Dietrich Bonhoeffer (1906-1945)
Lettre
du 30 avril 1944
(La première à traiter des « grands thèmes » de Résistance et soumission. Lettres et notes de captivité, Labor et
fides, Genève 2006. Du 11 avril 1943 au 17 janvier 1945)
Tu t’étonnerais
peut-être, ou tout au plus te ferais-tu du souci, au sujet de mes pensées
théologiques et de leurs conséquences ; en cela tu me manques vraiment
beaucoup, car je ne sais pas à qui d’autre je pourrais en parler de façon à les
clarifier. La question de savoir ce qu’est le christianisme, et qui est
vraiment le Christ pour nous aujourd’hui, me préoccupe constamment. Le temps
est passé où l’on pouvait tout dire aux hommes par des mots – que ce soit
des paroles théologiques ou pieuses – comme le temps de l’intériorité et
de la conscience, c’est-à-dire le temps de la religion en général. Nous allons
au-devant d’une époque totalement sans religion : tels qu’ils sont, les
êtres humains ne peuvent tout simplement plus être religieux ; ceux-là
mêmes qui se déclarent honnêtement « religieux » ne le mettent
nullement en pratique ; ils entendent donc probablement par « religieux »
quelque chose de tout autre. Toute notre prédication et notre théologie
chrétiennes, vieilles de mille neuf cents ans, reposent sur l’« a-priori
religieux » des humains. […]
Les questions auxquelles il faut répondre seraient celles-ci :
que signifient une Eglise, une communauté, une prédication, une liturgie, une
vie chrétienne dans un monde sans religion ? Comment parler de Dieu – sans
faire appel à la religion, c’est-à-dire sans le donné préalable et contingent
de la métaphysique, de l’intériorité, etc. ? Comment parler (ou peut-être
ne peut-on plus en « parler » comme jusqu’ici ?) de Dieu « de
façon séculière » ? Comment être des chrétiens « sans religion – séculiers » ?
Comment sommes-nous ek-klèsia, des
appelés, sans nous considérer comme des privilégies sur le plan religieux, mais
bien plutôt comme appartenant pleinement au monde ? Alors le Christ n’est
plus l’objet de la religion, mais tout autre chose, réellement le Seigneur du
monde.
Lettre du 29 mai 1944
Il m’est apparu de nouveau clairement que nous n’avons pas le droit
dans notre connaissance imparfaite d’utiliser Dieu comme bouche-trou ; car
lorsque les limites de la connaissance reculent – ce qui arrive
nécessairement – Dieu aussi est repoussé sur une ligne de retraite
continuelle. Nous avons à trouver Dieu dans ce que nous connaissons et non pas
dans ce que nous ignorons. Dieu veut être compris par nous non dans les
questions sans réponse, mais dans celles qui sont résolues. Ceci est valable
pour la relation de Dieu et la connaissance scientifique, mais également pour
les problèmes simplement humains de la mort, de la souffrance et de la faute. Aujourd’hui,
il existe des réponses humaines à ces questions qui peuvent faire abstraction
de Dieu. En fait – et il en fut ainsi de tout temps – les hommes
arrivent à résoudre ces questions sans Dieu, et il est faux de prétendre que le
christianisme seul en connaît la solution. En ce qui concerne le concept de « solution »,
les réponses chrétiennes ne sont ni plus ni moins convaincantes que d’autres
solutions possibles. Ici non plus, Dieu n’est pas un bouche-trou ; il doit
être reconnu non à la limite de nos possibilités, mais au centre de notre vie ;
dans la vie et non d’abord dans la mort, dans la force et la santé et non d’abord
dans la souffrance, dans l’action et non d’abord dans le péché. La raison en
est la révélation de Dieu en Jésus-Christ. Il est le centre de la vie et il n’est
nullement « venu pour » répondre à nos questions irrésolues.
