25/03/2024

I. LE BOURGEOIS, Vivre avec l’irréparé

 

Couverture du livre Vivre avec l'irréparé

 

Isabelle Le Bourgeois, Vivre avec l’irréparé, Albin Michel, Paris 2024

Le livre d’I. Le Bourgeois fait ce dont il parle, mettre de la douceur, panser des plaies avec l’onguent des mots, les siens, ceux qu’elle rapporte. Il faut de l’empathie pour écouter, et aussi pour écrire de sorte que les pages, comme une caresse, épongent les sueurs de la souffrance, la peur et l’agonie, consolent, douces, bienfaisantes.

Il y a en nos vies de l’irréparé, traces d’irréversibles brisures, cassures, meurtrissures, crimes, à jamais inscrites dans l’inconscient, dans la chair, dans la conscience, c’est selon. On ne se remet pas de la mort de ceux que l’on a aimés, d’un viol ou de la méchanceté d’un parent, de son impossibilité de prendre soin, de la haine ou du désespoir de soi, de la banale et inexplicable fatigue de vivre. Et s’il est possible de vivre encore, ce n’est pas en faisant disparaître par la magie de l’oubli ou le diktat d’une omerta les traces de l’irréparable.

L’ouvrage prend le mal à bras le corps, charnellement, ne refusant pas la fréquentation de ce qui est cassé, blessé, mort ; regardant en face ce que l’on ne peut pas voir, ne veut pas voir ; regardant en face malgré le noir de la nuit ‑ mal subi, mal commis. A la question qui demeure criée depuis le sommet du Golgotha : « Mon Dieu, pourquoi ? », il n’y a pas de solutions, de recettes, de réponses. Les résonances de l’interrogation se réverbèrent en ces pages qui refusent et réfutent toute synthèse, tout système. Pas moyen de douter qu’elles composent une harmonie parfois dissonante mais loin du chaos primordial et inarticulé. Cependant on aurait aimé entrer plus avant dans le traité de composition où s’agencent, poussées dans leurs retranchements, les convictions, professions de foi, remises en cause du bien connu, du trop bien cru.

« Je n’ai pas de connaissance. J’ai juste une expérience personnelle, particulière du lever du jour. Il a pour moi une importance absolument considérable. Il signe la capacité, la nécessité de continuer de croire. Cela a à voir avec la création, séparer le jour, la nuit. Je ne suis pas optimiste. C’est d’un autre ordre. Je ne crois pas, fondamentalement que les choses s’arrêtent où l’on croit qu’elles s’arrêtent. La mort n’est pas plus forte que la vie. C’est ma foi, c’est très fort chez moi. D’avoir écouté autant de souffrances m’a permis vraisemblablement de me laisser guider par toutes ces personnes. Si j’ai pu me laisser guider, c’est que moi-même j’ai été écoutée dans le lieu de ma souffrance, profondément, en vérité. C’est quelque chose que je reconnais très fort. On ne naît à soi-même qu’aussi à travers la parole qu’on a pu oser dire à quelqu’un d’autre, oser à quelqu’un d’autre, au bon endroit au bon moment, et qu’elle a été écoutée et reçue. Je suis entraînée sur ce chemin-là d’écouter à mon tour et d’essayer d’aller avec la personne là où la mort n’a pas le dernier mot. » (Récente présentation de son texte par l’autrice)

« L’homme c’est la joie du Oui dans la tristesse du fini » On pourra soupçonner l’illusion ou la stratégie pour vivre de cette définition de Ricœur et porter le reproche aussi à I. Le Bourgeois. Comme s’il fallait un oui, pour que vivre ne soit pas englouti dans la désespérance où le mal dont nous sommes capables et/ou victimes nous conduit. Comme s’il fallait que le bien l’emporte pour que tout ne soit pas insensé, scandale, échec de la raison. Le lever du soleil chaque matin n’est cependant pas un argument, mais une expérience. Il n’assure de rien, il n’y a pas de certitudes, il arrive qu’on ne puisse pas ou plus voir le jour poindre.

Le propos est assurément celui d’une professionnelle de l’écoute. Et cela s’apprend, se cultive, ne s’improvise pas ou ne s’acquiert pas ex opere operato. Il est celui d’une croyante en la force de la parole, celle qui guérit notamment, celle qui fait signe vers le dire originel et bon.

La résurrection, « l’astre d’en haut qui vient nous visiter », ne s’affirme pas tant comme ce qu’il faudrait confesser qu’elle ne se touche, pour peu que l’on se fasse prochain de qui « habite les ténèbres et l’ombre de la mort », pour peu qu’avec eux, chacun y reconnaisse aussi son lieu. Comment y aurait-il résurrection ailleurs que dans la mort ? Se laisser approcher et approcher ceux qui n’en peuvent plus révèle la fraternité. C’est elle qui fait entrer dans la Pâque de Jésus parce qu’il se dit notre frère en nous indiquant son Dieu et Père.

Ce n’est pas une affaire de résilience : trop n’en reviennent pas, tous meurent. Le lever chaque jour de la lumière dit l’obstination de la vie, sa dignité même fragile et blessée, en train de s’évanouir. Tout ce qui est gagné de jour, même aussitôt englouti par les ténèbres, a la douceur de la bonté et la bonté de la douceur. La fraternité avec qui peine à se relever ou ne se relève pas est un service du bien commun, sacerdoce de l’espérance, sacrement de la confiance, témoignage (martyre) de la charité.

« En moi au plus profond, une voix me murmure inlassablement qu’il ne faut pas lâcher le défi qu’est l’autre, l’autre tout autre qui se donne à rencontrer sous la forme de quelqu’un que nous n’avons pas choisi. C’est cette fraternité envisagée qui me convoque en la plus belle place de moi-même. J’ose le mot de fraternité, il nous entraîne loin, laissons-lui la place de se déployer […]. Défi de croire en l’humanité de tous et de chacun, surtout de celle qui est la plus inaccessible. » (p. 51)

La fraternité et la résurrection ne sont pas les éléments-clef d’une conception du monde, d’un corps de doctrine fût-il révélé, parce que la réplique au mal n’est pas une théorie mais le fait de se retrousser les manches, la consolation, la dénonciation ou la nomination du mal pour ne pas pactiser avec lui, l’écoute bienveillante, le souci des autres, le soin ou la sollicitude envers autrui. Toucher, voir, entendre la résurrection est rendu possible par la fraternité ; cela arrive dès lors que des frères et sœurs se reconnaissent tels dans une chambre d’hôpital, une cellule de prison, l’isolement de la souffrance et de la dépression, le dernier souffle d’une existence, etc. Le livre d’I. Le Bourgeois touche la vie, il relève par une écriture de la bonté.

1 commentaire:

  1. Grand merci de l'autrice touchée par vos mots tendres et tranchants à la fois pour dire l'expérience de la lecture de mon "essai". Il n'y a pas de recette, il n'y a que l'amour en actes. Dieu seul sait jusqu'à quel point cela peut conduire.

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