Je me mets à jour de ma lecture des journaux suspendue pendant le mois d’août. Comme me l’avait dit un sage il y a plus de 25 ans, lire le journal, un quotidien, avec quelques semaines de décalage, voilà ce qui permet d’avoir un sens de l’actualité !
Alors, voilà ce que je viens de lire dans La Croix du 7 août dernier.
Et pour ceux qui ne connaissent pas les textes de Atiq Rahimi, c’est l’occasion de vous y plonger. C’est toujours court, rassurez-vous, et surtout superbe.
Entretien Atiq Rahimi romancier, prix Goncourt 2008
L'exil est comme une seconde naissance
Vous avez quitté l’Afghanistan en 1984, sans pouvoir y retourner pendant dix-huit ans. Comment avez-vous vécu cette déchirure ?
Atiq Rahimi : Il y avait une contradiction, une schizophrénie, entre l’Atiq Rahimi qui était resté et celui qui était parti. Ovide disait : « L’exil, c’est laisser son corps derrière soi. » De fait, on croit qu’on laisse derrière soi sa nostalgie, son passé, son esprit, tandis que le corps part ailleurs. En fait l’exil est à la fois l’errance du corps et ce corps déchiré, détruit, mutilé.
Est-ce qu’un exilé peut le rester longtemps ? Doit-il se transformer pour vivre ?
L’exil est comme une seconde naissance. Il creuse un abîme déchirant, impossible, de l’ordre du deuil. On se sépare d’un pays en sachant qu’on est vivant mais aussi qu’on n’existe plus pour ceux qui restent. À l’époque, il n’y avait pas les téléphones portables, ni l’Internet. Il n’y avait aucun moyen de communiquer, d’exister, ne serait-ce que par les mots, pour les autres. Votre identité, votre corps, votre nom, ont perdu leurs racines et il faut les réinventer.
Est-ce la distance par rapport à la terre, à la famille qui fait le plus souffrir ?
Pourquoi s’attache-t-on à sa terre natale ? Pour moi, c’est un profond mystère. Je ne crois pas qu’on puisse le définir. C’est enfoui très profondément dans la civilisation, la culture, qui nous imprègnent. Chez soi, on est pris par tout, la famille, la poussière, l’odeur. Quand j’ai pu retourner en Afghanistan, en 2002, il neigeait. Tout était blanc, comme quand j’étais parti. Mais au début, je n’arrivais pas à réaliser mon retour, à me dire que j’étais en Afghanistan, à croire à la réalité de ces ruines. Tout me paraissait comme un reportage dont j’étais spectateur.
C’est l’odeur de Kaboul qui m’a finalement fait croire à mon retour. Kaboul pue ! Mais la climatisation de l’avion m’avait fait perdre mon odorat. Au bout du troisième jour, d’un seul coup, j’ai perçu cette odeur pénible, piquante, et là, comme un choc, j’ai su que j’étais revenu. C’est effarant à quel point tout est charnel.
Après ce voyage à Kaboul, vous avez commencé à écrire en français. Pourquoi ?
Tant qu’il m’était impossible de rentrer dans le pays, tant que j’étais tenu à distance, la langue était mon seul lien avec l’Afghanistan. Je cherchais mes racines dans cette langue, le dari, c’est-à-dire le persan d’Afghanistan. Comme l’a dit Sigmund Freud, la langue est plus qu’un vêtement, c’est votre propre peau. Ce n’est pas seulement la pensée, l’intellect, le signifiant, le signifié… c’est charnel, corporel. Et moi, j’étais né avec cette langue, avec cette chair, cette identité. Une fois à Kaboul, j’ai retrouvé mes racines, je n’étais plus exilé. Mais autre chose me manquait : je me suis senti un Français exilé dans ce pays. Ce recours à la langue française reflète la nécessité d’un changement de peau, la marque d’une identité complexe.
Aujourd’hui, d’où êtes-vous ?
Quand je suis en France, je suis un Afghan exilé. Quand je suis en Afghanistan, je suis un Français exilé. Quand on quitte sa terre natale et qu’on se réfugie dans une autre coutume, dans une autre civilisation, dans une autre langue, tout ce qu’on fait pour s’adapter creuse la différence et l’éloignement. Car votre pays a suivi pendant ce temps un autre chemin. Chacun va dans un sens opposé, et l’abîme se double. Le retour devient presque impossible. Le retour devient imaginaire. Donc il faut créer sa terre ailleurs. Je ne sais pas où. Peut-être dans les livres ?
Des millions d’Afghans depuis l’invasion de l’Armée rouge en 1979 ont connu l’exil. Pourquoi ?
C’est le paradoxe afghan. À une certaine époque, un réfugié sur cinq dans le monde était afghan. On dit que ce peuple tient beaucoup à sa terre, et c’est vrai ! Il a tenu tête aux envahisseurs tout au long de son histoire.
