14/02/2025

« Heureux, vous, les pauvres » Vraiment ? (6ème dimanche du temps)

 

v 1260 Psautier Rutland

Au chapitre sixième de Luc, c’est comme si l’on entendait l’enseignement de Jésus pour la première fois. Ce n’est littérairement pas exactement vrai ‑ lors de ses dialogues avec les uns et les autres, on a déjà pu entendre Jésus ‑ mais pas complètement faux non plus.

Ce qui en a été rapporté bouscule ce que pensent les gens. Avec les béatitudes (Lc 6, 20-26) cela va carrément à rebrousse-poil. C’est le contraire des évidences, sous toutes les latitudes. « Bienheureux les pauvres. » « Quel malheur pour vous, les riches ! » Avec cet enseignement, on n’est pas déçu ou, au contraire, on a de quoi l’être. Rien sur Dieu. Rien sur la loi, rien sur la religion, et le bon sens retourné comme un gant ! Certains disent de façon dépréciative, que c’est du pur humanitarisme ! Prenons garde d’aller chercher ailleurs ou autre chose.

Rien sur Dieu ? Pas sûr. On apprend avec Jésus que pour parler de Dieu et vivre avec lui, il n’y a d’autre voie que de considérer avec dignité les humains, les méprisés d’abord. Quant au bon sens, il biaise car il entérine qu’il y a des pauvres et que mieux vaut être riche.

Jésus ne voit aucun bonheur dans l’avilissement de la pauvreté. Dans l’évangile, ce qui défigure l’humain relève de l’adversaire. Celui qui souffre d’être avili n’est pas un maudit. Il faut le dire : les pauvres ne sont pas maudits, n’ont pas à l’être, au point que Jésus les dit bienheureux. C’est clair, non ? Inversement, les riches ne sont en rien bénis. Le riche porte un masque grimaçant et refuse de le savoir. Vingt siècles après Jésus, parmi qui se veut chrétien, il en est qui stigmatisent ceux qui profiteraient des aides sociales et se la couleraient douce. C’est aussi insultant, humiliant que constant.

Les associations et institutions rappellent que la fraude fiscale coûte à la France entre 80 et 100 milliards d’euro par an, la fraude aux charges sociales de 5 à 8 milliards et la fraude aux prestations sociales, qui est loin de n’être le fait que des pauvres, de 2 à 3 milliards. Combien cela fait-il à l’échelle de la planète ? Le taux de recouvrement est de l’ordre de 15% pour les fraudes fiscale et sociale, mais 30% pour les prestations sociales. Cherchez l’erreur.

La pauvreté est pensée comme la faute de ceux qui la subissent. Il n’y a que la rue à traverser ! On n’incrimine pas ce qui la produit, le contexte culturel, patrimonial et social, les modes de vie et préjugés. Le mépris et l’humiliation des pauvres sont cause et conséquence de la pauvreté. Marx est enterré. On parle des pauvres indépendamment de la société qui produit et entretient la pauvreté et les inégalités sont non seulement sanctuarisées, mais augmentent.

Heureux les pauvres ? Non ! La pauvreté est une situation de dépendance dégradante et des gouvernants démantèlent l’aide sociale, rendent les démarches toujours plus contraignantes. Il faut se battre pour s’en sortir, se battre pour ne pas se laisser abattre, se battre pour la dignité, se battre avec les autres car la pauvreté est un fait social, produit par la société. Les pauvres savent d’expérience que l’on ne peut vivre sans les autres, dans le partage et la générosité. La solidarité est une nécessité ; elle crée une sociabilité originale dont on n’a guère idée tant qu’on ne l’a pas vécue. Des associations s’y consacrent et le constatent.

Le renversement ici et maintenant de l’avilissement de la dépendance laisse percevoir que la relation ne relève pas du mérite mais du don, de la grâce. En matière de relation, le mérite n’a pas de sens : on n’aime pas quelqu’un en rétribution de quoi que ce soit. La relation est grâce, mode de vie du Royaume. Qui comprend les béatitudes selon une justice rétributive non seulement insulte les victimes de la misère, mais se range du côté des riches pour qui le mérite est « la » valeur. Même en morale, ils parlent comme en bourse !

Frères et sœurs des pauvres, les pauvres en premier le sont. Frères et sœurs des pauvres, ainsi François d’Assise, on entre dans un monde insoupçonné, aussi violente et agressive que soit la vie. La pauvreté qui défigure et humilie ne parle pas de Dieu, mais Dieu en parle. Il se fait pauvre pour dénoncer l’humiliation des pauvres, et « renvoie les riches les mains vides ». Eprouver dans sa chair que l’on n’existe que par autrui est parabole de la grâce. Seulement recevoir. L’identité va avec la possession, la vie avec la relation. C’est la Trinité où chacun existe de recevoir, se recevoir. Jésus ne parle pas des pauvres, il s’adresse à eux, les considère et ainsi les relève : « Heureux vous les pauvres, le Royaume de Dieu est à vous. »

07/02/2025

Peut-on faire confiance à cette parole ? (5ème dimanche du temps)

 


Quel rapport y a-t-il entre la pêche miraculeuse et la suite de Jésus (Lc 5, 1-11) ? La succession des scènes n’établit aucun lien de cause à effet. Consécution n’est pas conséquence. Ce n’est pas parce que l’on a pris de nombreux poissons, qu’on pêchera des hommes.

