Longtemps, la mort de Jésus a été considérée comme le prix à payer
pour notre vie. On joue littérairement sur l’échange : nous l’avons tué
par nos fautes, il donne sa vie par son obéissance. L’idée de rachat
conditionne nombre de nos théologies et prières.
On trouve certes dans les Ecritures de quoi se laisser glisser sur
cette pente de substitution expiatoire et la théologie d’Anselme que Joseph
Ratzinger a si finement démontée, n’est possible qu’à imaginer un système où la
justice ignore l’amour.
Or, si la mort du Christ renverse la mort, ce n’est pas comme mort
ni comme souffrance. La mort du Christ ne désigne pas son décès, mais toute sa
vie, partie pour dire le tout. C’est le sens de son nom, Jésus, Dieu sauve.
C’est sa vie ‑ et donc aussi sa mort ‑ qui sauve l’humanité en la
rendant à la fraternité.
Rendre l’humanité à la fraternité c’est révéler un Dieu qui aime et
se donne jusqu’à l’extrême. « Dieu a tant aimé le monde » (Jn 3, 16).
« Dieu est amour » (1 Jn 4, 8 et 16). « Jésus a aimé jusqu’au
bout, jusqu’à l’extrême » (Jn 13, 1). La réponse de Dieu aux crimes des
hommes est le jugement dont la sentence est un non définitif au mal. Elle est
justice, au sens de ce qui rend juste, justification. Elle est amour. La
réplique de Dieu au mal, c’est lui-même qui se donne ‑ pléonasme ! La
réplique de Dieu au mal c’est Dieu, c’est se donner.
« La cédule de notre dette, qui nous était contraire, il
l'a supprimée en la clouant à la croix. » (Col 2, 14). Il n’y a pas de
rachat, puisque le billet de la dette est supprimé, cloué à la croix. Il n’y a
pas de paiement de la dette, de rachat. D’ailleurs qui était lésé ? Dieu
comme dit Anselme ? Les frères, comme nous disons ? A qui payer
pareille dette ? C’est impossible. On ne rachète pas les atrocités de l’histoire.
On ne rendra pas la vie aux millions d’opprimés et d’affamés. L’amour et la
fraternité sont sacrement : Dieu est le non définitif au mal. C’est cela
le jugement dernier, le non définitif au mal, Dieu. Le billet de la dette est
cloué à la croix.
La seule dette qui existe, c’est celle de l’amour, et nous
ne voulons surtout pas qu’elle soit effacée ! Nous vivons d’être en dette,
avec Dieu et avec les frères. « N’ayez de dettes envers personne, sinon celle de l’amour mutuel. Car celui
qui aime autrui a de ce fait accompli la loi. » (Rm 13, 8)
Le mal, assurément, c’est notre péché, ce que nous faisons qui
détruit l’humanité dans les autres et en nous. Ce mal, notre mal, peut aller
jusqu’à tuer. C’est la guerre, le meurtre et tous les crimes, le viol encore. La
confiscation des richesses aussi est assassine, mortelle pour ceux qui sont
spoliés même du minimum pour survivre. Si l’on veut parler de péché des
origines, c’est bien ainsi qu’il se dit depuis toujours : « moi
d’abord et rien à faire des autres ». Se servir, prendre du fruit, quitte
à tuer. Peu importe s’il ne reste rien pour les autres.
Ce fruit était fait pour être partagé, demandé à Dieu et reçu de
lui (Cf. Ap 2, 7 et 22, 14). Nous ne cessons de nous en emparer, de mettre la
main dessus. C’est mortel. Mon péché n’a pas tué Jésus, mort il y a si
longtemps. Notre péché tue les frères qui sont les siens, qui sont sa chair.
« Pourquoi me poursuis-tu pour me tuer ? » (Ac 9, 4)
Ce mal nôtre, avant que de nécessiter le rachat des pécheurs, si
l’on y tient, fait espérer un relèvement des victimes : elles crient
justice, depuis le sang d’Abel (Gn 4, 10). Il faut relever les victimes avant
que de crier vers le ciel, pour crier vers le ciel, et implorer le pardon. Il
suffit que les bourreaux continuent comme dans la parabole à se préoccuper de
leur nombril et à prendre leurs frères pour esclaves (Lc 16, 19-31).
