Selon le discours sur le mal de bien des chrétiens et des homélies, il importe d’être délivré de son péché, en être sauvé. La question du mal et du salut serait une affaire individuelle qui ne concernerait pas d’abord la vie ici et maintenant, mais l’au-delà, après la mort.
Cette manière de penser réduit le mal au mal moral, celui que je commets, envisage le mal du point de vue de celui qui le commet et non de qui le subit, est obnubilé par la figure du pécheur, du coupable, et jette très peu, voire pas du tout, les yeux sur la victime, laquelle après avoir été violentée est ignorée. Dans l’acte même où il voudrait vivre le repentir, le coupable écrase sa victime. C’est le comble ! Or jamais le mal n’est affaire personnelle ou individuelle.
Le mal est toujours politique. Il y a une contagion du mal ; de la réconciliation aussi. Si je considère celui à qui j’ai fait du tort plus que moi-même et mon péché, si je commence par me décentrer, je peux espérer qu’« amour et vérité se rencontrent, justice et paix s’embrassent ». Car « la vérité germera de la terre et du ciel se penchera la justice. » En inversant les termes pour que nullement, il ne puisse y avoir de compréhension conditionnelle du pardon, le psaume poursuit : « Le Seigneur donnera ses bienfaits et la terre donnera son fruit. » (Ps 84, 11-13)
Il y a une trentaine d’années, Gustave Martelet apportait une libre réponse à un scandale, celui du péché originel comme solution univoque à l’origine du mal. La mort et la maladie ne sont pas le fait que de l’humanité et touchent aussi les autres vivants. Dans la logique de l’évolution, bien avant qu’un humain puisse refuser le commandement divin ‑ le seul commandement divin, l’amour d’autrui ‑ elles sont loi du vivant. Ce que l’humanité vit comme un drame, qui donne certes des mots à l’expérience du péché, n’est pas péché. La finitude nie la vocation de l’humanité à la divinisation et la récapitulation de tout dans le Christ. Même sans le péché, si l’on peut ainsi dire, le salut nous délivre du mal ou Dieu ne sauve pas.
Le mal que nous subissons et qui ne vient pas d’un frère, d’une sœur, ce sont les catastrophes naturelles, effondrement d’une tour comme à Siloé, maladie et handicap, douleur du décès des autres, notre propre finitude. Jésus refuse manifestement d’y voir le fruit d’un péché. « Pensez-vous qu’ils étaient plus grands pécheurs que les autres Galiléens, plus coupables que les autres habitants de Jérusalem ? » (Lc 13, 1-5) Et pour enfoncer le clou, on écoutera aussi l’évangile de Jean, ni l’aveugle de naissance, ni ses parents n’ont péché (Jn 9, 3)
Ce mal, lui trouver une explication c’est toujours ignorer voire écraser la victime. La réponse à la question du mal n’est pas de discours. 1. On secourt. 2. On dénonce, on hurle à l’injustice. 3. On compatit, prend en silence la main et partage l’impuissance de qui est frappé.
Le mal est politique, social. Il isole. Nous avons tous constaté que ceux qui vont mal sont isolés parce que les visiter est difficile, parce qu’ils n’osent pas se montrer, laisser voir leur mal. La maladie n’est quasi jamais une affaire personnelle, et lorsque Jésus guérit, il restaure les relations sociales, réinsère dans la vie sociale ceux qui en avaient été exclus. Si Lourdes est miracle, c’est précisément ainsi : placés au centre, les malades ne sont plus exclus. Un instant, le monde s’adapte pour que tous y aient place, monde nouveau avec et pour tous.
Il y a effectivement aussi le mal avec bourreau et victime. Et pour en parler le moins mal (!), il faut en parler à partir des victimes. Battre sa coulpe, c’est encore se préoccuper de soi et détourner son regard de qui souffre. Dans l’affaire des crimes sexuels ou des abus de pouvoir dans l’Eglise, on n’a que faire des grandes déclarations, des actes de contritions. Comme ceux de la confession, ils sont une antienne que l’on entonnera de nouveau la prochaine fois, sans aucun changement ! Une des manières d’envisager le mal à partir des victimes consiste, là encore, à dénoncer l’injustice, à rompre avec le crime du coupable : non ! grâce à Dieu, les faits ne sont pas prescrits. Dire non au mal c’est une condition pour regarder la misère d’autrui avec le cœur, miséricorde. S’engager à la conversion commence avec la justice.
S’il faut s’occuper du coupable, et il le faut, ce sera après, parce que les premiers destinataires de la bonté de Dieu sont ceux auxquels Jésus se laisse identifier par fidélité à sa foi. Dieu est aussi indéfectiblement de côté des petits que ne le sont des parents, et plus encore. Victimes, petits, pauvres, exclus. Disons comme nous voulons. L’histoire de la justice s’écrit avec eux ou ne s’écrit pas. La réconciliation se vit avec eux ou est mascarade, piètre et coupable.
Quand on se retrouve le coupable ou avec le coupable, ce sera encore un regard de bonté, voir sa misère avec le cœur, parce qu’on ne change pas les cœurs par la haine ou la vengeance, pas même par la punition. parce que Dieu ne rend juste qu’en aimant.
Géricault, Etude de pieds et de main, 1818-19
Merci pour cet éclairage sur la question du mal. Je n'avais jamais trouvé jusqu'alors un regard aussi pertinent sur le lieu politique et social, si peu dit, du mal. Et encore sur la fuite en avant que nous avons en face de lui, occultant ses conséquences inavouées sur les victimes.
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