Au long des siècles, l’eucharistie est devenue un rite sacré. C’est tellement vrai que l’on en parle comme d’un sacrifice. Le concile de Trente, au XVIe siècle, dans une théologie de polémique antiprotestante, a canonisé le terme de sorte qu’il paraît aujourd’hui bien difficile de le remettre en cause.
On serait bien en mal de fonder scripturairement la qualité sacrificielle de l’eucharistie. Certes, le dernier repas de Jésus est un repas pascal dont le contexte historico-théologique peut-être sacrificiel, si l’on retient de la Pâque l’offrande des prémices et non la libération de la servitude. Certes, ce repas prend place la veille de sa mort avec laquelle il forme un unique et même événement, du moins chez les synoptiques. Mais la mort de Jésus, d’après les meilleurs auteurs, et les plus autorisés comme Joseph Ratzinger, ne saurait être considérée comme sacrificielle qu’avec les plus grandes précautions.
En revanche, il y a don, don de soi. Jésus prend le pain, le donne : « ceci est mon corps pour vous ». Et il y a sang, effectivement, mais à boire, à l’encontre de toutes les prescriptions qui interdisent de consommer le sang, car il est la vie. Le sang est répandu, comme celui d’un criminel ou celui d’une victime que l’on assassine. Qui ferait de ce sang celui qui honorerait la divinité ? Ce serait sacrilège.
L’évangile de Jean que nous lisons (Jn 6-51-58) joue d’ailleurs la provocation. Et les disciples ne manquent pas de le souligner, deux versets plus loin. « Cette parole est dure à entendre », implacable, comme une sclérose. Elle est inaudible : « qui pourra l’entendre ? »
L’eucharistie ne se comprend pas comme acte cultuelle ; elle a pour cadre les prières de la table. On est à la maison, pas au temple. Et si jamais nous voulions offrir une offrande au Seigneur, nous devrions d’abord prendre au sérieux l’avertissement de Jésus en Matthieu. « Quand tu présentes ton offrande à l’autel, si là tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande, devant l’autel, et va d’abord te réconcilier avec ton frère ; puis reviens, et alors présente ton offrande. » (Mt 5, 23-24). Le culte semble frappé d’impossibilité à tout jamais.
L’eucharistie, entendons-là, recevons-là pour ce qu’elle est, un don. Jean nous y invite, alors même qu’il ne raconte pas le dernier repas de Jésus : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. » (Jn 15, 13) Donner, ce n’est pas se sacrifier. D’abord parce qu’un sacrifice c’est un acte du culte qui vise à se concilier ou remercier la divinité. Ensuite, parce que si vous comprenez tout don comme un sacrifice, vous avez une vision de l’existence particulièrement violente et vous percevez tout don comme un arrachement.
Donner, cela fait vivre, non seulement ceux qui reçoivent, mais celui qui donne. Pensez à la joie de l’enfant qui offre le cadeau qu’il a préparé ! Quel n’est pas son bonheur ? Donner est une façon d’exister, exister pour l’autre, et c’est la joie de tous les amoureux, de tous les amis, c’est la joie de la famille, quand une telle joie est possible.
Et ainsi est Jésus. Il existe comme l’homme pour les autres. Il trouve sa joie dans ce don, il trouve sa vie dans le don.
Et ainsi est Dieu. C’est ce que l’on appelle créer : donner. Dieu n’a pas créé au commencement du monde, expliquant ainsi pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien. Dieu donne sans cesse, Dieu se donne, et c’est ainsi qu’il existe, et c’est sa vie, et c’est sa joie, et c’est ainsi que tout existe.
L’eucharistie est ce don, que le sacrement désigne autant qu’il l’est. Dieu ne donne pas le pain, l’hostie. Il se donne, lui. On comprend qu’il s’agisse de vraie nourriture et de vraie boisson.
La recevant, nous ne pouvons sans mentir ne pas être don, exister comme don à notre tour. Jésus nous invite à découvrir l’amour comme don. C’est prosaïque, cela n’a rien de grandiose, à la différence du sacrifice du Carmel. La banalité du don d’amour risque de passer aussi inaperçu qu’une brise légère, et pourtant, c’est la vie.
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