24/07/2012

Les ouvriers de la onzième heure (Mt 20,1-16)

(Texte qui n'était plus disponible sur le site où il avait d'abord été publié, il y cinq ou six ans.)

Pour lire notre texte, premièrement, je lui fais crédit de la cohérence. Sans quoi, je ne vois même pas pourquoi le lire.
Deuxièmement, je constate que ce récit clair parle d’autre chose que de ce dont il parle. Cette histoire d’ouvriers n’a pas beaucoup d’intérêt en soi. Pourquoi donc la raconter ? Pourquoi surtout la lire des siècles après l’événement qui aurait pu le susciter, si l’on tient absolument à ne retenir qu’un premier degré, informatif ?
Les premiers mots du texte indiquent le chemin : Le royaume des cieux est semblable à. Ce dont on parle n’est pas une histoire d’ouvriers, mais cette histoire d’ouvriers veut parler d’autre chose, le royaume des cieux. Bref, il s’agit d’une parabole.
Troisièmement, je cherche une clé pour entrer dans ce texte. A priori aucun mot difficile, une histoire facile à comprendre, que tous peuvent répéter sans difficulté ; bref un récit clair. C’est bien le problème. Si le texte est si clair, comment l’interpréter, comment le comprendre ? Mais cette clarté n’est qu’apparente s’il s’agit d’une parabole. En effet, en quoi ce texte parle du royaume, qu’en dit-il ?
Pour ouvrir un texte, la clé repose souvent dans l’obscurité. Et les paraboles ménagent toujours une part d’ombre à partir de laquelle le texte peut dévoiler, peut révéler. Qu’est-ce qui pourrait bien être obscur dans ce texte si clair ?
Tous reconnaîtront que ce maître est magnanime, généreux, attentif à ceux qui nous apparaissent comme les laissés pour compte de la société et de l’économie. Or cet homme que l’on ne cesse de louer tient un propos proprement scandaleux : N’ai-je pas le droit de faire ce que je veux de mon fric ? Littéralement : Est-ce qu'il ne m'est pas permis de faire ce que je veux de mes biens ?
Comme si avoir de l’argent dispensait d’être responsable ! Certes, c’est dans le bon sens qu’il fait ce qu’il veut de ses biens, bon sens par rapport à notre conception généreuse. Mais notons que la justification est scandaleuse. Il aurait pu défendre le droit de chacun à vivre dignement ; il aurait pu arguer d’une sorte de discrimination positive. Non rien qui vaille, quand bien même ces arguments sont profondément anachroniques.
Or ce maître semble évidemment devoir tenir la place de Dieu. Ainsi, le verset 4 promet de donner ce qui est juste (en plein centre de la structure du premier volet). C’est le soir, peut-être le grand soir, que le maître invite son intendant à donner le salaire, comme un jugement dernier.
Comment se peut-il que Dieu, si c’est bien de lui que l’on parle, puisse ainsi se comporter comme n’importe quel égoïste pré-œdipien, n’ai-je pas le droit de faire ce que je veux de mon fric ? Voilà l’obscurité de notre texte. Voilà où l’histoire n’est pas aussi simple qu’il y paraît. Répondre à ce problème c’est trouver la solution de l’histoire.
Il n’y a que deux solutions pour que le propos scandaleux soit celui de Dieu. Soit Dieu est effectivement un salaud. Nous ne le disons pas facilement, spontanément, il y a tout de même un surmoi ! Mais au fond, nous ne sommes pas si étonnés d’une telle possibilité. La preuve, personne n’avait sursauté à la justification scandaleuse offerte par le texte. La toute-puissance de Dieu, pour nous, est compatible avec un arbitraire, injustifié, injuste.
Soit le maître ne peut pas parler autrement. Mais alors quelle est donc la situation du maître pour qu’il ne puisse dire que cela, pour que son propos ne soit pas scandale ? C’est là qu’il faut regarder le texte à la loupe. Excusez le détour par la grammaire, mais vous allez voir, le texte est très explicite.
Vous savez peut-être qu’en grec, comme en latin, il n’y a pas d’article indéfini. On ne dit pas un denier, on dit denier. Ou alors, c’est que l’on compte, un n’est pas deux.
Le maître se met d’accord (en grec, « est d’une même voix », symphonie, c’est la pleine harmonie entre eux, v. 2 et 13) avec les ouvriers à propos d’(un) denier par jour, donc sans article ni numération. Pas une seule fois il n’y a d’adjectif cardinal ; ce qui est pourtant ordinairement requis lorsqu’il s’agit de fixer un salaire ! Voit-on recevoir un ou deux mille ? Et pourtant le texte connaît le mot « un » étrangement placé dans le texte, comme pour attirer l’attention : il dit à l’un d’eux v. 13. Ou encore une seule heure (v. 12). Ensuite, plus rien de précis : ce qui est juste est assuré aux deuxièmes et  troisièmes groupes d'ouvriers, et rien n’est promis aux autres. (2a, 4c, 5d, 7d).
Au verset 9, lorsqu’il faut remettre le salaire, on commence à l’envers et l’on donne (un) denier, toujours sans article. Mais au verset 10, ils reçoivent chacun le denier. Là, il y a, pour la première fois un article et un article défini. La traduction que vous trouvez ci-dessous, celle de Sr Jeanne d'Arc, est la seule que je connaisse qui soit attentive à ce détail. Mais quel détail ? Aux versets 13 et 14, même jeu sur l’article.
Ainsi donc n’y aurait-il qu’un denier à donner, non pas un parce qu’il n’y en a qu’un par personne, c’est-à-dire plus d’un, mais un denier, parce qu’il n’y a qu’un seul denier, le seul, à donner à tous.
Qu’est donc ce denier, le denier, le seul que Dieu puisse donner ? Qu’est-ce que Dieu a donc seulement en un exemplaire, donné à tous, donné tout entier ? Rien d’autre que lui-même. Et comment donnerait-il plus alors qu’il a tout donné. Nous ne sommes pas dans une logique d’accumulation de deniers, mais dans le don total du seul denier, le denier, que le Père possède.

