« Seigneur, augmente en nous la foi. » Noble demande de l’évangile que de nombreux chrétiens ont répétée jusqu’à aujourd’hui. La réponse de Jésus est déconcertante. Notre foi n’aurait pas la taille d’une graine de moutarde, ce qui serait déjà énorme.
Est-ce à dire que personne n’a la foi ? La question est plutôt ironiquement révoquée. La foi n’est pas quantifiable. On ne peut l’avoir plus ou moins. Demander l’avoir plus est aussi absurde que de transplanter un arbre dans la mer. A question stupide, réponse stupide.
Que signifie croire ? Est-ce croire quelque chose, savoir quelque chose avec un haut indice d’inconnaissance, modalité faible du savoir ? Croire serait-ce savoir sans avoir les moyens de prouver ce que l’on croit ? Il faudrait croire l’incarnation et la conception virginale, les miracles et la résurrection. Il faudrait croire le dogme. Il faudrait croire ce que dit l’Eglise, justement parce qu’on ne pourrait pas l’expliquer. Croire, alors, se comprend comme la manière d’adhérer à une série de vérités dites de foi.
Le 19ème siècle a beaucoup pensé ainsi. Newman élabore une grammaire de l’assentiment, même si c’est pour prendre ses distances avec la priorité exclusive du contenu de ce que l’on croit, la fides quae, dirait Augustin. Devant l’énormité des mystères de la foi, devant le doute ou l’impossibilité de comprendre, le besoin de plus de foi s’impose. On comprend que la foi soit quantifiée.
Or dans l’évangile, on ne parle quasi jamais ainsi. Croire, c’est toujours faire confiance ; cela ne vise quasi jamais un contenu. Croire, c’est comme lorsque l’on fait entrer quelqu’un dans sa vie. Cela la change, cela fait envisager la vie autrement, sous une lumière jusqu’alors insoupçonnable. Croire en Dieu, pour les chrétiens, c’est faire entrer Jésus dans leur vie. Ce n’est pas une affaire de convictions, mais de détermination, de réorientation de l’existence, un style de vie. Il n’y a pas à croire plus ou moins. Oui ou non, on laisse Jésus entrer dans sa vie, oui ou non, nos vies sont changées, converties vers et par l’altérité en nous.
Les chrétiens sont allés jusqu’à changer la grammaire grecque, construisant le verbe croire avec un accusatif, le cas du mouvement. Le latin fonctionne pareillement et l’on devrait dire non pas Je crois en Dieu, mais je donne ma foi à Dieu, je me fie à Dieu le Père. Jésus admire la foi de personnes douées pour la pratique de l’autre, « une foi jamais vue en Israël ».
Michel de Certeau parle de la foi comme d’une pratique de la différence, ce don à vivre le quotidien dans la rencontre avec qui je ne suis pas. Qu’est-ce que je fais de l’autre ? Est-ce que je le laisse changer mon existence ? L’autre aliène-t-il, au sens de corrompre, la vie et la société, corrode-t-il mon identité et celle de ma culture ? Jésus s’oppose expressément à la suffisance supérieure de qui pense être chez lui en excluant les autres. Quelle est ma pratique de (la rencontre avec) l’autre ?
Ainsi, même très assidus à la prière, même très attachés à Jésus, si cela ne change pas nos vies, quoi que nous pensions, nous ne sommes pas croyants. C’est la foi par laquelle je vis, fides qua dit Augustin. On n’est pas croyant sans être pratiquant, pratiquant non du culte mais de la différence. C’est ce qu’illustre la dispute avec les pharisiens et l’accueil que réservent à Jésus les publicains, les prostituées, la Samaritaine, la Syrophénicienne, etc.
La vie retournée, et non l’arbre dans la mer, est l’indice d’une pratique de l’autre, que nous savons très bien repérer dans l’expérience amoureuse, dans la paternité et la maternité, dans l’amitié et… avec Dieu. Certes, parce qu’il est des pervers qui détruisent, il s’agit de « savoir en qui on met sa foi », comme dit la deuxième à Timothée, juste dans le passage que nous lisons aujourd’hui, mais en omettant ce verset. C’est incroyable !
Chaque fois que Jésus atteste : « ta foi t’a sauvé », il n’est pas possible de dire un contenu de cette foi. Pas une fois, il me semble, Jésus ne parle de croire en Dieu. (En bonne théologie scolastique, l’existence de Dieu n’est pas un objet de foi !) La foi, non thématique, est épuisée dans la rencontre avec les autres, dont Jésus, par Jésus.
Marc Chagall, La Vie, 1964,
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