Je lis enfin in extenso J. Ratzinger, Le nouveau peuple de Dieu, Aubier Montaigne, Paris 1971. Il s’agit de la traduction partielle d’un ouvrage de 1969. Je me garderai bien d’un avis détaillé. Il y a des pages impressionnantes ; beaucoup cependant, à vouloir trop justifier la conception catholique des ministères, en particulier du ministère de l’évêque de Rome, ne me semblent pas convaincantes. Oserais-je dire que l’on passe sans crier gare d’une idée à une autre, légèrement connexe, et que ce passage permet de conclure indûment plus d’une fois.
Je recopie quelques pages lumineuses, qui sont pour partie des citations de la tradition que l’auteur connaît mieux que beaucoup.
pp. 17-18 : « "Qu’est-ce que le pain ? Le corps du Christ. Que deviennent ceux qui le reçoivent ? Le corps du Christ. Non pas plusieurs corps, mais un corps. Si par conséquent nous existons tous à partir du même et devenons tous le même, pourquoi cela n’apparaît-il pas dans le même amour, pourquoi ne devenons-nous pas un aussi dans ce sens ?" (Jean Chrysostome, Hom 24 sur 1 Co, [mort en 407])
« Ce qui signifie qu’un fait aussi bouleversant que notre unité réelle dans un corps, doit avoir des conséquences tout aussi réelles dans notre vie quotidienne. En d’autres termes, si c’est l’essence de l’eucharistie de nous unir réellement avec le Christ et ainsi entre nous, l’eucharistie ne peut pas être seulement un rite et une liturgie, on ne peut pas la célébrer totalement dans l’enceinte de l’église, car l’amour quotidien, habituel, des chrétiens les uns pour les autres est une part essentielle de l’eucharistie elle-même, et cette bonté quotidienne est véritablement "liturgie", et service divin ; on peut même dire que seul célèbre réellement l’eucharistie celui qui l’achève dans le service divin de tous les jours qu’est l’amour fraternel. C’est ce qu’Ignace d’Antioche [vers 110] exprime d’une manière inimitable, lorsqu’il dit que la foi est le corps et la charité le sang du Christ (Tral. 8,1) : la liturgie et la vie sont inséparables ! Et c’est de nouveau Chrysostome qui ose dire que les pauvres sont l’autel vivant du sacrifice néotestamentaire, construit avec les membres du Christ. "Cet autel est même plus terrifiant que celui qui est dans notre église, et pas seulement plus que celui de l’Ancienne Alliance. Car celui qui est dans l’église est merveilleux à cause de l’offrande qui s’y trouve déposée, tandis que l’autre, celui de l’aumône, l’est non seulement pour cela, mais aussi parce qu’il est constitué par l’offrande elle-même qui effectue cette sanctification. L’autel de pierre est merveilleux parce qu’il devient saint lorsqu’il porte le corps du Christ ; mais l’autre, (les pauvres, et nous pourrions dire : les hommes en général) est saint parce qu’il est lui-même le corps du Christ." (Hom 17 sur 2 Co). Et cela signifie : la liturgie du Christ est en un certain sens célébrée plus réellement dans la vie quotidienne que dans le déroulement du rite. Thomas d’Aquin a conservé cette idée des Pères lorsqu’il dit que le contenu proprement dit de l’eucharistie (res sacramenti), c’est "la communion des saints". Ou encore quand il affirme : "le sacrement de l’autel désigne deux choses, le corps véritable du Christ et son corps mystique." Encore une fois, aux yeux des Pères, la charité chrétienne quotidienne est une part essentielle de la célébration eucharistique ; c’est donc seulement en elle que les chrétiens deviennent pleinement le corps du Christ, qui a dans la célébration eucharistique son centre déterminant, mais par là même exigeant. »
pp. 57-58 : « Le problème "primauté-épiscopat" […] se présente comme un problème de choix entre deux conceptions : administration centrale, ou responsabilité suprême pour l’unité et la pureté de la foi, sans exercice direct de l’administration. [Cela] n’a peut-être jamais été exprimé d’une manière aussi bouleversante que dans le dialogue d’Anselme de Havelberg avec Nicétas de Nicomédie. L’une des grandes contributions de Nicétas à ce dialogue me paraît si importante que je désire la citer ici textuellement pour terminer par là le paragraphe sur l’ancienne Eglise, telle qu’elle se fait encore entendre avec une voix grandiose par cet évêque du XIIe siècle.