Ainsi donc, si cette parabole veut parler du royaume des cieux, ce qui en est dit ici, c’est juste cela, c’est comme un homme, un maître de maison, qui donne tout, qui se donne, qui se donne en son fils. D’ailleurs tout dans le texte le souligne. Cet homme ne cesse de sortir, à tout heure du jour, y compris au plus chaud de la journée, alors qu’il pourrait bien se faire remplacer, par exemple par son intendant. Mais seul le maître peut sortir et promettre puisque ce qu’il offre, c’est lui-même.
N’allons donc pas imaginer la vie avec Dieu, le royaume des cieux, le paradis, comme une récompense. La vie avec Dieu, elle est possible dès ici, puisque Dieu s’est donné sans réserve. La vie avec Dieu, c’est comme, indépendamment de tout mérite, un don.
Evidemment, tellement accrochés aux mérites, pleins de ressentiment contre ceux qui ne font rien, nous avons du mal à entendre que le salut ne soit pas une récompense mais une offre gracieuse, par pur amour. C’est l’enseignement constant de l’évangile : les prostituées et les pécheurs nous précèdent dans le Royaume ; le Royaume appartient à ceux qui ressemblent aux enfants, ceux qui seuls ne font que recevoir, indépendamment du mérite. C’est la justification par la seule foi dans la thématique paulinienne.
Quel retournement, quelle epistrophè, conversion, que même le texte enregistre par le chiasme de 1930 et 2016 !
Comme toujours les paraboles nous prennent d’abord dans le sens du poil. Elles nous confortent dans notre conception spontanée de Dieu. Ici, il est le juge qui rétribue chacun selon son mérite. Il est normal que l’on parle de salaire, car œuvrer à la vigne de Dieu, nous le considérons comme une charge, voire un fardeau, porté le poids du jour et de la chaleur (v. 12). Vivre avec Dieu, travailler pour lui nous apparaît comme une charge !
Et pourtant, dès le début, le texte nous invite à nous identifier non pas aux premiers, dont pourtant nous partageons la frustration et le sentiment d’injustice à la fin, ou dont nous comprenons si bien, trop bien la réaction. Le texte en effet avait mis en évidence les derniers ouvriers. Ce sont les seuls que l’on entend parler. Ce sont les seuls avec qui il y a une esquisse de dialogue. Le dialogue semble même inversement proportionnel à la précision du contrat. Et, malgré ce privilège textuel pour les derniers, nous nous retrouvons bien plus ressemblants aux premiers.
Finalement donc, contrairement à ce que nous pensons, il n’y a pas d’heure pour Dieu. C’est toujours l’heure pour le rejoindre. Il n’est jamais trop tard, contrairement à la vie et à la mort. Mais s’il ne s’agit pas d’un salaire mais d’une vie avec lui, les premiers peuvent se réjouir de vivre depuis si longtemps avec la promesse de ce don.
On pourra aussi remarquer le vocabulaire. Beaucoup de termes sont repris, ce qui fait que ce sont toujours les mêmes mots, peu nombreux, qui reviennent. Le champ sémantique de la possession est important, donner, recevoir, prendre, rendre. Le royaume est du côté de la gratuité (recevoir et donner) non pas du côté de la propriété (rendre, prendre).

