02/09/2023

B. Menu, Ce qu'il reste de Dieu

 Ce qu'il reste de Dieu - 1Labor et fides, Genève 2022

Lorsque l’on est sans Dieu, littéralement a-thée, et que l’on vit « devant et avec Dieu », pour reprendre la formule de Bonhoeffer que cite l’auteur, que se passe-t-il ? Dans un monde où les croyants acceptent de dire ou peuvent dire que Dieu est absent, non pas seulement en punition ou ponctuellement, mais que son être est absence, que reste-t-il de Dieu ?

La question n’a rien de théorique. Elle habite nombre de disciples de Jésus, aujourd’hui, mais déjà dans le passé. Elle taraude jusqu’à faire mal, « comme un grand vide, une blessure. » Contre l’absence de Dieu, les stratégies pour affirmer sa présence ou expliquer l’absence sont nombreuses, fallacieuses comme les propos des amis de Job. C’est pourtant ce que fait la religion, mettre de la présence parce que l’absence est aussi insupportable qu’impensable. « Aucun n’a parlé de moi avec droiture comme l’a fait mon serviteur Job. » « Il a fallu mettre des mots sur l’échec de YHWH [le peuple est déporté, en exil, et Jérusalem est rasé] et sur l’expérience d’une inintelligible absence de Dieu dans l’épreuve. »

La question est la pratique même de la foi dans sa dimension théologale, en ce qu’elle concerne la vie avec Dieu. Celui qui ne croit pas ne s’enquiert guère de ce qu’il reste de Dieu, pour lui, en sa vie, pour sa vie.

En relisant plusieurs pages bibliques, l’auteur montre qu’elles recèlent de nombreuses possibilités pour accompagner l’interrogation. Le repos sabbatique du septième jour de Gn 2 ne semble pas suivi d’une reprise du travail par Dieu de sorte que le sabbat divin constitue le cadre de la vie de l’homme (et la femme) devant Dieu. « Le XXe siècle serait, en ses profondes et irrémédiables tragédies, après des lustres d’évidence providentielle, ce temps qui aurait peu à peu endossé la radicale altérité de Dieu pour oser enfin accueillir son repos jusqu’à l’expérience de l’éclipse pour certains, de l’oblitération définitive pour d’autres. » On regrette que l’on ne dise rien de ce que, dans le même temps, les courants évangéliques affirment de façon tonitruante la présence et l’efficacité d’un Dieu qui marche, qui réussit, une présence sans absence. La critique du Dieu sous-la-main, de l’idole, en tient peut-être lieu.

Le chapitre 11 de Jean est moins lu comme celui de la résurrection de Lazare que celui de l’absence de Dieu dans le mal : « si tu avais été là, mon frère ne serait pas mort », dit le texte par deux fois. Plus encore, la mort de Jésus dans l’abandon insensé (pourquoi ?) ou sans but (pour quoi ?) ne sait rien de la déchirure du voile du temple qui indique l'ouverture, le divin ne serait plus isolé ni inaccessible. Mais le temple se montre pour ce qu’il est, vide.

Il faut remercier l’auteur pour son propos stimulant. Va-t-il jusqu’au bout ? Il cite par exemple un poème qui énumère l’inaction et l’absence de Dieu, mais qui se conclut, un peu vite à mon goût, par ces mots : « Quand je n’ai plus eu de mots pour te dire / ni même de mains pour te saisir / quand je n’ai plus eu d’idées pour habiller mon désir / ni surtout de perfection à t’offrir / quand je n’étais que blessure / Tu es venu, mon Dieu ! »

Non, il ne vient pas. Et ce serait peine perdu d’avoir ainsi forer l’absence et le retrait pour s’en tirer par une pirouette, licence poétique, dernière ligne du rhapsode ! L’auteur ne s’arrête pas ‑ le peut-il, le veut–il ? – à ce qu’il inscrit au cœur de sa méditation, avec le psaume 77 (76) : « Voici ce qu’il reste de Dieu, une pure question blessée. » Il a cependant dit ici l’essentiel. Si Dieu est le nom d’une question blessée, c’est la dignité humaine qui est affirmée et qui devient style de vie, dénonçant le scandale du mal, refusant de s’y faire. Que ce cri soit relèvement, insurrection, anastasis, ce ne serait déjà pas rien.

 

La poésie est convoquée plusieurs fois dans l’ouvrage, et elle relance le propos et le mène plus loin. Deux textes méritent tout particulièrement d’être recopiés.

Mon Dieu, Ô mon Dieu, je ne sais pas prier.
je ne sais pas si tu es là,
je ne sais pas ce que tu fais de mon cri,
de ma peur, de mon ennui,
je ne sais pas ce qu’on nomme prière.

Est-ce mon Dieu ce soupir immense
qui monte des profondeurs de ma vie
et semble se perdre
comme un souffle dans le ciel ?
Est-ce mon Dieu cette timide confiance
qui ose à peine croire à demain ?
Est-ce mon Dieu cet appel
qui semble se perdre
comme l’écho dans les montagnes ?

Mon Dieu, Ô mon Dieu, je ne sais pas prier
je n’ai jamais croisé ton regard
je n’ai jamais vu ton sourire
je n’ai jamais serré ta main
tu n’as pas marché près de moi
mon Dieu comment pourrais-je te prier ?

Sœur Myriam, Soleil de prière

 

Je suis parti, seul, sur ma barque,
Plus rien de stable –
Rien que de l’eau.
Je ne saurai plus jamais où poser mes pieds.

J’ai accepté de te suivre.
Je ne sais pas
où tu es.

Comment saurais-je où aller

[…]

Le silence de Dieu
est plus pesant que jamais ;
l’absence de Dieu,
qui pourrait la supporter ?

                                    Paul Grostefan, Dieu pour locataire

 

« Je ne saurai plus jamais où poser mes pieds. » Cela aussi dessine un style de vie, une étrangeté, une étrangèreté, de passage, nomade ou marginal, non propriétaire. C’est dans le même temps une grâce, une légèreté gracieuse qui permet les rencontres, et la blessure lancinante d’un exilé.

J’ai fort peu lu, dans ces pages, la présence des compagnons. Le visage d’autrui est cependant, comme dit Levinas, épiphanie, Sinaï, lieu de la voix. Dans le silence et l’absence, l’exigence éthique ouvre sans doute le seul chemin vers Dieu. Ce qu’il reste de Dieu ? Je le redis, l’aspiration à renverser ou endiguer le mal. Non une présence, mais le passage à autre chose : vivre, enfin ; vivre, vraiment. Paradoxalement, c’est crucifiant. Paradigmatiquement, c’est le chemin de Jésus, l’homme de Nazareth. Ce qu’il reste de Dieu ? Un souffle ‑ « Tu ne sais ni d’où il vient ni où il va » – « voix de fin silence » qui anime, donne vie, ne serait-ce que comme « une pure question blessée ».

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