Dans le discours sur la montagne dont nous avons entendu un
large extrait la semaine passée et entendons une partie de la suite aujourd’hui
(Mt 5, 38-48) Jésus pousse le discours moral à sa dernière extrémité, au point
de le vider de son sens, en subvertit la logique.
Il ne congédie pas la loi, morale ou juridique. Pas un iota n’en
est aboli. Il invite à changer de logique. Lorsqu’il s’agit de la vie avec Dieu,
et donc de la vie avec les frères « à cause de Jésus », on n’est plus
dans le permis ou le défendu, la justice et la rétribution ou la punition. On
entre dans la logique de la grâce, de la gratuité.
Nous avons tous vécu ces moments où l’on compte. Exaspéré par
l’insouciance voire le refus des autres de prendre leur part aux tâches
communes, on note ce que l’on a fait et ce que les autres n’ont pas fait. On
est toujours convaincu d’en faire plus, d’avoir fait le premier pas. Cette
logique impossible, catalyseur de conflits, échoue parce que les autres ne
comptent pas comme nous et ont exactement la même impression, d’en faire, eux,
plus que les autres.
Pour vivre en relation, pour aimer, il n’est pas possible de
compter. « Dieu ne sait pas compter. » C’est ce dont il s’agit dans
ces « eh bien moi, je vous dis ». Arrêtez de compter ! Jésus
n’invite pas plus à se mutiler, qu’il n’interdit de regarder la beauté des
autres, invite à aimer les ennemis ou à couvrir les injustices par défaut de
loi. Mais avec les autres, avec Dieu, on n’est jamais quitte. Et c’est très
bien ainsi.
« N’ayez entre vous aucune dette, écrit Paul, si ce n’est
celle de l’amour. » (Rm 13, 8)
Exiger de quelqu’un qu’il aime son ennemi est une violence qui
s’ajoute à celle de l’ennemi. Comment faudrait-il aimer son violeur, son
agresseur, celui qui médit et vous détruit, ou seulement celui dont la manière
de vivre, qu’il le sache ou non, défait la vôtre ? L’amour des ennemis
n’est jamais exigible car c’est pour la victime s’en prendre encore plein la
figure. Jésus n’a pas prêché cela, il ne l’a pas appliqué. A celui qui le
frappait, il demandait pourquoi au lieu de tendre l’autre joue. Le pardon
s’implore ; il n’est pas un droit ou un devoir. Il est gracieux, relève de
la grâce et c’est pour cela qu’il est ce qui renverse la comptabilité et la
rétribution. Seul le bourreau et ses complices en font une obligation.
L’évangile n’est pas un livre de recettes qu’il faudrait appliquer
sans réfléchir. Il y a toujours à se demander comment les exigences
évangéliques permettent de vivre. La
suite de Jésus engage à analyser les situations. Comment, dans ce cas précis,
vivre gracieusement, dans le mouvement du don reçu du Père, don qui nous
identifie à son être, s’offrir ?
Nous ne sommes pas des gamins pour que le Seigneur nous dicte ce
que nous avons à faire. J’extrapole, sans pour autant dévier de
l’argumentation : Donner la communion aux divorcés remariés, ordonner
prêtre des hommes mariés et des femmes, cela ne relève pas d’un permis défendu.
Cela relève d’une responsabilité envers les frères, et depuis Caïn nous savons
que nous sommes responsables de nos frères.
La réponse à l’invitation par Jésus à être saints comme le Père
passe par la responsabilité. A tout ce qu’« on » nous a dit, il faut
répliquer : « eh alors ? » Le Christ nous a libérés. La
sainteté n’est pas une affaire d’observance, de plus ou moins grande
observance. Elle est affaire de contamination : comme Jésus, passer en faisant le bien. Il est tant
de lois ou de règles, parfois fort bonnes, qui tuent...
L’amour des ennemis est l’obligation de sortir de la logique du
chameau, celui qui porte, « tu dois », et qui ne porte jamais assez.
Tout impardonnable qu’il soit, l’autre est un frère. Répondre de l’humanité de
l’ennemi comme de la sienne, voilà l’amour des ennemis.
Le discours de Jésus n’institue pas une loi plus exigeante encore
que celle que l’humanité n’est jamais parvenue à observer. Il ne signifie pas
non plus la fin des règles et de la régulation. Il est appel à la
responsabilité, et pour cela, renverse les recettes toutes faites, les réponses
toutes faites. A l’horizon de cette responsabilité, l’amour excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout.
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