Beaucoup seront
premiers derniers
et derniers premiers !

Car le royaume des cieux est semblable
à un homme, un maître de maison
qui sort avec le matin
embaucher des ouvriers pour sa vigne.
Il se met d’accord avec les ouvriers sur un denier le jour
et il les envoie dans sa vigne.

Il sort vers la troisième heure.
Il en voit d’autres
qui se tenaient sur la place publique, désœuvrés.
Il leur dit :
Allez, vous aussi, dans la vigne :
Je vous donnerai ce qui est juste.
Ils s’ont vont.

De nouveau, il sort vers la sixième
et la neuvième heure :
Il fait de même.

Vers la onzième heure il sort.
Il en trouve d’autres qui se tenaient là,
Et leur dit :
Pourquoi vous tenez-vous là,
le jour entier, désœuvrés ?
Ils lui disent :
C’est que personne ne nous a embauchés.
Il leur dit :
Allez, vous aussi, dans la vigne.

Le soir venu,
Le seigneur de la vigne dit à son intendant :
Appelle les ouvriers,
Rends-leur le salaire,
En commençant par les derniers
jusqu’aux premiers.

Viennent ceux de vers la onzième heure :
Ils reçoivent chacun un denier.

Puis viennent les premiers :
Ils pensent recevoir plus,
Et ils reçoivent chacun le denier, eux aussi.
En recevant,
Ils murmuraient contre le maître de maison en disant :
Ceux-là, les derniers, ont fait une seule heure,
Et tu les fais égaux à nous,
qui avons porté le poids du jour et de la chaleur !

Il répond et dit à l’un d’eux :
Compagnon, je ne te fais pas de tort :
Sur un denier, n’est-ce pas, tu t’étais mis d’accord avec moi ?
Prends le tien et va.
Je veux à celui-ci, le dernier
donner autant qu’à toi :
Est-ce qu’il ne m’est pas permis de faire ce que je veux de mes biens ?
Ou ton œil est-il mauvais
Parce que moi, je suis bon ?

Aussi seront
Les derniers, premiers,
Et les premiers, derniers !



Beaucoup seront
premiers derniers
et derniers premiers !

Car le royaume des cieux est semblable
à un homme, un maître de maison
qui sort avec le matin
            embaucher des ouvriers pour sa vigne.
                        Il se met d’accord avec les ouvriers sur un denier le jour
                                   et il les envoie dans sa vigne.

