La vie de Jésus
La vie de Jésus, c’est la vie ordinaire de beaucoup de monde
pendant les trente premières années environ. Un bébé, puis un enfant ; un
ado qui apprend un métier, celui de son père, comme cela se fait presque
systématiquement pendant des siècles. Il est connu comme « le fils de
charpentier » (Mt 13, 55).
Trente ans, ce n’est pas
jeune dans l’Antiquité. Il est convaincu qu’il faut changer de monde, que cela
ne peut plus aller. Il devient disciple de Jean, le baptiseur et de ses appels
à un changement de vie. Cela n’est pas jouable le chacun pour soi, le
« moi d’abord, les autres après ». Ce n’est pas jouable la conception
d’un Dieu qui se satisferait d’un culte scrupuleux, mais qui ne serait en rien
concerné par la violence et les injustices entre les humains. Lui aussi est plongé dans l’eau
pour être lavé de tout ce qui nous salit, non pas la boue ou le cambouis, mais le
mal.
Cependant, la prédication du Baptiste ne convient pas. Ce n’est pas
à annoncer un Dieu vengeur que l’on aidera les gens à changer de vie. Ce n’est
pas la peur du gendarme céleste qui tiendra les gens dans la droiture. La lutte
contre le mal n’est en outre pas qu’une affaire d’ascèse et de conversion. Elle est Dieu
lui-même. Car Dieu n’est pas un juge mais celui qui rend juste. « Dieu est
amour. » (1 Jn 4, 8 et 16)
Alors il part et parcourt les chemins de son pays. Il rencontre les
gens, il partage avec eux le repas et les joies, les tristesses et les
angoisses. Impossible de faire cela seul. Si Dieu est amour, parler de lui passe d’abord par le mode de vie. Il faut une communauté fraternelle où se
donne à vivre l’amour de Dieu. Il faut instituer une manière de vivre qui soit
modelée par ce Dieu, par son amour.
Au début, on trouve cela pas mal. En plus, il parle bien, ce Jésus.
Surtout ses paraboles, ça fait bien réfléchir avec des petites histoires de
rien du tout. Mais cela se corse assez vite. Quand vous vivez pour annoncer que
les autres sont premiers, c’est-à-dire quand vous vivez pour aimer et en
aimant, cela dénonce en chacun ce qui est contraire à cet amour. Quand ce sont
les autres qui sont visés, pharisiens, scribes, c’est supportable. Mais quand cela nous dénonce, ça
devient plus compliqué. Quand cela fait des rebuts de la société, prostituées
et collabos (cf. Mt 21, 31-32), le modèle, ça finit par être insupportable.
Pire, celui qui annonce cette vie avec et pour les autres ne donne pas prise
aux critiques. Il est reconnu comme vivant effectivement en s’effaçant (Mc 10,
44-45), en faisant place à l’autre, en aimant tout le monde.
Juste un petit texte, écrit sans doute peu de temps avant
Jésus : Le juste « nous reproche de désobéir à la loi de Dieu, et
nous accuse d’infidélités à notre éducation. Il prétend posséder la
connaissance de Dieu, et se nomme lui-même enfant du Seigneur. Il est un
démenti pour nos idées, sa seule présence nous pèse ; car il mène une vie
en dehors du commun, sa conduite est étrange. Il nous tient pour des gens
douteux, se détourne de nos chemins comme de la boue. » C’est un extrait
du chapitre 2 du livre de la Sagesse. On pourrait relire tout le chapitre et
l’on verrait reconnaîtrait un portrait de Jésus.
Cela devait mal finir. Et Jésus en a sans doute eu assez vite conscience.
Il annonce sa passion à plusieurs reprises (par exemple Mt 16, 21) alors même
que cela paraît impossible pour les disciples.