Lettre du 16 juillet 1944
Je travaille à
cerner peu à peu l’interprétation non-religieuse des concepts bibliques. Pour l’instant,
je vois bien mieux le problème que sa solution. L’aspect historique : c’est
une grande évolution qui mène le monde à son autonomie. […] Dieu, en tant qu’hypothèse
de travail en morale, en politique, en science, est abolit, dépassé ; il
en est de même comme hypothèse de travail philosophique et religieuse
(Feuerbach !) C’est pure honnêteté intellectuelle que de laisser tomber
cette hypothèse de travail, c’est-à-dire de l’écarter autant que possible. Un
médecin ou un savant édifiant est un être hybride. Où donc reste-t-il de la
place pour Dieu demandent certaines âmes angoissées, et comme elles ne trouvent
pas de réponse, elles condamnent toute l’évolution qui les a mises dans cette
situation aussi difficile. […]
« Ah, si je savais le chemin, le long chemin qui ramène au
pays de l’enfance ! » Ce chemin n’existe pas – en tout cas, on
ne le trouve pas en renonçant volontairement à l’honnêteté intérieure, mais
uniquement dans le sens de Mt 18, 3 ! c’est-à-dire par la repentance, c’est-à-dire
par une dernière honnêteté. Or nous
ne pouvons être honnêtes sans reconnaître qu’il nous faut vivre dans le monde « etsi
Deus non daretur ». Et voilà justement ce que nous reconnaissons – devant Dieu !
Dieu lui-même nous oblige à l’admettre. En devenant majeurs, nous sommes amenés
à reconnaître de façon plus vraie notre situation devant Dieu. Dieu nous fait
savoir qu’il nous faut vivre comme des êtres qui parviennent à vivre sans Dieu.
Le Dieu qui est avec nous est le Dieu qui nous abandonne (Mc 15, 34). Le Dieu
qui nous fait vivre dans le monde sans l’hypothèse de travail Dieu, est celui
devant qui nous nous tenons constamment. Devant Dieu et avec Dieu nous vivons
sans Dieu. Dieu sur la croix se laisse chasser hors du monde. Dieu est
impuissant et faible dans le monde, et ainsi seulement il est avec nous et nous
aide. Mt 8, 17 indique clairement que le Christ ne nous aide pas par sa
toute-puissance, mais par sa faiblesse et sa souffrance. Voilà la différence
décisive d’avec toutes les religions. La religiosité de l’être humain le
renvoie dans sa misère à la puissance de Dieu dans le monde, Dieu est le Deus ex machina. La bible le renvoie à
la faiblesse et à la souffrance de Dieu : seul le Dieu souffrant peut
aider. Dans ce sens on peut dire que l’évolution du monde vers l’âge adulte
dont nous avons parlé, faisant table rase d’une fausse représentation de Dieu,
libère le regard de l’homme pour le diriger vers le Dieu de la bible qui
acquiert sa puissance et sa place dans le monde par son impuissance. C’est ici
que devra intervenir « l’interprétation séculière ».
18 juillet
« Les chrétiens sont avec Dieu dans sa passion. » Voilà
ce qui distingue les chrétiens des païens. « Ne pouvez-vous pas veiller
une heure avec moi ? » demande Jésus à Gethsémani. C’est le
renversement de tout ce que l’être humain religieux attend de Dieu. L’être
humain est appelé à vivre avec Dieu la souffrance de Dieu pour le monde sans
Dieu. Il doit donc vivre réellement dans le monde sans Dieu et ne pas essayer
de le camoufler, de transfigurer religieusement l’état sans Dieu de ce monde ;
il doit vivre « séculièrement » et participer par là justement à la
souffrance de Dieu ; il a le droit de vivre « de manière séculière »,
c’est-à-dire être libéré de toutes les fausses attaches et des inhibitions d’ordre
religieux. Etre chrétien ne signifie pas être religieux d’une certaine manière,
faire quelque chose de soi-même par une méthode quelconque (un pécheur, un
pénitent ou un saint), cela signifie être un être humain ; le Christ crée
en nous non un type d’être humain, mais l’être humain tout court. Ce n’est pas
l’acte religieux qui fait le chrétien, mais sa participation à la souffrance de
Dieu dans la vie du monde. […] Dans le nouveau testament, nous voyons que l’être
humain est entraîné dans la souffrance – messianique – de Dieu en
Jésus-Christ des manières les plus diverses : par l’appel des disciples à
la suivance, par la communauté de table avec les pécheurs, par des « conversions »
dans le sens précis de ce mot (Zachée), par le geste de la grande pécheresse
(Luc 7) (qui s’accomplit sans aucune confession des péchés), par la guérison
des malades (voir plus haut Mt 8, 17), par l’accueil fait aux enfants. Les
bergers et les mages d’Orient sa tiennent devant la crèche, non pas en tant que
« pécheurs convertis », mais simplement parce que la crèche les
attire tels qu’ils sont (étoile). Le centurion de Capharnaüm, qui ne prononce aucune
confession des péchés, est proposé comme exemple de la foi (voir Jaïre). Jésus « aime »
le jeune homme riche. L’eunuque éthiopien (Ac 8), Corneille (Ac 10) sont tout
autre chose que des existences au bord de l’abîme. Nathanaël « est un Israélite
dans lequel il n’y a point de fraude » (Jn 1, 47) ; pour finir,
Joseph d’Arimathie, les femmes aux tombeaux. La seule chose qu’ils aient tous
en commun, c’est leur participation à la souffrance de Dieu en Christ. C’est
leur « foi ». Il n’y a là rien d’une méthode religieuse. « L’acte
religieux » est toujours quelque chose de partiel, la « foi »
est un tout, un acte de vie. Jésus n’appelle pas à une religion nouvelle, mais
à la vie. Mais à quoi ressemble cette vie ? Cette vie de participation à l’impuissance
de Dieu dans le monde ? J’en parlerai la prochaine fois, j’espère.
