembourg, Duchess of Normandy, Attributed to Jean Le Noir (French, active 1331–75)  , and Workshop, Tempera, grisaille, ink, and gold on vellum, French 

 

Le chapitre 11 de la Lettre aux Hébreux s’ouvre par une définition de la foi dont je ne parviens pas à voir qu’elle soit illustrée par les exemples qui suivent, rappelant tels événements de la foi des patriarches. Nous lisons ce qui concerne Abraham et Sarah. Je n’y vois pas de certitude, pas d’assurance, mais plutôt une sorte d’agnosticisme, au moins au sens étymologique. « Il partait sans savoir où il allait. » Le patriarche ne sait pas, et cependant se met en route.

Cette attitude est commune : n’est-ce pas ce qui arrive à tout le monde ? Partir dans la vie, partir dans une aventure amoureuse, dans la constitution d’une famille, un projet de vie, etc. c’est toujours partir vers un endroit que l’on ne connaît pas. Nos existences nous placent devant autant d’embranchements de chemins. Aller à droite, à gauche, ou ailleurs encore ? Nous ne savons pas. Nous ne saurons jamais si nous avons fait les bons choix. Nous sommes en route, il faut avancer. Il faut vivre et nous optons pour ce qui paraît promesse de vie, quand bien même ce qui nous apparaît serait, et est en fait assez souvent, chemin de mort.

Je pense à tous ceux qui n’ont su faire autrement que de tirer le rideau, parce que la promesse ne paraissait que mort, que mortelle. Et nous ne savons pas, s’il y a l’agnosticisme de la foi, alors, comment dire que chaque vie a un sens, que le suicidé n’a pas vu.

Croire va jusque-là. Il n’y a pas de Dieu garant du sens, ni une foi qui serait l’assurance, le moyen de connaître des réalités qu’on ne voit pas. C’est aussi, si ce n’est toujours, dans le non-sens, que nous croyons, que nous sommes disciples. Il se pourrait même, dans le contexte actuel de ce que nous appelons savoir et sens, que les adeptes du sens soient les païens, entendons les gens religieux, de quelque religion que ce soit y compris chrétienne, mais si peu voire pas du tout disciples. Ce que l’on appelle ici le destin, là la bonne étoile, là encore la vocation à laquelle Dieu appelle, tout cela n’est-il pas une manière de nous assurer, de nous rassurer sur ce que doit être notre vie, comme sensée ?

Je ne sais faire autrement que redire toujours le même exemple. Quel est le sens de la vie de l’enfant de Gaza tué par une bombe, pire encore peut-être survivant de la famine et de l’horreur, massacré, qui devra traîner ces traumatismes jusqu’à la fin de ses jours ?

Perdre sa vie, n’est-ce pas consentir à n’en pas voir le sens, à ne pas en chercher ? La réussir ou la gagner, vouloir absolument un sens, n’est-ce pas la perdre comme dit l’évangile ? Agnosticisme de la foi, nous ne savons plus rien, et surtout pas ce que dit le catéchisme. Nous marchons comme si nous étions devant et avec Dieu, mais sans Dieu. Ainsi s’exprimait Bonhoeffer quelques mois avant son assassinat par les nazis. Augustin d'interroger : « Faut-il t’appeler pour te connaître », mais peut-on appeler sans connaître ? « Pour aller où tu ne sais pas, tu dois aller par où tu ne sais pas. » (Jean de la croix)

La foi, ce n’est pas que Dieu fasse surgir le miracle, la vierge qui enfante, l’enfant mort ressuscité, la porte de la prison qui s’ouvre, car rien n’est impossible à Dieu. Tout cela dans les Ecritures n’est pas preuve de la vérité de Dieu, plutôt l’indice de ce que dans le non-sens aussi Dieu habite, que la vie est souvent plus forte que toutes les morts qui nous affligent, nous détruisent. Remarquez la relecture du sacrifice d’Abraham. Non pas Dieu peut éviter le drame du père meurtrier ou du Dieu pervers, mais la vie plus forte, jusqu’à relever les morts.