Dans la méditation de la mort de Jésus, nous sommes saisis par
notre injustice. Parce que les perdants ont avec Jésus et sa passion relue des
siècles encore après sa mort un instant la parole, nous saute aux yeux, à la
conscience, l’horreur de notre « moi d’abord ». Nous pleurons tous
les frères que notre faute à avilis, piétinés, supprimés. Nous sommes saisis
par l’énormité de nos actes. Et c’est d’abord pour eux tous que nous en
appelons à un acte d’amour et de fraternité qui les relève. S’ils le sont, nous
pourrons implorer la pitié pour les bourreaux aussi, qu’ils soient relevés de
leur forfait, que l’humanité en eux aussi soit relevée.
Le mal, tout aussi assurément, c’est la mort comme fin de vie et
douleur de ceux qui restent, la souffrance. Le mal, ce sont les catastrophes
naturelles. Ce n’est pas le mal moral, le péché. Et de ce mal aussi, il faut
que nous soyons relevés. Cela oblige à penser la mort de Jésus, je veux dire sa
vie, autrement que comme rachat, plus largement que comme rachat. (Le dogme du
péché originel est autre chose qu’une mythologie ou une théorie explicative du
mal, triste marché avec le démon et ses droits ! Il affirme en revanche
l'univers de mal dans lequel l’homme est plongé et dont il est pour une part
solidaire.) L’histoire du salut, chez Irénée de Lyon par exemple, ne consiste
pas en un rachat après la chute du péché. Elle est l’accoutumance ‑ s’apprivoiser
dirait le Petit Prince ‑ de Dieu à l’homme et de l’homme à Dieu, dans des
existences faites de bien et de mal.
Théologie fiction, toujours difficile à manier, mais susceptible d’aider
à penser : La vie humaine n’est pas la vie de Dieu puisqu’elle est
traversée par le mal et la mort. Comment sera-t-elle la vie en plénitude ?
Pour le dire avec la métaphore, il fallait bien que le fruit interdit soit
partagé et offert. Il n’est interdit que pour être partagé, pour qu’il ne soit
pas volé, confisqué, mangé avant que d’être partagé. Sans le péché, le Christ
ne serait pas mort de mort violente, mais mort tout comme nous, ayant vécu avec
nous et pour nous.
Une vie donnée. Voilà Jésus. Et sa mort, dernier mot de ce don,
nous apparaît alors comme le drame chaque fois vécu de nos propres deuils. Sa
mort prend place parmi les vies, toutes nos vies détruites, arrêtées, de par le
monde et le temps. En racontant l’histoire de Jésus, que l’on y croie ou non,
on laisse un instant au moins l’histoire s’écrire du point de vue des perdants.
L’humanité, non l’idée d’humanité, mais ce que nous sommes, nous, est sauvée de
l’oubli, de la perte sèche. Jésus est le nom de tout acte d’amour et de
fraternité parce que tout acte d’amour et de fraternité est un acte de salut.
Dieu est effondré par la mort et la souffrance. Comment pouvait-il
faire passer par là ceux qu’il aime à les créer ? Le jeu en valait-il la
chandelle ? La question du mal accuse Dieu encore et toujours, ainsi que
le dit Thomas d’Aquin.
Pourquoi, revenons à la métaphore, l’arbre de la vie ne peut être
partagé qu’après la mort, avec elle ? Pourquoi la vie pleine des promesses
divines ne pouvait être donnée que dans la mort ? Pourquoi le grain de
blé, pour porter du fruit, doit-il tomber en terre et mourir ? Il n’y a
pas de réponse au mal comme réponse à un pourquoi. Ricœur montre que toutes les
explications du mal capotent, y compris le « péché originel ». La
réponse au mol est pratique et no théorique. Elle est le cri qui dénonce, la
compassion et les soins qui soulagent et accompagnent.
Nous sommes ravagés, jusqu’à la déréliction – « pourquoi
m’as-tu abandonné » ? ‑ à contempler le supplicié du Golgotha.
