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v 1260 Psautier Rutland |
Au chapitre sixième de Luc, c’est comme si l’on entendait l’enseignement de Jésus pour la première fois. Ce n’est littérairement pas exactement vrai ‑ lors de ses dialogues avec les uns et les autres, on a déjà pu entendre Jésus ‑ mais pas complètement faux non plus.
Ce qui en a été rapporté bouscule ce que pensent les gens. Avec les béatitudes (Lc 6, 20-26) cela va carrément à rebrousse-poil. C’est le contraire des évidences, sous toutes les latitudes. « Bienheureux les pauvres. » « Quel malheur pour vous, les riches ! » Avec cet enseignement, on n’est pas déçu ou, au contraire, on a de quoi l’être. Rien sur Dieu. Rien sur la loi, rien sur la religion, et le bon sens retourné comme un gant ! Certains disent de façon dépréciative, que c’est du pur humanitarisme ! Prenons garde d’aller chercher ailleurs ou autre chose.
Rien sur Dieu ? Pas sûr. On apprend avec Jésus que pour parler de Dieu et vivre avec lui, il n’y a d’autre voie que de considérer avec dignité les humains, les méprisés d’abord. Quant au bon sens, il biaise car il entérine qu’il y a des pauvres et que mieux vaut être riche.
Jésus ne voit aucun bonheur dans l’avilissement de la pauvreté. Dans l’évangile, ce qui défigure l’humain relève de l’adversaire. Celui qui souffre d’être avili n’est pas un maudit. Il faut le dire : les pauvres ne sont pas maudits, n’ont pas à l’être, au point que Jésus les dit bienheureux. C’est clair, non ? Inversement, les riches ne sont en rien bénis. Le riche porte un masque grimaçant et refuse de le savoir. Vingt siècles après Jésus, parmi qui se veut chrétien, il en est qui stigmatisent ceux qui profiteraient des aides sociales et se la couleraient douce. C’est aussi insultant, humiliant que constant.
Les associations et institutions rappellent que la fraude fiscale coûte à la France entre 80 et 100 milliards d’euro par an, la fraude aux charges sociales de 5 à 8 milliards et la fraude aux prestations sociales, qui est loin de n’être le fait que des pauvres, de 2 à 3 milliards. Combien cela fait-il à l’échelle de la planète ? Le taux de recouvrement est de l’ordre de 15% pour les fraudes fiscale et sociale, mais 30% pour les prestations sociales. Cherchez l’erreur.
La pauvreté est pensée comme la faute de ceux qui la subissent. Il n’y a que la rue à traverser ! On n’incrimine pas ce qui la produit, le contexte culturel, patrimonial et social, les modes de vie et préjugés. Le mépris et l’humiliation des pauvres sont cause et conséquence de la pauvreté. Marx est enterré. On parle des pauvres indépendamment de la société qui produit et entretient la pauvreté et les inégalités sont non seulement sanctuarisées, mais augmentent.
Heureux les pauvres ? Non ! La pauvreté est une situation de dépendance dégradante et des gouvernants démantèlent l’aide sociale, rendent les démarches toujours plus contraignantes. Il faut se battre pour s’en sortir, se battre pour ne pas se laisser abattre, se battre pour la dignité, se battre avec les autres car la pauvreté est un fait social, produit par la société. Les pauvres savent d’expérience que l’on ne peut vivre sans les autres, dans le partage et la générosité. La solidarité est une nécessité ; elle crée une sociabilité originale dont on n’a guère idée tant qu’on ne l’a pas vécue. Des associations s’y consacrent et le constatent.
Le renversement ici et maintenant de l’avilissement de la dépendance laisse percevoir que la relation ne relève pas du mérite mais du don, de la grâce. En matière de relation, le mérite n’a pas de sens : on n’aime pas quelqu’un en rétribution de quoi que ce soit. La relation est grâce, mode de vie du Royaume. Qui comprend les béatitudes selon une justice rétributive non seulement insulte les victimes de la misère, mais se range du côté des riches pour qui le mérite est « la » valeur. Même en morale, ils parlent comme en bourse !
Frères et sœurs des pauvres, les pauvres en premier le sont. Frères et sœurs des pauvres, ainsi François d’Assise, on entre dans un monde insoupçonné, aussi violente et agressive que soit la vie. La pauvreté qui défigure et humilie ne parle pas de Dieu, mais Dieu en parle. Il se fait pauvre pour dénoncer l’humiliation des pauvres, et « renvoie les riches les mains vides ». Eprouver dans sa chair que l’on n’existe que par autrui est parabole de la grâce. Seulement recevoir. L’identité va avec la possession, la vie avec la relation. C’est la Trinité où chacun existe de recevoir, se recevoir. Jésus ne parle pas des pauvres, il s’adresse à eux, les considère et ainsi les relève : « Heureux vous les pauvres, le Royaume de Dieu est à vous. »