La mort de Jésus
La passion de Jésus est la suite de ces trois années de vie, depuis
le baptême par Jean (cf. Ac 1,
22 ; 10, 37). C’est la vie de Jésus qui donne sens à sa mort, c’est
sa vie dans la fidélité au Père et à ses frères, cela passât-il par la mort,
qui a du sens. L’évangéliste Jean insiste, qui fait dire à Jésus que sa vie,
nulle ne la prend, c’est lui qui la donne (Jn 10, 18). Il meurt parce qu’il est
trahi, arrêté, injustement condamné et exécuté, et, en ce sens, on lui prend sa
vie ; cependant, toute sa vie est don, et sa mort est ce que toute sa vie a été,
don, être pour Dieu et pour les autres,
La mort de Jésus n’est pas un sacrifice, quelque chose que l’on
offre à Dieu pour le calmer, se le concilier, racheter son péché. Dieu ne veut
pas de la mort des hommes (Ez 18, 23 ; Sg 1, 13 et 2, 23). En rien elle ne
lui plaît. Quelle idée de Dieu faudrait-il avoir pour l’imaginer ? Si c’était
cela Dieu, il ne faudrait pas s’y fier, ne pas le croire. Une vie donnée, du
début à la fin, ne se renierait-elle pas à caler à l’ultime moment ? Passer
derrière l’autre pour se mettre à son service, renoncements et morts du quotidien,
Jésus disparaît comme tous les hommes.
Ce n’est pas par sa mort que Jésus donne sa vie, sorte d’échange
macabre. Il ne meurt pas à notre place, puisque nous mourrons encore, puisque
le mal nous atteint. En mourant comme nous et dans la mort même il ne nous
lâche pas la main, dans la mort même il ne cesse d’être l’homme pour les
autres, pour nous.
La manière dont Jésus meurt éclaire la manière dont il a
vécu, signe sa vie, ouvre les yeux de ceux qui assistent à son dernier souffle
au point qu’ils deviennent les premiers croyants, avant même les disciples « Quant
au centurion et aux hommes qui avec lui gardaient Jésus, à la vue du séisme et
de ce qui se passait, ils furent saisis d'une grande frayeur et dirent :
" Vraiment celui-ci était fils de Dieu !" » (Mt 27, 54. Mc 15,
39 est plus explicite encore). Même les femmes qui voient tout de son exécution
ne confessent pas la foi (Mt 27, 55-56). La mort de Jésus est le dernier mot possible
sur Dieu. L’homme absolument pour,
"pour nous les hommes et pour son Père", est le nom de Dieu, la vérité de Dieu.
La présence du juste au milieu de la violence et du mal
engloutira-t-il le mal ? Le mal aura-t-il au contraire frappé et tout détruit une fois
de plus ? Ce juste n’est pas l’homme parfait, celui qui s’est forgé sa
justice à la force du poignet, mais l’homme selon Dieu, l’homme qui n’a cessé
de se comprendre comme reçu de Dieu. Comme on l’a déjà dit, c’est l’homme pour. Dieu loin d’exiger sa mort, le mal
pour supprimer le mal, se donne pour renverser le mal. Et Jésus « révèle »
cela par sa mort, par sa vie jusque dans sa mort. Si Dieu ne répond pas, si
Dieu laisse mourir Jésus, ce n’est pas qu’il s’est absenté ou l’a abandonné. C’est
qu’il se donne, là précisément. Il se montre comme il est, là plus que jamais.
Il n’est pas le deus ex machina, un
superman tout puissant. Ça lui coûte cher, ça lui coûte lui-même, puisque l’on
va jusqu’à penser que Dieu a abandonné Jésus, puisque Dieu paraît être lui-même
englouti.
Le rideau du temple qui s’est déchiré ne dit rien d’autre (Mt 27,
51). Ce rideau cache le saint des saints. S’il se déchire, tout le monde voit
le cœur du temple. Et qu’y a-t-il dans le saint des saints ? Rien. C’est
vide. Certains penseront que s’en est fini de Dieu. D’autres comprendront que
si le voile est déchiré, tout le monde peut contempler Dieu lui-même. Et Dieu,
tel qu’en lui-même, c’est un juste supplicié compté parmi les criminels qui le
manifeste le plus excellemment. Le voilà notre Dieu, porté par les traits de
Jésus, sa vie tout entière, jusqu’à la croix. La vie, c’est laisser passer les
autres devant.
Il n’y a ici aucune théorie explicative de la mort de Jésus. Il y a
son expérience et la nôtre, d’une vie pleine de tant de promesses et pourtant
si difficile. Comme c’est difficile de passer derrière. L’évangile ouvre un chemin
à la suite et avec Jésus. Nous pouvons entrer dans le sanctuaire puisque le
voile du temple est déchiré. Nous y entrons à la suite de Jésus.