Il sort vers la troisième heure.
            Il en voit d’autres qui se tenaient sur la place publique,
                        désœuvrés.
                                   Il leur dit :
                                   Allez, vous aussi, dans la vigne :

Je vous donnerai ce qui est juste.
Ils s’ont vont.

De nouveau, il sort vers la sixième
Et la neuvième heure :
Il fait de même.

Vers la onzième heure il sort.
            Il en trouve d’autres qui se tenaient là,
            et leur dit :
            Pourquoi vous tenez-vous là,
                        le jour entier, désœuvrés ?
                        Ils lui disent :
                        C’est que personne ne nous a embauchés.
                                   Il leur dit :
                                   Allez, vous aussi, dans la vigne.

Le soir venu,
Le seigneur de la vigne dit à son intendant :
Appelle les ouvriers,
Rends-leur le salaire,
En commençant par les derniers
jusqu’aux premiers.

Viennent ceux de vers la onzième heure :
Ils reçoivent chacun un denier.

Puis viennent les premiers :
Ils pensent recevoir plus,
Et ils reçoivent chacun le denier, eux aussi.

En recevant,
Ils murmuraient contre le maître de maison en disant :
Ceux-là, les derniers, ont fait une seule heure,
Et tu les fais égaux à nous,
qui avons porté le poids du jour et de la chaleur !
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Il répond et dit à l’un d’eux :
Compagnon, je ne te fais pas de tort :
Sur un denier, n’est-ce pas, tu t’étais mis d’accord avec moi ?
Prends le tien et va.
Je veux à celui-ci, le dernier
donner autant qu’à toi :
Est-ce qu’il ne m’est pas permis de faire ce que je veux de mes biens ?
Ou ton œil est-il mauvais
Parce que moi, je suis bon ?

Aussi seront
Les derniers, premiers,
Et les premiers, derniers !


Beaucoup seront
premiers derniers
et derniers premiers !

Car le royaume des cieux est semblable
à un homme, un maître de maison
qui sort avec le matin
            embaucher des ouvriers pour sa vigne.
                        Il se met d’accord avec les ouvriers sur un denier le jour
                                   et il les envoie dans sa vigne.

Il sort vers la troisième heure.
            Il en voit d’autres qui se tenaient sur la place publique,
                        désœuvrés.
                                   Il leur dit :
                                   Allez, vous aussi, dans la vigne :

Je vous donnerai ce qui est juste.
Ils s’ont vont.

De nouveau, il sort vers la sixième
Et la neuvième heure :
Il fait de même.

Vers la onzième heure il sort.
            Il en trouve d’autres qui se tenaient là,
            et leur dit :
            Pourquoi vous tenez-vous là,
                        le jour entier, désœuvrés ?
                        Ils lui disent :
                        C’est que personne ne nous a embauchés.
                                   Il leur dit :
                                   Allez, vous aussi, dans la vigne.

Le soir venu,
Le seigneur de la vigne dit à son intendant :
Appelle les ouvriers,
Rends-leur le salaire,
En commençant par les derniers
jusqu’aux premiers.

Viennent ceux de vers la onzième heure :
Ils reçoivent chacun un denier.

Puis viennent les premiers :
Ils pensent recevoir plus,
Et ils reçoivent chacun le denier, eux aussi.

En recevant,
Ils murmuraient contre le maître de maison en disant :
Ceux-là, les derniers, ont fait une seule heure,
Et tu les fais égaux à nous,
qui avons porté le poids du jour et de la chaleur !
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Il répond et dit à l’un d’eux :
Compagnon, je ne te fais pas de tort :
Sur un denier, n’est-ce pas, tu t’étais mis d’accord avec moi ?
Prends le tien et va.
Je veux à celui-ci, le dernier
donner autant qu’à toi :
Est-ce qu’il ne m’est pas permis de faire ce que je veux de mes biens ?
Ou ton œil est-il mauvais
Parce que moi, je suis bon ?

Aussi seront
Les derniers, premiers,
Et les premiers, derniers !

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