Mais alors pourquoi cette vague d’émigration lors de l’invasion soviétique ? Si les Afghans étaient si attachés à leur terre, ils auraient dû rester ! Qu’est-ce qui les a fait fuir ? La misère ? Les bombardements ? Mais aujourd’hui, cela continue. Il y a un million d’Afghans aux États-Unis, un million en Europe dont 500 000 en Allemagne. Et la plupart se sont bien adaptés à leur pays d’accueil, à leur nouvel environnement social. Que se passe-t-il donc ? Qu’est-ce qui sépare ceux qui restent, ceux qui résistent, ceux qui partent ? Face à une catastrophe de ce type, il n’y a que trois attitudes : la fuite, la résignation ou la résistance. Celui qui est au front, d’une certaine façon, n’est plus chez lui, comme celui qui part. Celui qui reste accepte la collaboration. Tout cela est très physique, presque animal.
Vos romans ont été écrits en France, et pourtant, ils font ressentir d’une façon extraordinairement sensible l’Afghanistan. La distance favorise-t-elle la création littéraire ?
Oui ! La nostalgie aiguise le souvenir des perceptions. Si j’étais en Afghanistan, je n’aurais jamais le même regard sur les personnages ; l’attente n’aurait pas le même sens. Là-bas, le temps qui passe, la poussière, font partie de la vie. On n’a pas la distance pour en trouver les significations, pour distinguer le monde qu’ils reflètent. En revanche, de loin, tout prend forme, on ne voit que des choses essentielles, en détail. C’est pourquoi je crois que l’exil, comme le disait Maurice Blanchot, est un « mouvement juste ». C’est à travers l’exil qu’on se réalise, qu’on se révèle. C’est donc positif.
L’exil permettrait de grandir, de s’émanciper ?
Exactement ! L’exil crée un décalage par rapport à soi-même et à son entourage, par rapport au contexte. Mais c’est l’histoire de toute humanité. On éprouve toujours une distance entre la réalité et l’imaginaire. Dès qu’on entre dans la société, on s’affronte aux interdits, aux tabous. Tout cela crée un espace entre, d’un côté, le moi, la réalité et le monde, de l’autre, mon imaginaire, mes souhaits, mes rêves.
L’économie, la politique, la religion cristallisent cet espace. La guerre, la terreur, le font d’une manière extrême. La perception de cet écart est très intériorisée en nous, les êtres humains. Et lorsqu’il y a une décision de partir, de quitter sa terre, d’être banni, ce sentiment intérieur se retrouve en phase avec l’extérieur.
Qu’est-ce qui distingue l’exil de l’immigration ?
L’une est choisie, l’autre, subi. Plus ou moins. Dans l’immigration, on part à la recherche de la terre promise, dans l’exil, on est toujours à la recherche du paradis perdu. D’où cet aspect nostalgique, mélancolique qu’il y a chez l’exilé, et la projection dans l’avenir, l’espoir, qu’on ressent chez l’émigré. Ce n’est sans doute pas un hasard si l’exil est au fondement de toutes les religions. C’est le mouvement originel, lorsque Dieu chasse Adam et Ève du paradis et les envoie sur terre. Outre les textes abrahamiques, l’exil est au cœur des grandes épopées grecques. Ou du Mahabharata, lorsque des rois, chassés de leur royaume, fondent la terre indienne. En islam, l’exil du prophète Mohammed à Médine a été retenu comme le fondement du calendrier musulman. Donc, c’est intrinsèque à l’être humain, que l’on soit religieux ou non. On naît exilé, quoi qu’on fasse. J’ai l’impression, personnellement, qu’on est jeté sur cette terre. Comment ? Je ne le sais pas.
Dans votre exil, avez-vous interpellé Dieu : pourquoi moi ? Pourquoi m’as-tu fait ça ?
L’exil est une constante des religions, comme si c’était une preuve - une épreuve - nécessaire de la fidélité des croyants. Ce renoncement au confort, à ses biens, à ses liens affectifs et familiaux, consacre la fidélité envers Dieu, envers une personne ou une idéologie. Quand on est en souffrance, en pleine déchirure, on se pose la question : mon Dieu, je suis peut-être le plus fidèle envers toi et pourquoi est-ce moi qui dois souffrir? Pourquoi pas cet ennemi ? Cela peut conduire à une sorte de colère contre Dieu, que l’on retrouve dans les Psaumes. Pour moi, l’exil a traduit cette révolte contre la société, contre la terreur, contre l’invasion et, petit à petit, contre un Dieu tout puissant. C’est peut-être aussi cela qui le rend enrichissant. L’exil peut être une délivrance !
Recueilli par Jean-Christophe PLOQUIN
Psaume 137 (136)
Au bord des fleuves de Babylone
nous étions assis et nous pleurions,
nous souvenant de Sion ;
aux peupliers d’alentour
nous avions pendu nos harpes.
Et c’est là qu’ils nous demandèrent,
nos geôliers, des cantiques,
nos ravisseurs, de la joie :
« Chantez-nous, disaient-ils,
un cantique de Sion. »
Comment chanterions-nous
un cantique de Yahvé
sur une terre étrangère ?
Si je t’oublie, Jérusalem,
que ma droite se dessèche !
Que ma langue s’attache à mon palais
si je perds ton souvenir,
si je ne mets Jérusalem
au plus haut de ma joie !
Souviens-toi, Yahvé ;
contre les fils d’Édom,
du Jour de Jérusalem,
quand ils disaient : « À bas !
Rasez jusqu’aux assises ! »
Fille de Babel, qui dois périr,
heureux qui te revaudra
les maux que tu nous valus,
heureux qui saisira et brisera
tes petits contre le roc !
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