La parabole dite du jugement dernier (Mt 25, 31-46) est construite sur l’incognito. « Quand nous est-il arrivé de te voir ? » Si d’aventure on rencontre le Seigneur, on ne le reconnaît pas. Dans la parabole, ceux qui l’ont croisé ne l’ont pas su. Personne ne reconnaît le roi. Il a manifestement l’habitude de sortir incognito. Ce n’est pas une habitude, c’est sa manière d’être. Jésus passe incognito. Il est « l’incognito du Père » comme dit Bonhoeffer.
Et c’est bien notre expérience, on ne rencontre pas le Seigneur Jésus au coin de la rue, ni même à l’église, dans les sacrements ou dans le repli de sa chambre Au mieux, peut-on ruser avec l’incognito, et la parabole indique comment : il faut aller là où il se trouve ! Vous pardonnerez cette lapalissade, mais il semble que nous ne l’ayons pas entendue.
Une stratégie déjoue l’incognito. A défaut de le voir, sa présence est assurée dans le service des affamés, assoiffés, étrangers, sans vêtements, malades ou prisonniers. La liste n’est pas exhaustive ; elle indique la présence du Seigneur, les pauvres. Ce n’est pas qu’une question d’argent, mais d’exclusion sociale, hors des relations sociales, comme la prison et la maladie, comme l’impossibilité d’aimer, comme tous ceux qui sont piétinés par les autres, les enfants violentés.
Les pauvres n’existent pas aux yeux du monde, ils sont incognito, ils ne sont rien, quantité négligeable, comme l’homme des douleurs, le serviteur souffrant. Et « Dieu a choisi ce qui n'est pas, pour réduire à rien ce qui est. » (1 Co 1, 28)
Si nous savons où et comment rencontrer le Seigneur, nous ne savons jamais quand on l’a rencontré. Les maîtres mettent en garde : On ne sait jamais si on a bien prié, si l’on s’est effectivement tenu en présence de Dieu. La rencontre avec le Seigneur ne peut que nous échapper. Il n’est pas à disposition. C’est une affaire de dépossession. Non pas garder sa vie, et ses idées sur Dieu, mais se défaire de tout pour être libre de le recevoir comme il est, pour le laisser libre de nous rencontrer, comme il veut.
Dire cela dans la situation de suspension des cultes apparaît d’une actualité saisissante. Faudra-t-il dire qu’il faut circuler, que le Seigneur n’est pas là où on le cherche ? La tradition prophétique (Jr 7, 4) pourrait nous y pousser. Imaginer voir le Seigneur sans être au service des pauvres est une tromperie que la parabole illustre manifestement.
Nous sommes conduits à remettre en cause non l’être de Dieu, mais ce que nous pensons qu’il est. Dire son indisponibilité ne signifie pas qu’il serait en voyage, occupé, qu’il faudrait crier plus fort, ainsi que raille Elie. C’est insister sur la nécessité où nous sommes, si nous prétendons le quêter, de renoncer à tout ce que nous savons de lui pour le laisser être ce qu’il veut, de renoncer à ce qui compte, aux yeux du monde, au profit de ce qui n’est pas, les pauvres. Dieu n’est pas ce qu’on imagine. Dieu n’est pas où on l’imagine.
De Dieu on peut faire une idole ; du vrai Dieu on peut se servir, autrement dit, se faire une idole. Relisons le premier testament. La manne ne peut pas être conservée ; elle n’existe qu’à se renouveler chaque matin. Lorsque l’on part en guerre, le bataillon galvanisé par la présence du Seigneur, c’est la déroute et les Philistins se saisissent de l’arche. Le peuple la livre aux païens – sacrilège ! ‑ le peuple s’en sert comme les païens – sacrilège !
Défendre la vérité de la foi est souvent le plus sûr moyen de la piétiner, parce que ce que nous défendons, c’est ce que nous pensons de Dieu, et Dieu n’est jamais ce que nous pensons. Il n’a d’ailleurs nul besoin d’être défendu ! Jésus est mort de ce que ses coreligionnaires pensaient de Dieu. Dieu n’est pas ce que nous croyons essentiel, un savoir, une théorie, un catéchisme, une vérité transcendante. Lui juge essentiel de servir les pauvres. Pour le trouver, il faut aller là où il se tient, là où il sert.
Il y a peu d’invitations à l’adoration, au culte et même à la prière dans l’évangile. En tout cas, elles sont moins nombreuses et insistantes que la convocation au service des petits. Pour Jésus aussi le plus court chemin de soi à soi passe par autrui, et autrui le plus anonyme, le plus incognito. « Etrange condition de ce dieu qui semble n’acquérir un Moi que par la grâce de ces petits ou de ces « moindres » qui n’existent pas » (S. Breton) et lui offrent leur visage où il se laisse deviner en transparence.
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