Lettre du 21 juillet 1944
Pendant ces
dernières années, j’ai appris à connaître et à comprendre de plus en plus la
profondeur de l’horizon terrestre du christianisme ; le chrétien n’est pas
un homo religiosus, mais tout
simplement un être humain, comme Jésus – à la différence de Jean-Baptiste
par exemple – était un être humain. Je ne parle pas de l’horizon terrestre
plat et banal des gens éclairés, affairés, indolents ou lascifs, mais du
profond horizon terrestre, qui est plein de discipline et où se trouve toujours
présente la connaissance de la mort et de la résurrection. Je crois que Luther
a vécu dans cet horizon terrestre. Je me rappelle une discussion que j’ai eue
en Amérique avec un jeune pasteur français, il y a treize ans. Nous nous étions
simplement posé cette question ; que voulons-nous faire vraiment de notre
vie ? Il me dit : « J’aimerai être un saint » (et je tiens
pour possible qu’il le soit devenu) ; cela m’impressionna beaucoup alors.
Pourtant je pris le contre-pied en lui disant à peu près : « Moi, j’aimerais
apprendre à croire. » Pendant longtemps, je n’ai pas compris la profondeur
de cette opposition. J’ai cru pouvoir apprendre à croire tout en essayant de
mener une vie sainte en quelque sorte. L’aboutissement de ce chemin a
certainement été pour moi la rédaction de la Nachfolge. Aujourd’hui, je vois clairement les dangers de ce livre,
sans cesser pour autant d’y souscrire.
J’ai compris plus tard et je continue de faire cette expérience que
c’est en vivant pleinement dans l’horizon terrestre de la vie qu’on parvient à
croire. Quand on a renoncé complétement à faire quelque chose de soi-même – que
ce soit un saint ou un pécheur converti, ou un homme d’Eglise (ce qu’on appelle
une figure sacerdotale !), un juste ou un injuste, un malade ou un
bien-portant – et c’est ce que j’appelle l’horizon terrestre : vivre
dans la multitude des tâches, des questions, des succès et des insuccès, des
expériences de perplexités – alors on se met pleinement entre les mains de
Dieu, on prend au sérieux non ses propres souffrances, mais celles de Dieu dans
le monde, on veille avec le Christ à Gethsémani, et je pense que c’est cela la
foi, c’est cela la conversion ; c’est ainsi qu’on devient un homme, un chrétien.
Notes sur divers sujets (3 août 1944)
L’au-delà n’est pas ce qui est infiniment loin, mais ce qui est le
plus proche.
Ebauche d’une étude
Qui est Dieu ? Non pas d’abord une croyance générale dans la
toute-puissance de Dieu, etc. Ce n’est pas une authentique expérience de Dieu,
mais un prolongement du monde. La rencontre avec Jésus-Christ. L’expérience qu’il
s’agit ici d’une conversion de tout l’être humain par le fait que Jésus est
seulement « là pour les autres ». « L’être-là-pour-les-autres »
de Jésus est l’expérience de la transcendance ! Ce n’est que de cette
liberté vis-à-vis de soi-même, de cet « être-là-pour-les-autres »
jusqu’à la mort, que naissent la toute-puissance, l’omniscience, l’omniprésence.
