Voilà que revient le temps du carême. Laissons de côté l’idée qu’il faudrait faire des efforts, que c’est un moment pénible à passer, même si certains catholiques pensent ainsi. Sans s’en rendre compte, ils participent à la caricature du carême. Laissons cela de côté.
Voilà que revient le temps du carême et nous en sommes heureux. C’est notre prière qu’exprime la première préface du carême : « chaque année tu accordes aux chrétiens de se préparer aux fêtes pascales dans la joie d’un cœur purifié ». Oui, nous sommes dans la joie de cette grande retraite spirituelle, de cette route vers Jérusalem, de cette montée vers la Pâque et le matin de la résurrection, vers la source débordante de vie qui veut faire vivre l’humanité tout entière.
Nous reprenons la route, non que nous ne l’ayons jamais vraiment abandonnée, mais l’avons-nous jamais vraiment suivie ? Nous sommes en route, mais les pauses sur la route ou les détours pour aller voir ailleurs sont nombreux. Peu importe d’ailleurs, puisque, depuis la vie du Seigneur en la chair, chacun des instants de nos vies est traversé par la route par laquelle le Christ nous conduit jusqu’au matin de sa Pâque.
Ainsi donc, nous préparons notre sac-à-dos pour une nouvelle excursion qui n’est rien d’autre qu’une nouvelle manière d’aller notre chemin, ou mieux encore, qui n’est que la poursuite de la même route.
La route de la vie n’est pas aisée pour tous. N’importe pas la difficulté certes. Point besoin d’en baver pour que le chemin soit authentiquement parcouru. Tant mieux si parfois nous courrons et bondissons sur la route de la vie, si pour certains, cette route est aisée.
Mais ce n’est pas le cas de tous. Si combat il y a, ce n’est pas alors les privations ou quoi que ce soit du genre, c’est seulement l’essai de tenir debout sur la route, même boiteux. C’est seulement le refus d’être tenus à terre même si les entraves sont douces, parce que notre vocation c’est l’homme debout, l’homme relevé.
Il y a le combat de la nuit. C’est l’impossibilité de savoir ce qu’il en est ; l’essai seulement de s’en remettre à celui qui nous tient, même accablés, même à terre. Le combat, comme une agonie, c’est ainsi que l’on dit en grec, celui de Jésus, pour que la volonté de se tenir sur le chemin demeure la confession de foi, la confiance en un Dieu tellement silencieux.
Ainsi, si les efforts de carême sont caricature, le combat de la vie humaine et donc aussi de la quête humaine de Dieu, ou mieux de la disposition pour que Dieu vienne à l’homme, sont réalité.
Peut-être que le seul péché, c’est la gourmandise, que la seule chose qui nous mène la vie dure et nous oblige à combattre c’est la gourmandise. Oh je ne parle pas de la confiture ou du chocolat. Je parle de la disparition, de l’anesthésie du désir. Je ne parle pas du manque tellement révoltant ; demandez aux Haïtiens ce qu’ils en pensent ! Je parle de nos stratégies pour effacer la place du désir, pour croire que nous nous suffisons, que nous sommes complets.
Comment accepter notre finitude alors que nous sommes ouverts à l’éternel ? Comment supporter la finitude alors que nous ne pouvons nous donner l’immortalité à laquelle aspirent cependant tous les pores de notre peau ? Comment vivre la finitude où se lit pourtant la vocation à la vie divine ? Il ne s’agit pas plus de nier notre finitude que de nier le désir qui la traverse, un désir de vie divine.
Le sexe, la nourriture et la boisson, la possession, le pouvoir ; toutes choses bonnes en soi, ainsi que Dieu le répète chaque matin de la création, mais qui peuvent devenir miroir aux alouettes. Nous croyons que, parce que nous n’aurons plus faim, le désir aura disparu, mais comme il n’en sera évidemment rien, alors, même repus, nous continuerons à manger. N’est-ce pas cela la gourmandise ? Le péché est ce qui nous fait croire que nous sommes comblés, que nous pouvons nous procurer à nous-mêmes ce qui éteint enfin le désir, parce que c’est trop insupportable cette vie divine à laquelle nous sommes appelés et qui nous habite déjà, parce que c’est trop insupportable de ne pas pouvoir se payer tout ce qu’on veut ! Ce qui fait vivre, ce que l’on désire, ne s’achète pas avec de l’argent, tout comme l’amour, le bonheur, l’estime.
Il ne s’agit pas de faire plus, ni même de faire mieux pendant le carême. Laissons les efforts et les records de côté. Ils sont trop contaminés par l’idéologie de la réussite pour que nous leur fassions confiance. Il s’agit d’oser désirer, d’oser laisser le désir crier en nous notre soif de Dieu, notre soif d’une vie divine. C’est parce que nous reconnaissons notre finitude que nous désirons l’infini qui s’est manifesté. Quel combat que celui qui permet de consentir à ce que nous sommes, des êtres de désir, jamais comblés par quelque gavage que ce soit, jamais capables d’atteindre par nous-mêmes la complétude, jamais capables, Dieu merci, de tuer le désir.
Désirer plus pour vivre mieux, désirer mieux pour ne jamais cesser de désirer ce que seul le Dieu de la vie, le Dieu du matin de Pâque peut offrir, lui-même.
Textes du mercredi des cendres : Jl 2,12-18 ; 2 Co 5, 20 – 6, 2 ; Mt 6, 1-6. 16-18
Pour que ton Eglise, assurée de ta présence, ne croie pas te posséder mais te désire toujours plus, nous te prions, Seigneur. Pour qu’elle soit la maîtresse et la servante du désir de l’humanité, nous te prions, Seigneur.
Pour les chefs d’Etats, pour les banquiers et autres puissants de notre monde, qu’ils n’aient d’autre désir que de te servir en servant leurs frères, nous te prions, Seigneur.
Pour tous ceux qui ne désirent plus, désespérés de la situation ou d’eux-mêmes, nous te prions, Seigneur. Pour tous ceux qui, pour n’avoir pas à te quêter, préfèrent rétrécir la vie humaine à ce qu’ils en maîtrisent, nous te prions Seigneur.
Pour notre communauté, afin que son désir de toi soit toujours plus vif, nous te prions Seigneur. Pour ceux qui prendront le temps du désert et de la prière, lieu du désir, nous te prions, Seigneur.
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