Nous perdons l’esprit et le souffle devant le prix à payer pour la création :
Jésus, et chacun, juste et pécheur. Si rachat il doit y avoir, n’est-ce pas celui
de Dieu d’abord ? Il ne fait pas le malin. Il ne l’a jamais fait
d’ailleurs. Notre insouciance naïve à nous esbaudir d’un coucher de soleil ou
de sommets enneigés l’avait fait tout-puissant. Notre propre rêve de puissance
projeté dans le ciel. Il suffisait pourtant d’écouter les pierres crier depuis le
sang d’Abel.
Pour le dire autrement, pour quoi la création, pour quoi la
vie ? La vie a-t-elle un sens ? Dieu se tait, Dieu demande pardon... Ce
n’est vraiment pas le moment de dresser la statue de la raison ou du sens dans
nos vies comme les Révolutionnaires ont placée celle de l’Etre Suprême sur
l’autel de Notre Dame ! Et Dieu sait qu’on a besoin de la raison pour
venir jusqu’à confesser son nom malgré le mal, que l’on a besoin de la raison
pour lutter contre le mal, le faire refluer, le dénoncer et prendre soin.
Devant l’horreur d’une création qui avait tout pour n’être que vie,
le sens n’importe pas, c’est encore une idole. « Il faut traverser »
écrit Maître Eckart. Traverser la mort, comme la vie, comme la mer. Lui, depuis
longtemps, depuis toujours, a traversé ce qu’il est, a pris la tenue de service
pour nous relever, fût-ce pour la toilette mortuaire, hommage à notre humanité.
A la croix, là encore partie pour le tout, Dieu et l’homme, Jésus, victimes et
bourreaux, sont dans la même barque. Seuls l’amour et la fraternité nous
sauvent.
Traverser, le mot revient souvent sous la plume de Etty Hillesum. Elle
n’arrivera pas au terme, si le terme c’est la libération des camps. Pourtant, elle
prend le relais et ainsi traverse la mort : « Si Dieu cesse de
m’aider, ce sera à moi d’aider Dieu » Voilà ce qu’est, non le sens de la
vie, mais ce qui rend la vie à la beauté de ses promesses. Relever, ce qui se
dit ressusciter, par l’amour et la fraternité.
Les perdants de l’histoire sont relevés de l’oubli
Où les tiennent notre aveuglement, nos lâchetés
Et la dissimulation de nos crimes.
Par ta vie dans ta mort en un instant précipitée, Seigneur,
Le don que tu es – oh grâce ‑
Relève ceux qui ploient sous le fardeau
Et les morts dont l’absence nous transperce.
Par ta vie aujourd'hui proclamée, Seigneur
Nous sommes relevés à garder la mémoire des effacés de la terre
Victimes des guerres, migrants noyés, enfants violés
Litanie interminable des meurtris.
Par ton nom aujourd’hui partagé, Jésus
L’amour et la fraternité sont actes de salut.
La mort n’a pas le dernier mot.
Est-ce cela naître d’en haut ?
Par ton amour aujourd’hui répandu, Seigneur
Nous, bourreaux de nos frères, espérons le relèvement.
Que l’humanité ne soit point anéantie.
Pour que la terre enfin comme un jardin soit ton paradis.
La croix? l'inverse du slogan sacrificiel (et totalitaire) "On ne fait pas d'omelette sans casser d'œufs"
RépondreSupprimerJe ne suis pas certain de comprendre le sens de votre commentaire. Les messages sans verbe (à part celui du proverbe) ne sont pas très compréhensibles. A quoi réagissez-vous ? A tout le texte, à une partie, à une phrase ?
RépondreSupprimerSlogan sacrificiel et totalitaire, écrivez-vous. A quoi vous référez-vous ? Sans doute à quelque chose d'extérieur au texte. Je comprends même une opposition entre ces mots et le proverbe. Du coup, que voulez-vous dire ?
Effectivement, pas d’omelette sans casser des œufs. Et à passer le dernier, toute sa vie, Jésus et beaucoup d'autres, se sont généreusement offerts. "Pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ces amis"