Reste avec nous, le
soir approche
Avec le confinement, d’autant plus si nous sommes seuls dans notre
appartement, pour peu que notre activité professionnelle et nos engagements
associatifs soient empêchés, l’invitation à l’inconnu de demeurer avec nous
s’impose. Lorsque les relations sociales sont réduites et distendues, un inconnu
croisé en allant acheter du pain ou en rentrant d’un peu de sport, quelques
mots échangés, déjà, nous avons le cœur tout brûlant.
Rien d’extraordinaire somme toute. Nous savions que l’on ne vit pas
que de survivre, que l’on ne vit pas à se débrouiller à ne pas mourir. Les
enfants aussi touchent la nécessité des relations, des copains, de la rencontre
même avec les inconnus. La sociabilité nous est aussi vitale que le pain. Son
manque certes ne se fait pas sentir aussi vite que la faim et la soif et les
indigestions ou indispositions qu’elle provoque sont plus fréquentes que les
allergies ou les intoxications alimentaires.
Nous l’expérimentons, si nous l’avions oublié, l’homme ne vit pas
seulement de pain. Ce n’est pas une image, une allégorie. La rencontre des
autres, au travail, dans la rue, avec les voisins, au sport, dans les
associations, avec la paroisse, avec les amis et la famille, est une
nourriture. La rencontre fait vivre. « A l’homme heureux, il faut des
amis », écrivait Aristote, qui ne satisfaisait pas, il y 2500 ans, d’une
définition de l’homme comme autosuffisant.
Vivre, c’est prendre plaisir à satisfaire le manque. Mis en
mouvement par le manque qui nous constitue ‑ le pain, la sécurité, la
sociabilité et l’amour ‑, il faut faire en sorte qu’il ne soit pas mortel.
C’est assez délicat. Le manque tue et l’absence du manque, l’obésité
physiologique, économique, égologique. Si vous ne vivez qu’à effacer le manque,
vous mourez d’overdose. Avec le manque, le trop, comme le pas assez, tue.
On ne vit pas sans risquer de mourir. La crise sanitaire nous le
jette à la figure. Qui veut vivre sans risque va passer son temps à se protéger
de la mort au lieu de vivre. Il importe de réduire le risque certes. Le
supprimer est un leurre… mortel. Si le confinement veut nous empêcher de
mourir, il nous empêchera d’abord de vivre. Pourquoi vivre sans le risque du
virus et de la mort, physiologiquement sain, si c’est pour mourir seul ?
(La question ne se pose pas seulement dans les Ehpad.)
Pour Aristote, les amis de l’homme heureux sont ceux avec qui il peut partager. Le bonheur ne se garde pas comme des lingots dans un coffre. Il y disparaît, comme la vie, à n’être pas partagé. C’est pour cela que nous envoyons un faire-part de naissance ou de mariage ; la vie abattue se partage aussi, pour vivre encore malgré la misère et la détresse. Sans amis, on crève. Les funérailles en tout petit comité l’illustrent clairement.
Pour Aristote, les amis de l’homme heureux sont ceux avec qui il peut partager. Le bonheur ne se garde pas comme des lingots dans un coffre. Il y disparaît, comme la vie, à n’être pas partagé. C’est pour cela que nous envoyons un faire-part de naissance ou de mariage ; la vie abattue se partage aussi, pour vivre encore malgré la misère et la détresse. Sans amis, on crève. Les funérailles en tout petit comité l’illustrent clairement.
Reste avec nous, le soir
approche.
C’est la prière dans la foi au Ressuscité. Sans toi, nous sommes
perdus, nous ne pouvons pas vivre, nous mourrons, au sens propre. Sans toi,
c’est-à-dire sans les frères.
Y aurait-il un sens à entendre autrement encore ce toi de
l’amitié ? Parmi tous ceux avec lesquels nous partageons la vie (comme on
partage le pain), il est un toi singulier auquel nous nous adressons
aussi : Reste avec nous.
Un autre manque, innommable, nous meut. Le toi que nous prions ‑ Reste avec nous ‑ est, au deux sens,
innommable : ce que l’on ne peut nommer et l’horreur même (au point de ne
pouvoir être nommé). Cet innommable qui nous traverse peut être mortel comme
tout manque, dans la pénurie ou dans l’excès qui prétend le combler. Certains
le découvrent comme moteur, qui fait vivre et c’est ce que signifie la
résurrection. Si notre cœur est brûlant ne serait-ce que le toi que nous prions
s’adresse à nous le premier et qu’à l’implorer ‑ Reste avec nous ‑ nous lui répondons ?
Qui est-il l’innommable ? Faut-il le désigner ? Et s’il
devait pour être aperçu demeurer en-deçà de la nomination. Ainsi seulement
n’est-il jamais réduit à tout ce qui aussi nous fait vivre, où nous ne le
cherchons que trop. Ainsi n’est-il pas non plus ce que nous en faisons, « ouvrage
de mains humaines ». Lorsque les yeux des disciples s’ouvrent, il n’y a
rien à voir. Sa parole, évanescente en notre réponse, comme les miettes du pain
partagé. C’est bien peu. Pas suffisant pour que l’on implore encore, pour que
l’on prie : Reste avec nous ?
A voir. C’est dans le manque, l’absence, l’abandon, son silence, et notre réponse, la prière aussi, qu’on le
devine.
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