Le texte de la passion selon
saint Matthieu
Empruntons ce chemin. Lisons la passion selon Matthieu. Les lignes
qui suivent peuvent aider à mieux écouter le texte. Nous ne dirons pas tout,
évidemment. On ne suivra qu’une piste, celle du positionnement des personnages.
Qui est du côté de Jésus, qui est contre lui, qui est indifférent ? Et
nous, où sommes-nous ?
Les récits de la passion nous font non pas spectateurs des
événements qu’ils racontent, mais personnages du récit. Impossible de rester
neutre. De quel côté nous rangeons-nous ? On pourra assez vite répondre
que nous ne sommes ni avec les Romains, ni avec les prêtres. Mais c’est plus
compliqué. L’évangile de Matthieu fait tout pour disculper Pilate, chef des
Romains ; il refuse d’endosser la responsabilité de la mort de Jésus (Mt
27, 24). Est-il si sûr qu’il soit du côté des « méchants » ? Luc,
à la différence de Matthieu il est vrai, rapporte qu’ils sont nombreux dans le
peuple (juif) à se lamenter du sort réservé à Jésus (Lc 23, 26-28). Ils ne sont
davantage des « méchants ».
Serons-nous du côté des disciples ? Aucun d’eux n’échappe à la
trahison. Judas a vendu son maître (Mt 26, 47), Pierre déclare et jure par
trois fois ne pas le connaître (Mt 26, 69-75) et tous les autres ont fui (Mt
26, 56).
Chez Matthieu, à partir de ce reniement de Pierre, il n’y a plus
autour de Jésus que des inconnus. Judas est le dernier personnage connu à
rester en scène et encore c’est pour se pendre. Son suicide dit cependant le
regret terrible de sa trahison. L’abandon de Jésus est total. Les inconnus qui côtoient
désormais Jésus ne lui sont pas tous hostiles. Il y a parmi eux Simon de Cyrène.
Est-ce parmi eux que nous allons nous placer ? Mais Jésus n’est pas un
inconnu pour nous. Nous pensons qu’il nous connaît, qu’il nous aime.
Pas de pathos, juste l’abandon général, à peine décrit. Il faut
s’arrêter un instant pour en prendre conscience. Jésus crie son abandon, et
c’est sans doute un point central pour Matthieu, puisqu’il le fait en hébreu,
qui éveille notre attention ‑ on ne comprend pas ‑, et qu’il répète,
avec la traduction. Mon Dieu, mon Dieu,
pourquoi m’as-tu abandonné ?
Quand plus personne n’est là, comment ne pas penser que Dieu aussi
nous a faussé compagnie, nous retire son secours et toute consolation ? Quand
Dieu n’est pas ce que l’on croyait, comment ne pas penser qu’il nous a
abandonné ? Et même Jésus pense ainsi, et même Jésus est confronté à ce
que Dieu n’est jamais ce que nous croyons. En parlant ainsi, subrepticement,
nous avons peut-être trouvé avec qui nous ranger dans cette histoire. Avec
Jésus lui-même. Ou plutôt, c’est lui qui se range à nos côtés, comme il n’a
cessé de le faire toute sa vie. Oui, nous avons si souvent l’impression que
Dieu n’est pas là, surtout quand ça va mal. Exactement comme Jésus.
Au plus fort du supplice, nous n’y sommes heureusement pas tous ni
toujours. Mais même si nous y sommes, le seul personnage de la Passion qui
partage notre place, ce drame, c’est Jésus. Voilà où nous conduit l’évangéliste,
à reconnaître celui qui se tient à nos côtés. Pas mal, non ?
Puisque l’on ne peut être avec personne, puisqu’il n’y a que des
inconnus, il ne reste que Jésus que l’on se met à avoir envie de serrer dans
ses bras. Geste d’une infinie tendresse, dans cette histoire de douleur,
d’abandon, de violence et de mort. Scène si souvent peinte. Geste que nous connaissons
lorsque nos amis, ceux que nous aimons, nous prennent aussi dans les bras ou
nous tiennent la main, alors que nous sommes frappés par la maladie ou le
deuil.
Portons notre attention sur un des personnages inconnus, Barabbas.
Il débarque dans le récit comme si tout le monde le connaissait. Or on n’en a
jamais parlé avant. Aucun évangéliste n’en dit quoi que ce soit et Matthieu
fait passer la chose en disant qu’il était bien connu (Mt 27, 16). Pourtant,
l’épisode autour de Barrabas chez Matthieu est assez long.
