09/07/2024

Baudry, Kohn, Haute lumière (poésie, photographie)

 

Gilles Baudry et Philippe Kohn, Haute lumière, Locus solus, Châteaulin 2018

La poésie, parfois, ce sont quelques mots sur une page. Beaucoup de blanc, ou de marge, le vide qu’une centaine de caractères, ou à peine davantage, rend visible. La périphérie est un lieu hospitalier d’où l’on voit ce que l’activité trépidante du centre, place to bee, ne laisse pas soupçonner.

La poésie de Gilles Baudry est de celle-là. Un silence d’abord, puis, évanescente, une voix de fin silence. A son tour, le lecteur devra certes faire silence, écouter. Cela ne suffira pas, parce que, comme dit le psaume, un autre poème, « pas de voix dans ce récit, pas de mot qui s’entende ».

L'ouvrage est une forme de commentaire de la Règle de Benoît sous laquelle le poète s’est placé depuis bien longtemps déjà. Ou plutôt, une stratégie pour faire entendre le silence à partir de la règle et de la pratique bénédictine de la vie. Chaque page tournée, plus encore que dans d’autres de ses recueils, touche l’insaisissable. C’est une caresse, une brise de paix, tout autant que l’air du large à respirer à pleins poumons, la force renversante de l’inouï.

Les photos de petits riens de Philippe Kohn montrent ce que les yeux ne voient pas et les mots de Gilles Baudry, fragiles, ourlent la vie de tout ce que l’on n’entend pas. Pas une ligne n’est de trop, n’est maladroite ; prodige de justesse à couper le souffle. On voudrait tout citer, mais ce serait passer à côté, rater l’é-vocation, appel parfois ironique où se lit qui nous sommes, au bord du silence. Les textes ou les photos marquent comme des balises pour une traversée que renouvelle chaque lecteur ; c’est à une expérience qu’il est conduit, au bord du silence.

Peut-être une réserve, quant au titre : est-il le meilleur ? Pour le disciple, il n'y a plus de hauteur depuis que la terre a vocation d'être ciel.


 

On viendrait, paraît-il, de loin
pour écouter les moines se taire
mais le silence est moins ce qui se tait
que ce qui nous éclaire.

            Ici, tout exhale la solitude ouverte
                        et la porosité de la clôture.
            En marge mais au cœur du monde
                        en filigrane de la page.

Non l’inhumain isolement
mais la juste distance, le retirement
l’inassimilable solitude élue,
l’autre nom de l’amour.

 

 

 

 

Une parole sans parole
est la patrie.

C’est elle
qui modèle et module nos vies.

C’est elle qui nous porte
et nous emporte loin de nous.

 

 

Riches de ce qui nous manque,
la grâce enfin
serait d’être touchés
à l’invisible de ce que nous sommes.

 

 

 

05/07/2024

Prophètes de la fraternité (14ème dimanche du temps)

Tomás Hernández (1606) / Valencia, chapelle du Patriarcat
 

Être prophète en son pays. A quoi cela pourrait-il être utile ? La terre dont on sort a forgé les manières de vivre et de penser. Il n’y a pas d’écart entre la communauté du pays et chaque individu qui y prend place, ou du moins l’on peut penser que chacun représente l’éthos de son ethnie, les coutumes et traditions de sa terre.

Et s’il n’en va pas ainsi, alors effectivement, cela devient compliqué. L’élément que la société ne sait pas intégrer ou qui n’y trouve pas sa place est expulsé. Quand une tête dépasse, elle interroge, suscite parfois de l’intérêt, mais finit toujours pas déranger. On peut aller jusqu’à la tuer, mesure de survie pour la communauté. Elle peut comprendre qu’il vaut mieux migrer ; nombre d’européens sont partis missionnaires au loin, aussi parce que l’air du XIXème du Vieux Continent ne leur était pas respirable. On pourrait multiplier les exemples.

