Allez savoir pourquoi la lecture continue de l’évangile de Luc est particulièrement saccagée par le lectionnaire ces dimanches ! Nous avons entendu trois enseignements de Jésus, à l’exigence radicale, la porte étroite, la dernière place, l’amour exclusif. Or ils ne s’enchainent pas. Sont intercalées des paraboles notamment. L’exigence inflexible de la loi du sabbat est relativisée en faveur de la vie. On entend une invitation universelle à la table messianique, particulièrement pour « les pauvres, les estropiés, les aveugles et les boiteux »
Cette série de personnes marquées par la mort – précarité, maladie et handicap – rappelle le début du ministère public. « L’Esprit du Seigneur est sur moi parce que le Seigneur m’a consacré par l’onction. Il m’a envoyé porter la Bonne Nouvelle aux pauvres, annoncer aux captifs leur libération, et aux aveugles qu’ils retrouveront la vue, remettre en liberté les opprimés. » La citation d’Isaïe relève l’indice de la présence messianique, que les envoyés du-Baptiste auprès de Jésus s’entendent redire : « Allez annoncer à Jean ce que vous avez vu et entendu : les aveugles retrouvent la vue, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitent, les pauvres reçoivent la Bonne Nouvelle. »
La série – « les pauvres, les estropiés, les aveugles et les boiteux » – des invités au festin est reprise telle quelle juste quelques versets plus loin dans le texte de la semaine dernière. Ce sont eux qu’il te faut inviter, ceux de la dernière place, parce que tu les relèves, les ressuscites, et c’est ainsi que fait Jésus, qu’est Jésus, « résurrection et vie » dirait Jean. Et c’est ainsi dans la parabole des invités au festin. Et c’est ainsi que tu es disciple, à relever, à ressusciter. Les boiteux marchent, les lépreux sont guéris, les morts ressuscitent ; ce n’est pas pour la fin, quand tout sera fini. Au contraire, c’est une affaire de commencement. Ou alors, la fin, c’est maintenant, quand les disciples, chrétiens déclarés ou anonymes, comme dirait Rahner, rendent la vie à leurs frères et sœurs. La Terre comme paradis, enfin.
Difficile de ne pas lire ensemble ces versets dont les liens littéraires sont si fortement appuyés. Alors, apparaît non seulement l’exigence hyperbolique des discours – porte étroite, dernière place, haine des siens – mais aussi la tension pour ne pas dire l’opposition entre ces exigences de renoncement ‑ mort à soi-même ‑ et l’urgence à faire vivre ceux qui meurent.
Evidemment, la vie n’est pas faite pour être un parcours du combattant, porte étroite, mais pour la jouissance, manger les fruits de tous les arbres, y compris l’arbre de la vie. Evidemment, on peut inviter ses amis, parents et riches voisins, surtout si c’est pour la joie du banquet nuptial, messianique. Evidemment, on peut aimer les siens. Comment être paisiblement soi en étant en guerre avec ceux de qui l’on a tant reçu.
La question n’est pas là. Et c’est la tension, la contradiction qui aide à comprendre. Encore faut-il lire les passages supprimés ; que l’on ne transforme pas l’enseignement de Jésus en règles morales ! Jésus n’enseigne pas la loi mais la vie. S’il accomplit la loi, c’est en la dérivant toujours de la vie. Le sabbat est pour l’homme, non l’homme pour le sabbat. « Le plein accomplissement de la loi, c’est l’amour. »
Il est des manières de vivre la loi qui s’opposent à la grâce. Et jusque dans la pratique de l’Eglise, et jusque dans nos manières de faire et de penser. Le pontificat de François a montré la puissance des résistances dans l’Eglise lorsque l’on rappelle la grâce plus forte que la loi. Très bien dit Jésus, si vous pensez comme cela, allons jusqu’au bout. La vie est une porte étroite. Tu te dois tout entier à l’amour préférentiel pour les pauvres au point de renoncer à inviter et même à aimer les autres. Si tu suis la logique de la loi, elle-même implose. Comme un disjoncteur, elle fait sauter sa perversion de système légaliste. Cela devient intenable.
Si l’amour des pauvres est premier, ce n’est pas que l’on déteste les autres, c’est que si eux, sont aimés, alors tous le seront. Si les derniers sont premiers, alors, tous le sont. Si les derniers, et tous, sont relevés des morts, c’est que le messie s’est approché, « un grand prophète s’est levé parmi nous et Dieu a visité son peuple ». Pas d’enseignement moral, mais Dieu comme vie pour le monde. Dieu n’est pas loi, mais grâce.
Maarten de Vos, vers 1596, Les noces de Cana
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