Le calendrier liturgique nous fait réentendre la parabole du fils prodigue six mois après que nous l’avons méditée durant le carême. Nous ne l’entendrons plus pendant deux ans et demi. Qu’un texte aussi central soit si peu écouté, et dans une répartition si peu équilibrée, montre les limites de notre actuel lectionnaire.
Je ne reviendrai pas sur le fait qu’il ne s’agit pas tant d’un évangile sur le pardon, contrairement à ce que l’on ne cesse de répéter, mais un évangile de résurrection, de salut : mon fils que voilà était mort et il est revenu à la vie, il était perdu et il est retrouvé. Et si vous n’êtes pas convaincus, l’évangile lui-même répète, histoire qu’il n’y ait pas d’équivoque possible : Ton frère que voilà était mort et il est vivant.
On se rappelle en outre qu’aucun des deux frères ne peut être vivant puisqu’ils sont loin du Père, vivent sans lui, l’un dans l’éloignement géographique, l’autre dans l’éloignement idéologique. C’est à une révolution de l’idée de Dieu que nous mène la parabole. Vous voulez savoir qui est Dieu, semble dire Jésus ? Un homme avait deux fils. Il est le Père prodigue qui inonde l’univers et chacun de son amour, de sa vie. Etre vivants, c’est vivre du don du Père, c’est vivre de sa vie. Non pas survivre, moribonds ou pleins de ressentiments, mais vivre dans l’action de grâce, la jubilation devant la prodigalité du Père.
Si on lit notre parabole dans le contexte du chapitre 15 de Luc comme nous venons de le faire, la joie est encore plus clairement affirmée : Réjouissez-vous avec moi, car je l’ai retrouvée, ma brebis qui était perdue ! C’est ainsi, je vous le dis, qu’il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de repentir. Réjouissez-vous avec moi, car je l'ai retrouvée, la drachme que j’avais perdue ! C’est ainsi, je vous le dis, qu’il naît de la joie devant les anges de Dieu pour un seul pécheur qui se repent. Il fallait bien se réjouir et faire la fête, puisque ton frère que voilà était mort et il est revenu à la vie, il était perdu et il est retrouvé.
Comment Dieu pourrait-il se réjouir ? N’est-il pas la joie même, le bonheur ? Comment l’Eternel pourrait-il changer de sentiments ? A-t-il seulement des sentiments ? Etait-il triste pour devenir heureux ? Et comment avait-il pu perdre ses enfants ? On ne perd tout de même pas son fils comme on perd une brebis, une pièce de monnaie ou un mouchoir ! Que se passe-t-il donc ?
La mort.
Non pas seulement le péché, mais la mort et la souffrance, la vie qui s’arrête. Comment Dieu peut-il rester Dieu si ceux qu’il a créés à son image connaissent la mort ? Sont-ils encore à l’image de l’immortel ? Ou bien Dieu n’est-il pas éternel ? La mort de l’homme est crise de Dieu lui-même. La mort de l’homme est fin de Dieu lui-même. Un Dieu qui abandonnerait ses amis à la mort ne serait pas digne d’être Dieu, ne pourrait être aimé, ne serait qu’un horrible bourreau, sadique spécialisé dans le supplice de Tantale.
Et voilà ce que Jésus conteste. Voilà ce que nos paraboles veulent empêcher. Le prix à payer pour Dieu ou pour l’image que nous avons de lui est immense. Dieu n’est pas ce que nous pensions, impassible en son éternelle perfection. Il est bouleversé jusqu’à suer des larmes de sang, jusqu’au supplice de la croix, par la perte de ses enfants, par leur mort.
Ainsi, plutôt que de parler de la conversion de l’homme, nos paraboles parlent du changement en Dieu, de sa conversion, de son accès à la joie, à la fête, à la réjouissance. Lorsque nous pensons l’histoire sainte, lorsque nous la présentons à nos enfants, au caté ou en famille, on fait de la création le début de l’histoire. Il y aurait d’abord la création puis la chute et le rachat. Cette vision n’est pas la seule. Pour Irénée de Lyon, la création donne lieu à une longue accoutumance de l’homme à Dieu et de Dieu à l’homme, de sorte qu’enfin, lorsque les temps sont accomplis, dans les temps derniers où nous sommes, le Fils habite chez les hommes pour leur offrir ce que Dieu dès la création avait en vue : que les hommes aient la vie et qu’ils l’aient en abondance.
Et si la conversion, le changement en Dieu nous fait problème, alors il faut radicaliser le discours. De toujours à toujours, de toute éternité, Dieu veut que les hommes vivent de sa vie. De toute éternité il se fait dans le Fils ce que nous sommes afin que nous soyons ce qu’il est. Nous le disons à chaque offertoire : Comme cette eau se mêle au vin pour le sacrement de l’alliance, puissions-nous être unis à la divinité de celui qui a pris notre humanité.
Notre chapitre 15 de Luc annonce le salut, non pas seulement la rémission des péchés, mais la divinisation. Le baptême est l’illumination qui fait de nous des dieux qui vivent de la vie même de Dieu le Père : Vous êtes des dieux vous tous, dit le psaume et Jésus de le citer.
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