Que serait un prophète bien reçu dans son pays, sinon celui qui a la capacité de parler ce que tous parlent, pensent et disent. Il y a fort à parier que ce serait ce que l’on appelle un faux-prophète. Il est l’expression de la colère et des espoirs du peuple dont il est issu et sans doute parle le langage du populisme. Le courage politique d’un homme d’Etat n’est-il précisément pas de mener le pays là où celui-ci ne veut pas aller ?

Dans les sociétés où l’individu prime, où l’on va jusqu’à contredire la vérité sous prétexte que chacun aurait le droit et la liberté de penser ce qu’il veut, on trouve cela exagéré, on a un peu de mal à concevoir la force contraignante du clan. Mais l’on est rattrapé par d’autres manières d’être main-tenus en place par la société, par exemple les règles de l’économie qui dicteraient plus fort que les principes éthiques, les choix politiques. Qu’est une société qui ne peut faire fi de notations économiques ? Telles une pythie ou un prophète, les agences de notation se chargent de mettre les pays dans le rang, dans l’ordre économique, brandissant la menace d’une détérioration de leur note. La mode, la bien-pensance, et tant d’autres entités plus ou moins abstraites sont les prophètes qui pensent comme il faut, qui non seulement ne sont pas exclus du cosmos, du microcosme, mais le règlent et le régissent.

L’évangile de ce jour (Mc 6, 1-6) illustre cela à la perfection. Le clan a la priorité sur l’individu. L’individu qui fragilise le clan par son exception, son caractère de personne exceptionnelle, doit être rappelé à l’ordre, c’est-à-dire à l’agencement social, remis à sa place. Jérémie s’oppose aux prophètes qui confortent le peuple dans ses certitudes et son confort, et le prophète, s’il est envoyé pour bâtir et planter l’est aussi pour arracher et détruire.

Il n’y a aucune raison qu’il n’en aille pas de même dans le peuple ou l’assemblée ecclésiale (si l’on peut se permettre le pléonasme). Les fondateurs des communautés des dernières décennies, quasiment tous aujourd’hui convaincus de forfaits, ont joué la carte d’une forme de populisme à l’égard d’un catholicisme qui avait les moyens, au moins financier, et dont les diocèses ne pouvaient se passer. La catastrophe est arrivée, celle qui menace le pays par l’élection de députés du même type d’envergure que ces fondateurs, celle non de la vérité ni du bien commun, mais du midi-à-sa-porte, qui refuse de voir la réalité en face. (La France sans étrangers sera incapable de faire face aux sales boulots pourtant indispensables, parce quasi aucun des natifs n’est prêt à être éboueur, agent de sécurité ou technicien de surface, etc.)

Ce que Jésus dit de Dieu et de la vie en société pour enraciner que cela soit dans les Ecritures est cependant contestation non seulement des manières de vivre et de penser, mais des Ecritures elles-mêmes, et pas seulement de leur interprétation. Pas un iota de la loi n’est abrogé, mais toute la loi prend une signification à ce point nouvelle que ce n’est plus la même, ce n’est plus la foi de nos pères !

On s’étonne que des baptisés parmi lesquels nombre d’évêques se soient mobilisés avec haine contre le « mariage pour tous », puisque pour Jésus la famille, comme le pays du prophète, n’a de sens que comme famille humaine, humanité entière, non une affaire de lignée, de sang ou de clan.

Ainsi Dieu n’est-il pas le garant de la morale ou de la vérité dans le cadre d’une théologie de la rétribution, mais celui qui offre y compris et d’abord au plus indigne. La miséricorde comme canon dans le canon des Ecritures recadre à ce point ce que l’on pense de Dieu qu’elle est sacrilège, hier et aujourd’hui, et qu’il faut rappeler à l’ordre qui s’y engage.

Le recadrage miséricordieux demeure intempestif, aujourd’hui comme au temps de Jésus. Il inaugure le monde nouveau où vivre avec les pécheurs est un impératif, non seulement parce que nous serions tous pécheurs, mais parce que nous sommes tous frères et sœurs. Les prophètes de la fraternité n’ont pas fini d’être exclus de la société et de l’Eglise.