La foi est la participation à cet être (Sein)
de Jésus (incarnation, croix, résurrection). Notre relation à Dieu n’est pas
une relation « religieuse » à l’être (Wesen) le plus haut, le plus puissant, le meilleur que nous
puissions imaginer – cela n’est pas une authentique transcendance –
mais notre relation à Dieu est une vie nouvelle dans « l’être-là-pour-les-autres »,
dans la participation à l’être de Jésus. Ce ne sont pas les tâches infinies et
inaccessibles, mais les êtres humains qui sont placés de proche en proche et
que l’on peut rejoindre à chaque fois qui sont le transcendant. Dieu sous forme
humaine ! non comme dans les religions orientales sous forme animale,
symbole de ce qui est monstrueux, chaotique, lointain, effrayant ; pas d’avantage
comme symbole de l’absolu, du métaphysique, de l’infini, etc., ni comme la
figure grecque divino-humaine de l’« être humain en soi », mais l’être
humain pour les autres », et donc le crucifié.
Vivre
en disciple. Le prix de la grâce
(Nachfolge), Labor et fides, Genève 2009
La vie de disciple est attachement au Christ ; le Christ est, c’est pourquoi il faut que soit la marche à sa suite. Une idée sur le Christ, un système de doctrine, une connaissance religieuse générale de la grâce ou du pardon des péchés ne rendent pas nécessaire la marche à la suite de Jésus ; en vérité, tout cela l’exclut même, lui est hostile. (p. 39)
Que la communauté de Jésus s’examine pour savoir si elle a donné à ceux que le monde outrage et déshonore un signe de l’amour de Jésus, de cet amour qui veut conserver, porter et protéger la vie. Sinon, il se pourrait bien que le culte le plus correct, la prière la plus pieuse, la confession de foi la plus courageuse ne l’aident en rien, et témoignent, au contraire, contre elle, parce qu’elle a abandonné la marche à la suite de Jésus. Dieu ne veut pas se laisser séparer de notre frère. Il ne veut pas qu’on l’honore lui, si l’on déshonore un frère. […] Ainsi, celui qui veut, dans la marche à la suite de Jésus, rendre un culte véritable, il ne lui reste qu’une seule voie, celle de la réconciliation avec le frère. (p. 105)
Qui est et qui était Jésus-Christ ? Cours de christologie à Berlin – 1933, Labor et fides, Genève 2013
Le Christ, l’homme-Dieu, entre de son propre mouvement dans le monde du péché et de la mort. Il y pénètre de telle façon qu’il s’y dissimule, qu’il n’est plus reconnaissable visiblement comme l’homme-Dieu. Il ne va parmi les hommes dans la forme de Dieu [Cf. Ph 3, 6] ; il y va au contraire incognito, comme un mendiant parmi les mendiants, comme un exclu parmi les exclus, mais comme un homme sans péché parmi les pécheurs, mais aussi comme le pécheur parmi les pécheurs. C’est ici que se trouve le problème central de la christologie. (p. 104)
Comment doit-on comprendre à partir de là que Jésus a fait des miracles ? N’est-ce pas malgré tout la rupture de l’incognito ? […] Nous répondons que les miracles de Jésus ne sont pas une rupture avec l’incognito. Le monde antique est plein de miracles. C’est-à-dire que le domaine des miracles n’est pas identique avec le domaine de Dieu. Le domaine des miracles est situé seulement au-dessus de l’homme. Le concept coordonné au concept de miracle n’est pas le concept de Dieu, mais le concept de magie. Si Jésus fait des miracles, il préserve son incognito dans un monde magique. Le miracle ne l’identifie nullement. Au contraire, on déclare son pouvoir démoniaque. (p. 107)
La résurrection ne nous fait pas éviter le scandale. Le Ressuscité reste pour nous aussi le scandaleux. S’il n’en allait pas ainsi, il ne serait pas pour nous. La résurrection de Jésus n’est pas la rupture de l’incognito. La résurrection de Jésus est crue seulement là où le scandale n’est pas évacué. (p. 108)
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