La tâche des disciples ne consiste pas à attraper des hommes. « Je t’ai bien eu », « je t’ai bien attrapé ». « Nous nous sommes fait attraper », « nous nous sommes bien fait avoir ». Est-ce ce dont parle le texte ? L’expression « prendre des hommes » ne revient nulle part dans les textes ou la tradition. A la différence de la métaphore du pasteur ou berger, celle du pêcheur d’hommes n’a aucune postérité. Les hommes ne sont pas à capturer, fût-ce par l’évangile parce qu’il est libération. Jésus ne lie pas, n’attache pas. On le sait : en un chapitre il a délivré la belle-mère de Pierre de sa fièvre, les possédés de leurs démons, les malades de leurs maux. Pierre et les chrétiens se sont-ils vu puissants et riches à capturer des hommes pour entendre ce mot ? Comprendront-ils à la fin du parcours que ce n’est pas la question ?

Luc détaille l’étonnement et la remise en cause que suscite la pêche. « Éloigne-toi de moi, Seigneur, car je suis un homme pécheur. En effet, un grand effroi l’avait saisi, lui et tous ceux qui étaient avec lui, devant la quantité de poissons qu’ils avaient pêchés. » Jésus est-il un esprit mauvais dont on veut qu’il s’éloigne ? Met-il à jour ce que nous sommes, des pécheurs, ceux du péché, que nous nous sentions indignes ou dénoncés ? La frayeur de Pierre est la même que celle qui, quelques versets plus haut, avait pris la foule après un exorcisme.

Les professionnels de la pêche auraient mieux fait de demander à Jésus son truc pour s’en servir une autre fois. Loin de là, maintenant qu’ils sont des pécheurs aux pouvoirs incroyables, ils abandonnent leur métier !

Le rapport entre la pêche et l’appel réside dans l’étonnement et la remise en cause. L’abondance de la pêche n’a d’autre but que de forcer l’interrogation. La pêche miraculeuse émerveille autant qu’elle étonne ; c’est le même mot en grec. Il n’y a rien d’automatique à suivre Jésus. Ce n’est pas parce que « nous avons tout fait » quand nous étions petits que nous suivons Jésus. Ce n’est pas parce que « nous ne sommes pas des animaux » que nous croyons en Dieu. C’est chaque jour que se renouvelle l’aujourd’hui de la parole. Avec la pêche, Jésus installe une rupture dans l’ordre des choses, avec les évidences.

Luc met en scène la capacité de la parole de Jésus à être crue : « Cette parole, c’est aujourd’hui qu’elle s’accomplit » ; « aux autres villes aussi il faut l’annoncer […] et il prêchait dans les synagogues de la Judée » ; « la foule le serrait de près et écoutait la parole de Dieu ». La parole semble aussi efficace que déroutante et surprenante au point d’être effrayante voire démoniaque.

Quel est le statut de la parole de Jésus ? A Nazareth, on s’interroge : « tous [...] étaient en admiration devant les paroles pleines de grâce qui sortaient de sa bouche » pour aussitôt après être remplis de fureur et le précipiter du haut d’un escarpement. A Capharnaüm, immédiatement après, « ils étaient frappés de son enseignement, car il parlait avec autorité. »

La guérison de la belle-mère de Pierre n’a rien changé à la vie de Pierre. Avec la pêche, c’est différent. Sa barque sert de tribune pour que la parole de Jésus parvienne à tous, lui compris. S’il est quelqu’un d’attrapé, c’est Pierre et ses compagnons. « Sur ta parole. » Pierre accepte de jeter les filets, aussi insensée que ce soit : ils ont peiné en vain toute la nuit, au moment favorable pour la pêche. Ce n’est pas avec le jour et le bruit qu’il vont capturer quelque chose. Commence-t-il à croire la parole ?

Jésus ne demande pas qu’on le suive. La suite de Jésus est seulement notifiée sans qu’on sache si elle naît de la liberté des disciples. Cette fois, la parole a bousculé des vies. Pas de suite de Jésus sans vie bousculée, loin des évidences et des convenances, du bon sens, pour un monde nouveau.

Est-il possible de faire confiance à cet homme et sa parole ? Comment le croire quand il dit que la fraternité est la vocation de l’humanité, que le culte divin c’est l’amour des parias et non des sacrifices ou des liturgies, que l’avenir est à la miséricorde et à la vérité, non à la punition et au mensonge, que les premiers sont les derniers, qu’il n’y a plus ni Juifs ni grecs, ni l’homme ni la femme, parce que tous sont fils et filles, aimés du Père ?

Eglise Saint-Martin de Zillis (Canton des Grisons), 1109-1114