Le dernier film d’Almodovar, La piel que habito, relève de la science fiction. Un jeune homme est séquestré par un médecin qui décide de faire revivre sa femme défunte à travers lui. Les prouesses de techniques médicales déployées font ainsi du jeune homme une jeune femme.
La prise de possession et la transformation de sa créature par ce nouveau Frankenstein est étonnamment froide et technique. Sa description est aseptisée au point de briser l’art narratif d’Almodovar – il faut du temps avant que le récit puisse se mettre en route ‑ ; elle est faite avec autant de rigueur et de minutie que le maniement des éprouvettes ou une greffe de vidage. Elle est d’une extrême violence et rend le film tout entier très violent, alors que les scènes explicitement violentes sont peu nombreuses voire inexistantes ou rendues telles. Il s’agit cependant avec ce film de rien moins que l’autopsie d’un viol, à strictement parler d’un contre-viol, selon la réciprocité implacable de la loi du talion.
La jeune femme parvient à rejoindre les siens. Il lui faut tout raconter pour être reconnue puisque rien d’elle ne rappelle celui qu’elle était, il faudrait dire, ce qu’il était. Ce que nous sommes est grandement identité narrative. Mais il faut aussi nommer, se nommer. Par deux fois, l’on entend, à l’extrême fin, comme clé du film : Soy Vicente. Je suis Vincent.
Qui sommes-nous ? La peau que nous habitons ? Un être déterminé par une sexualité ? Jusqu’où le corps, le sexe en particulier, nous définissent-ils ? Jusqu’où la peau nous dé-finit-elle ? Demeurons-nous par delà les aléas, science-fictionnels ou non, de l’existence ? Déjà Locke s’était servi d’une parabole de ce genre avec son roi auquel on greffait le cerveau d’un savetier. A son réveil, serait-il roi ou savetier ?
C’était la question de la substance qui était posée. Est-elle ce qui définit comme matériellement ou bien faut-il chercher ailleurs, dans une perspective moins matérialiste, moins naturaliste aussi, ce que nous sommes ? Faut-il que ce soit l’âme, qui existerait alors, forme individuante et identifiante, qui nous définisse ? Mais avec Almodovar, ce n’est plus l’âme qui est questionnée, mise en question, mais l’identité sexuelle, dans la mouvance de la théorie du genre. La superficialité de la peau ne peut évidemment pas suffire à me dire et cependant, c’est de sa douceur, de sa finesse que l’on se souvient, que l’on se reconnaît.
Le jugement est suspendu. On voit seulement que Vicente n’a pas choisi ce qu’il est devenu. Que la nature ou les autres, par la science ou la culture, nous modèlent, c’est certain. Mais nous demeurons malgré les transformations même radicales. Tout cela nous tombe dessus, sans que nous n’y puissions-rien. Le seul pas possible, ou plutôt, la seule chose à faire, qui elle-non plus ne semble pas relever du choix, c’est de persister dans ce que le récit dit de nous, dans ce que notre histoire racontée nous donne d’être.
Naturalisme et gendertheory sont renvoyés dos-à-dos comme aussi peu sensés l’un que l’autre. La psychanalyse en tremble dans ses fondements. La sexualité n’est pas le langage du désir, n’est pas ce qui importe, et l’on pourrait d’ailleurs n’aimer que ses propres chimères. Personne ne choisit sa sexualité, même si l’on parvient à en changer.
Avec la question de l’identité se trouve donc posée celle de la capacité d’aimer. Plus que la question de l’identité, c’est celle de l’altérité qui est posée. Qui aime dans ce film ? Cristina seulement peut-être, l’employée qui reçoit la confidence de Vicente et qui pourrait désormais effectivement et dorénavant l’aimer. Cristina est lesbienne, et c’est la seule qui semble instiller un peu d’altérité, non pas la différence avec laquelle je n’ai rien à faire, qui fait que l’on mange l’autre (comme Vincent se goinfre du riz) mais la distance qui ouvre un espace pour la reconnaissance.
L’altérité n’est pas là où on la cherche. Discret éloge de l’homosexualité.
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