La parabole du pharisien et du publicain (Lc 18, 9-14) est tellement limpide que le commentaire encourt de n’être que paraphrase. Une chose cependant fait problème, l’évidence sereine de la punition du pharisien qui sera abaissé, non-justifié, selon la logique ordinaire de la rétribution. Pourquoi faudrait-il qu’il ne soit pas lui aussi pris sous la bonté de Dieu ? Chez Matthieu, Dieu est bon pour les bons et des méchants, mais chez Luc, la bonté divine concerne « les ingrats et les méchants » (Lc 6, 35) parce que personne n’est bon. « Nul n’est bon, que Dieu seul » (Lc 18, 19), dit-on trois versets plus loin.
La parabole fait problème si nous ne pouvons pas nous réjouir de l’exclusion du pharisien de cette bonté. Se réjouir de la punition du pharisien, c’est se penser meilleur que lui. Nous serions pharisiens que lui ! C’est dire combien la parabole nous est « adressée ». Si nous voulons vivre de la bonté de Dieu, elle nous oblige à prendre la seule place possible, celle du publicain. Et il n’y a pas de quoi être fier, nous serions alors de nouveau pharisiens. Il y a un pharisaïsme de publicain, il n’y a que cela : le pharisaïsme est le propre des pécheurs.
Pour Luc, tous sont pécheurs. Personne n’échappe à sa misère, à sa crasse et se penser capable du contraire, c’est cela être hypocrite, pharisien. Le Jésus de Luc ne cherche à nous culpabiliser ou à nous diminuer dans une forme de misérabilisme castrateur. Il demande seulement que l’on regarde les choses en face, sans tricher. Qui peut se penser indemne de tout mal commis ? C’est du Paul ! « Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance pour faire à tous miséricorde. » (Rm 11, 32)
La parabole met en crise la justice parce que la justification ne juge pas, ne rend pas la justice, mais justifie, rend juste. Nous sommes effectivement au cœur de l’évangile de Paul. Avec Martin Luther, nous entendons résonner l’évangile de la miséricorde et de la grâce.
Cette miséricorde sans distinction, ou plutôt réservée aux ingrats et aux méchants – il n’y a que cela ‑, cette miséricorde universelle ne s’oppose pas à la nécessité de la conversion. Au contraire, elle en est la source, car « Dieu seul est bon », il est la source de la bonté. Il est plus urgent que jamais de se convertir. Les manières de mener notre vie, en méprisant voire tuant les frères ou en les relevant et les soignant, ne sont pas équivalentes sous prétexte que Dieu serait bon pour les méchants et les ingrats. Et si nous ne le savons pas, c’est que nous sommes pharisiens. Les frères et sœurs écrasés et humiliés savent que le bien et le mal, ce n’est pas la même chose, ça ne revient pas au même.
Se penser sans compromissions avec le mal, c’est être du côté des puissants, même misérables, parce que c’est misérable de se croire bon, de trouver pire que soi à mépriser, ne serait-ce qu’en se comparant et se rassurant de n’être pas le pire. C’est un jeu infantile de savoir qui est le meilleur, le plus fort, jeu qui devient pervers lorsqu’on est adulte.
Luc ne nous dénie pas une once de bonté. L’enfermement dans le péché n’empêche pas d’être quelqu’un de bien. C’est pour cela que Jésus « dit encore, à l’adresse de certains qui se flattaient d’être des justes et n’avaient que mépris pour les autres, [notre] parabole ».
La bonté en nous cohabite toujours avec le mal et, parfois, le crime. Et nous n’aimons pas ça au point de ne pas le voir. Je constate que beaucoup sont prêts à plaindre les détenus de leur situation, mais peu se pensent comme eux. Etre condescendant, c’est encore regarder de haut, et le mépris n’est pas loin. Nous ne sommes pas séparés – séparé, c’est le sens du mot pharisien. Nous sommes frères en humanité, et dans le mal. Le pharisien n’a pas besoin de justification, puisqu’il est juste. Le pharisien bien sûr a besoin de justification et de la bonté divine, mais il ne peut l’accueillir car il ne le sait pas. Il se croit juste. Artisans du mal, impossible de s’exclure, d’être séparés, dans le bon camp.
« Tout homme qui s’élève sera abaissé et tout homme qui s’abaisse sera élevé » n’est pas le renversement de la rétribution pas plus que « derniers premiers, premiers derniers ». Il n’y a qu’élévation, résurrection, puisqu’il n’y a que des publicains, à moins que nous persévérions à nous penser meilleurs, à confisquer la richesse laissant les autres à la pauvreté et la faim. « Il renverse les puissants de leur trône, il élève les humbles, il comble de biens les affamés, renvoie les riches les mains vides. » Le Magnificat ne dit pas une sanction, mais l’heureuse espérance. Nous sommes aimés tels que nous sommes. Alors nous regardons les frères et sœurs comme Dieu nous regarde.
Alfred Manessier, Pour la mère d'un condamné à mort, 1975
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