L’enseignement de Jésus reconstitué par Luc commence avec les Béatitudes et le renversement des axes de valeurs. Les pauvres sont heureux, et malheur aux riches. Ni revanche ni éloge de la misère qui avilit, ce renversement est la cause de la joie du Magnificat. Dieu s’est approché des rejetés de toute sorte. Cet enseignement est à ce point intempestif que l’on fait tout pour l’ignorer, même parmi les disciples. Pourtant, les pauvres, disons les exclus, si l’on veut bien les écouter et apprendre d’eux, révèlent la bonne nouvelle qui leur est annoncée (Lc 4, 18).
Tout aussi intempestive, l’exigence de l’amour des ennemis. Il ne s’agit pas tant d’une disposition personnelle que d’un projet en vue de la paix, un dispositif politique. Cela fait sourire les sages. Cela n’apparaît pas crédible. Que fais-tu si ton ennemi, profitant de l’amour que tu as pour lui, continue à t’oppresser ? Objection trop courte, s’il est vrai que dire non au mal peut-être une forme de l’amour des ennemis. Dire non au mal sans que cela soit vengeance, engrenage qui relance et décuple la violence, n’est-il pas le seul fondement à une paix et une réconciliation durable ?
Se pourrait-il que le ton du discours change et que les propos deviennent simple bon sens : un aveugle ne peut guider un aveugle, une poutre dans l’œil empêche de voir, on ne cueille pas du raisin sur des ronces ? Pourrait-on lire les trois petites paraboles de ce jour de sorte qu’elles soient aussi explosives que ce qui précède ?
L’aveuglement est dit par deux fois, de façon générale et par la poutre et la paille. Il est ici envisagé comme ce qui obère la vérité interpersonnelle, la possibilité d’emprunter avec et pour l’autre un bon chemin, d’éviter les obstacles rédhibitoires, la prétention à savoir indubitablement ce qui est bon pour l’autre.
Ce n’est pas une question d’humilité personnelle – on sait que la fausse humilité est un orgueil sans limites. La prétention à savoir est renversée car jamais rien n’est assuré. Et tous ceux qui prétendent savoir sont comme les pharisiens hypocrites qui ne désignent pas des Juifs mais des disciples, s’il est vrai que l’évangile est écrit pour la conversion de ces derniers.
La rencontre avec l’aveugle-né le dit très précisément. Il y en a qui prétendent voir et sont pourtant aveugles, pire qu’un aveugle de naissance. L’oracle prophétique est cité dans l’évangile, ils ont des yeux et ne voient pas, des oreilles et n’entendent pas.
S’il en est ainsi, on perçoit combien la parole de Jésus se révèle une nouvelle fois subversive, explosive. Aucun enseignement comme contenu de savoir n’est un absolu vrai indépendamment des circonstances où il est écouté. C’est la fin du savoir absolu, du savoir de nos pères, du savoir des religions, mektoub c’est écrit, la Bible dit que.
Il est bien quelques critères pour s’y repérer, le raisin et les figues ne se ramassent pas sur les épines. Mais l’on connaît les figues de barbarie, délicieuses ! On connaît aussi les salauds qui se font passer pour saints. L’histoire récente du catholicisme fourmille hélas de trop d’exemples. Un seul critère est décisif, celui qui précisément n’est pas accepté, l’amour inconditionnel des frères, jusqu’aux ennemis. Cela pose l’amour dans le registre de la grâce qui est le sien, et non dans celui du mérite, de la rétribution.
On dit que Dieu n’habite pas avec les pécheurs, que sa sainteté les fuit et qu’ils doivent se garder de s’approcher. Si le pécheur fuit la sainteté de Dieu par son mal, Jésus témoigne que Dieu ne craint pas de s’asseoir à sa table. Cela fait hurler, comme par hasard, les pharisiens. Que l’on pense à la femme de Lc 7, à Zachée ou au début du chapitre 15 de Luc. Dieu est injuste parce qu’il va chercher ceux qui sont perdus ! Mais voilà. Dieu, pour être lui-même, ainsi que déjà le proclame le prophète Osée, ne peut qu’aimer les pécheurs. Non qu’il considère le mal sans importance, pire, le valide ; au contraire ! Mais c’est en aimant qu’il rend bon et justifie.
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