La foi, c’est quand il n’y a rien à voir, comme au tombeau, comme Abraham. Un trou, comme le côté ouvert, déchiré, la poitrine de Jésus. Une béance, une faille. Thomas ausculte le trou de la plaie. Il n’y a rien à voir, pas de preuve, seulement la mort et… une faille.

Pouvons-nous croire ce que nous avons sous les yeux sans cesse, la puissance de vie, malgré tout, malgré la force de destruction ? Il est des lieux où on ne peut guère ne pas la voir, avec les agonisants, dans les hôpitaux bien sûr, mais aussi les enfants ou anciens enfants cabossés, détruits, les pauvres, les parias, les rejetés, exilés, qui ont, comme Abraham, quitté leur terre pour plein de raisons, mais aussi parce que la vie est toujours départ vers où l’on ne sait pas, ou découvrant dans l’exil que la vie est toujours autre que l’on ne sait pas.

Aucun discours ne boucle, pas plus celui de la foi que celui de la science. Surtout pas celui de la foi, ce serait le comble de l’idolâtrie, donner la réponse avec ce qui dans l’épaisseur du monde refuse la réponse, inscrit la faille, la béance et le manque.

 

Bréviaire de Bonne de Luxembourg, la blessure du Christ. vers 1340, folio 331 recto. Que cette blessure soit à s'y méprendre un sexe de femme ne put échapper à l'artiste. 

07/08/2025

La transfiguration

 


 

Se comprendre comme le bien-aimé du Père, il y a de quoi être transfiguré !
Regardez l'amant qui se découvre le ou la bien-aimé de l'autre. Il est rayonnant de lumière.
Regardez, contemplez celui ou celle à qui n'a jamais été dit qu'il ou elle était le bien-aimé, ou qui ne l'a jamais entendu, n'a jamais su l'entendre. Il est défiguré à vie... à moins que la voix de l'autre soit dite, par un amour, ou de la part d'un amour, fût-il l'estime de soi, par l'entremise d'un psy.
Défiguration-Transfiguration
Et les trois sont témoins de cette transfiguration par et de l'amour.
Moïse est là ; pour la loi certes, sans doute autant pour celui qui manifeste l'amour, la hesed de Dieu : j'ai vu la misère de mon peuple.
Elie est là ; pour les prophètes, certes. De lui, on a peu de paroles, si ce n'est celle-ci, être rempli de zèle pour le vivant devant lequel il se tient. Relevé de la mort, ressuscité, il ne meurt plus.
Et Jésus, plus vivant que jamais à s'entendre appeler le bien-aimé, à entraîner dans cette vocation ses frères et sœurs en humanité.
 
 
église de Brancion (71) 
 

01/08/2025

« Fou que tu es, ce soir même, on te redemande ta vie ! » (18ème dimanche du temps)

 Landscape portrait of people over a table.

   

Les inégalités ne cessent de se creuser. Les riches le sont toujours davantage, les pauvres ont de moins en moins de ressources. Les inégalités sont visibles entre pays et à l’intérieur de chaque pays. Il est impossible de lire la page d’évangile de ce jour sans que l’absence de vergogne avec laquelle le gouvernement états-unien se comporte ne saute aux yeux, mais aussi, même si c’est de façon moins criminelle et brutale, un gouvernement comme celui de la France. Les propos des ministres de l’Intérieur et de la Justice ne semblent pas faire de la dignité humaine, inscrite dans les déclarations des droits de l’homme, le premier principe régulateur de leur politique.

Tous savent que l’impôt, agent de redistribution, en pourcentage, épargne largement les plus riches. Tous savent que le discours qui visent à stigmatiser les pauvres comme ceux qui seraient la source de dépenses folles, « un pognon de dingue », ne repose sur aucun élément factuel. La fraude des plus modestes aux prestations sociales représente epsilon par rapport à la fraude fiscale et la fraude des entreprises.

