Avec Marthe et Marie, se termine le chapitre 10 de Luc dont
l’unité ne saute pas aux yeux. Quel est, par exemple, le lien de cet épisode
avec celui du samaritain qui précède immédiatement ? Pourquoi ne pose-t-on
jamais la question ? On s’interroge en revanche sur l’attitude de Jésus à
l’égard de Marthe. Elle fait tout le boulot et est renvoyée dans les cordes.
Comment le service, attitude même de Jésus, et partant des disciples, peut-il être
relégué ?
N’aurions-nous pas bien écouté, à la différence de
Marie ? Pourquoi cette surdité ? Car enfin, Marthe est-elle bien
servante, qui commande au Maître lui-même ‑ « dis à ma sœur » ‑
et lui fait des reproches ‑ « cela ne te fait rien ? » ?
Elle possède sa maison qui ne semble
pas être celle de sa sœur. La servante est une patronne propriétaire ! Quant
à sa manière de recevoir et de servir, elle étonne : elle plante Jésus seul
et s’affaire jusqu'à s’en irriter.
Marie adopte évidemment la posture du service ; comment
le voyons-nous si peu ? Elle se tient aux pieds du Seigneur, l’accompagne
en véritable disciple dans l’écoute et se nourrit de la parole de l’hôte de sa
sœur. Elle semble ne rien posséder et être elle-même accueillie. Marthe en
ferait sa servante !
L’Eglise, comme Marthe, sous prétexte de servir et
d’accueillir Jésus, n’en fait qu’à son idée, ordonne et juge de tout, endosse
si peu la tenue de service et fait sentir son pouvoir. Elle se croit parfaite
mais n’est que mondaine, à faire comme le monde, à chercher l’efficacité, ce
qui rapporte. Elle n’a pas vu l’unique, la gratuité. Cause toujours, qu’elle
dit à son Seigneur, lui dictant ce qu’il devrait dire et penser. A confondre
service et action, L’Eglise se sert et possède, demeure préoccupée par elle-même
et non par celui qu’elle prétend recevoir. Jésus ne se préoccupe pas de lui, de
son identité. Il ne se prêche pas. Il est l’homme pour les autres parce que
c’est ainsi qu’il est le fils du Père des miséricordes.
Ce n’est pas parce qu’on « se donne du souci et s’agite
pour bien des choses » que l’on se fait, à l’instar du samaritain, le
prochain de tout homme. Jésus est-il le prochain de Marthe ? Jésus
avait-il seulement faim ? Parfois, se faire le prochain, c’est ne rien
faire, être assis et écouter, ou consoler et compatir, exister dans
l’impuissance. La générosité du samaritain ne saurait être le prétexte à la
puissance. De même pour l’Eglise. Il lui faut passer derrière, diminuer, prendre
sa croix. On n’est pas disciple à réussir sa vie ‑ quelle mondanité ! ‑
mais à rendre celle des autres possible et digne. « Qui veut sauver sa vie
la perdra. » « Les premiers, derniers. » C’est ainsi qu’a vécu
Jésus. La parabole n’a rien à faire de ce que la générosité du samaritain lui rapporterait.
Un homme a été sauvé ; c’est tout.
La parabole du samaritain décrit l’extravagance, l’excès du
soin. C’est pour cela que le samaritain ne peut être que Jésus lui-même.
L’excès du don, parabole du Dieu créateur, défie la loi de l’utilité, de
l’efficacité, les lois économiques ou financières, sociales ou mondaines, au
profit de la seule gratuité : « ce qu’il faut est unique ».
Marie, aux pieds de Jésus, pratique cette même générosité, sans préoccupation
des tâches ménagères, non qu’elle les mépriserait ‑ rien dans le texte ne
le laisse entendre ‑ mais que « ce qu’il faut est unique », non
pas la survie ‑ qu’est-ce qu’on va manger ? ‑ mais la vie,
aimer, se donner, ce qui, à ce point extrême, signifie recevoir. Cela ne peut
lui être enlevé.
Jésus a tout reçu du Père et ainsi peut tout donner. Marc
souligne l’incompréhension des disciples obnubilés par ce qu’ils vont manger
alors qu’ils ont assisté par deux fois à la multiplication des pains. Le
samaritain et Marie ont compris.
Tout donner, ce n’est pas se sacrifier. Le samaritain ne se
sacrifie pas. Jésus ne se sacrifie pas, Marie ne se sacrifie pas. Il n’y a pas
de sacrifice ici qui apaise ou se concilie la divinité. Il y a le don, « extrême »,
parce que « il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour
ceux qu’on aime ». C’est juste la logique de l’amour, de la gratuité.
Voilà ce qu’il faut, la seule chose qui compte : « ce qu’il faut est
unique ».
Alors que nous sommes désormais minoritaires, nous disciples
de Jésus, nous ne referons pas chrétiens nos frères. Mais nous risquons de
faire disparaître complètement l’évangile si nous persévérons à être Marthe qui,
recevant Jésus dans sa maison, vit comme une bonne païenne, préoccupée par
l’intendance, la cuisine ecclésiale. Samaritain et Marie vivent de façon
intempestive, non mondaine. La gratuité est le signe de ce que le royaume s’est
approché, ainsi que l’annonce le début du chapitre 10. Et c’est ça qu’il faut
au monde, et « ce qu’il faut est unique ».
Magnifique, Patrick. Merci pour tout, mais pour cela en particulier. Concernant l'onction de Béthanie, je ne sais pas si tu connais la mosaïque de Rupnik, Le mur de l'Incarnation du Verbe, dans une chapelle du Vatican (c'est d'abord dans TC que j'en ai vu une reproduction et C. Pedotti en parle dans son livre sur Jésus et les femmes). Mais c'est la légende de Boespflug dans Jésus l'encyclopédie qui a confirmé pour moi ce que Rupnik suggère dans la disposition symétrique de l'onction avec la scène du lavement des pieds : Jésus apprend de Marie le geste qu'il refait à la Cène (même commentaire quelques pages plus loin dans l'article de Karin Heller). En s'approchant, Jésus révèle dans les proches, les capacités messianiques en chacun-e, qui sont toujours déjà là. Comme chez celles et ceux qui sont reconnus "justes parmi les nations" et sans la constance et l'endurance desquels le monde s'effondrerait. Merci encore
RépondreSupprimer