Une question : de quel prisonnier connaissez-vous le
nom ? Des pires criminels. Donc, le choix se porte non pas sur un type
qu’on va libérer parce qu’il n’est pas dangereux, mais sur un truand ou un
criminel notoire. Les autres évangélistes parlent d’un insurrectionnel qui
aurait tué quelqu’un. On peut imaginer que Pilate avait proposé de libérer
Barabbas, sûr que personne n’accepterait sa libération. Pourtant Jésus paraît
pire que lui. « Objet de mépris et rebut de l’humanité » (Is 53, 3),
ainsi est Jésus. (Si vous aimez la musique classique, écoutez un air superbe du
Messie de Haendel qui reprend ce
verset d’Isaïe : He was despised,
and rejected of men; a man of sorrows.)
Ce que nous savons de Barabbas, c’est une seule chose, son nom. Barabbas,
cela veut dire fils du père, bar abba, fils de son père. Ce Barabbas, c’est
donc un homonyme pour chacun de nous. Nous sommes tous fils ou filles de notre
père ! Jésus est considéré comme pire que nous. Mieux vaut libérer les barabbas,
les fils et filles de pères que Jésus ! Nous retrouvons le texte de la
sagesse cité plus haut. Il faut se débarrasser du juste si l’on veut continuer
nos petits arrangements avec la haine.
C’est Jésus ou la mort, et l’humanité, nous, choisissons la mort. C’est
curieux de dire les choses ainsi. Mais nous choisissons la mort, alors même que
Dieu nous enjoint de choisir la vie (Cf. Dt 30, 19). Choisir la mort, c’est
choisir ce qui détruit l’humanité, c’est ne pas supporter ce qui protège
l’humanité tant cela nous dénonce. Notre toujours plus de richesses, à bien des
égards à l’origine de l’actuelle pandémie, nous reviendrait sur le nez comme
l’évidence tant de fois niée que nous choisissons la mort. Et c’est déjà vrai
entre enfants. Pourquoi se bat-on entre nous, si ce n’est parce que nous préférons
la violence à passer derrière, comme Jésus ?
Mais alors nous ne sommes plus du tout du côté de Jésus à le serrer
dans nos bras. Ou plutôt, nous sommes à la fois disciples et adversaires de
Jésus, et c’est bien notre situation, n’est-ce pas.
On peut aussi entendre autrement le nom de Barabbas, fils du père.
Car c’est Jésus qui est le fils du
Père. Quelle mascarade ce procès, quelle comédie de justice cette condamnation.
Le vrai fils du Père est tué et un homonyme tristement connu est libéré. L’humanité
peine à entendre qu’un unique Père fait de tous les hommes, par le fils du
Père, des frères. La passion ne raconte peut-être rien d’autre.
Il y a un autre personnage inconnu dans le texte, Simon de Cyrène.
Il n’est pas présenté non plus. C’est le seul moment où Matthieu en parle. Décidément,
c’est curieux cette manie de faire débarquer aux dernières pages de l’évangile des inconnus que l’on ne présente
pas. Marc (15, 21) est un peu plus bavard, disant
qu’il a deux fils. Avec Matthieu, juste un prénom, une origine et ce qu’il
fait, ou plutôt, ce qu’il est obligé de faire, aider à porter la croix.
On
a parlé de la Cyrénaïque ces dernières années à propos de la guerre en Libye. C’est
effectivement une province libyenne, la plus proche de l’Egypte. Cyrène est donc
une ville africaine. Il n’y a pas beaucoup d’Africains dans le Nouveau
Testament. Et en voilà justement un qui aide Jésus à porter sa croix. D’accord,
il a un prénom juif. Certes, Cyrène est une colonie grecque. Mais c’est tout de
même un étranger, un type en dehors des conflits entre Juifs, Romains et Jésus
qui est réquisitionné. C’est peut-être l’étranger au cube, Africain, Juif et
Grec ! Simon n’a pas vraiment eu son mot à dire, semble-t-il, il est réquisitionné
comme un esclave. Il n’en demeure pas moins, à ce moment, et quoi qu’il pense et
dont nous ne savons rien, le plus sûr soutien de Jésus. Un étranger au cube…
Nous avons de nombreux amis et voisins qui ne connaissent rien à
Jésus. Mais nous savons que nous pouvons compter sur eux pour filer un coup de
main. Et quel coup de main !
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