« Fou que tu es, ce soir même, on te redemande ta vie ! »

Quand ceux qui profitent du système inégalitaire qu’ils ont eux-mêmes mis en place se réclament de l’évangile, la loi du plus fort qu’ils exercent est d’autant plus scandaleuse. Si déjà l’évangile permettait un peu de morale sociale, ce serait pas mal. Nombre de ceux qui s’en réclament s’assoient dessus.

On n’en finira pas de marteler la doctrine sociale de l’Eglise tant que la vie de Jésus, n’imprègnent pas la vie des disciples. Dans l’Eglise aussi les richesses sont accumulées par certains, congrégations puissantes, souvent nouvelles, parfois dissoutes par ordre romain, parfois dans des tourmentes judiciaires qui n’en finissent pas. Et avec l’argent, c’est une manière d’influer sur les médias, l’éducation, sans égards pour la démocratie. Ceux qui se disent chrétiens et agissent de la sorte détournent de la foi. Comment voir en eux le visage à l’image duquel eux aussi ont été créés ? Comment ne pas haïr Dieu s’ils sont son visage ?

Il ne s’agit pas d’être idéaliste et de rêver un monde de bisounours. Il s’agit seulement de dénoncer la destruction des lois qui limitent la loi de la jungle, il s’agit seulement de demander à ce que personne ne meure parce que l’autre en veut toujours plus. C’est très réaliste : il suffit de fréquenter quelques pauvres, de voir les conséquences de lois injustes. Ce n’est pas Qohèleth qu’il aurait fallu lire, mais les dénonciations d’Amos contre ceux qui exploitent les frères ou la parabole de Nathan.

Même si la participation à la redistribution, obligatoire ou volontaire ne renversera pas les choses, elle permet déjà aujourd’hui de venir en aide à des millions de femmes, d’enfants, d’hommes, en France et dans le monde. Est-il possible que l’aide alimentaire soit le recours pour tant de nos concitoyens, que tant d’entre eux doivent dormir à la rue ou dans des conditions insalubres ou dangereuses ? Les marchands de sommeil n’ont pas l’envergure économique des multimilliardaires, ils n’en abusent pas moins des plus pauvres, s’enrichissent sur leur dos. L’exploitation des ressources de la planète profitent à ceux qui ont peu de risques de tout perdre par suite du dérèglement climatique et de la réduction de la biodiversité.

Le réaliste d’une écologie intégrale, d’une vie qui envisage les frères, à commencer par les plus fragiles, est imitation de Jésus. Histoire de « marcher comme lui a marché », non qu’il eût à connaître notre situation, mais qu’il a fait en sorte que sa propre vie ne compte pas plus que celles des autres. Sans ce genre d’existences, Dieu est impossible. Soigner les frères ou simplement leur permettre d’accéder à ce à quoi ils ont droit, c’est rendre Dieu croyable. Et si Jésus est engagé sur ce chemin, c’est parce qu’il est le seul praticable pour la gloire de Dieu et le salut du monde, de chacun en ce monde. Le non-respect des pauvres et le piétinement de leur dignité est un péché mortel, non pas une affaire de morale économique mais un crime, des crimes par millions. Le partage et la fin de l’accumulation des richesses, les lois qui visent le bien commun et non l’enrichissement des plus riches et la puissance des puissants a aussi un sens théologique.

On peut se croire civilisés, sortis du cannibalisme. « Quand ils mangent leur pain, ils mangent mon peuple ! » Ce à quoi nous assistons est un festin cannibale ! Pour qu’on en finisse Jésus habite avec les pauvres et donne sa chair à manger.

 

Greg Semu, Auto-portrait with twelve disciples, 2010, 120 x 343.4 cm, National Gallery of Australia, Kamberri/Canberra.