« "Rome, siège suréminent de l’Empire, a acquis la primauté, de sorte qu’on l’appelle le premier siège et que c’est vers elle que, dans les cas de dispute ecclésiastique, on doit diriger de toutes parts les appels, de même que tout ce qui n’est pas déjà soumis à des règles fixes doit y être jugé et décidé ; cependant, l’évêque romain n’est pas appelé, par exemple, prince parmi les évêques ou grand-prêtre, ou quoi que ce soit de semblable, mais simplement évêque du premier siège…
« "Mais l’Eglise de Rome, à laquelle nous ne refusons pas la primauté parmi toutes ses sœurs, et à qui nous reconnaissons la première place d’honneur lorsque, dans le concile général, elle exerce la présidence, s’est elle-même séparée de nous à cause de sa prééminence lorsqu’elle s’attribua la monarchie (ce qui n’était pas son rôle) et sépara ainsi encore une fois les Eglise d’Occident et d’Orient, qui l’étaient déjà selon le pouvoir… Certes, nous sommes unis à l’Eglise romaine dans la même foi catholique. Mais comment, en ce temps où nous ne célébrons avec elle aucun concile, devrions-nous accepter ses décrets, qui ont été conçus sans dialogue avec nous, et même à notre insu ? Lorsque par exemple, l’évêque romain, siégeant sur le trône sublime de sa gloire, laisse tomber ses foudres sur nous et, du haut de sa grandeur, veut pour ainsi dire jeter sur nous ses ordres et nos diriger, nous et nos églises, sans prendre notre avis, et voudrait même régner sur nous d’après son propre jugement et son bon plaisir, peut-on appeler cela fraternité ou seulement paternité ? Qui pourrait jamais supporter cela, d’humeur égale ? Alors, on pourrait nous appeler, non pas enfants de l’Eglise, mais véritables esclaves, et nous le serions en effet. S’il en devait être ainsi, et qu’un joug si lourd devait peser sur nos nuques, alors l’église romaine n’aurait plus qu’à exercer seule toute liberté qui lui conviendrait et donner des lois à toutes les autres, mais resterait elle-même sans loi ; alors, elle n’aurait plus rien d’une tendre mère de ses fils, elle serait la maîtresse dure et tyrannique d’un peuple d’esclaves.
« "A quoi nous servirait alors la connaissance de l’Ecriture ? A quoi tout cet effort théologique ? A quoi l’importance scientifique des savants ? A quoi les grands esprits des sages de la Grèce ? L’autorité de l’évêque romain qui, d’après tes paroles, est au-dessus de tout, réduirait tout cela à rien. Qu’il soit alors le seul évêque, le seul docteur, le seul éducateur, qu’il soit seul au-dessus de tout ce qui lui a été confié à lui seul, qu’il en prenne la responsabilité devant Dieu, à titre d’unique bon berger. Mais si dans la vigne du Seigneur il veut avoir des collaborateurs, que, sans nuire à sa primauté, il se glorifie de son humilité dans sa hauteur, et ne méprise pas ses frères, que la vérité du Christ a engendrés, non pour l’esclavage, mais pour la liberté dans le sein de la Mère Eglise." (Dialogues) »
Les pages conclusives (67-72) de cet article « Primauté et épiscopat » mériteraient d’être citées en entier. Elles doivent être lues ! Benoît xvi connaît-il le théologien Ratzinger ? On trouve aussi pp. 66-67, une citation développée de la Lettre de Grégoire le Grand, pape, mort en 604, à Euloge, patriarche d’Alexandrie. Il reprend l’expression d’Euloge qui en fait trop quant à la façon de nommer l’évêque de Rome. (On trouve le texte de cette lettre par exemple dans un article qui pourra paraître polémique http://www.orthodoxesaparis.org/bouquinerie/andrew_wade/quand-les-papes-etaient-orthodoxes-deux-lettres-papales-que-jean-paul-ii-semble-avoir-oubliees.htm)
pp. 76-77 : « L’infaillibilité appartient d’abord à l’Eglise : il y a dans l’ensemble de l’Eglise quelque chose comme une infaillibilité de la foi, en vertu de laquelle l’Eglise totale ne peut jamais se laisser entraîner dans l’erreur. Telle est la part des laïcs dans l’infaillibilité Que cette infaillibilité puisse parfois revêtir une importance extrêmement active, cela apparut dans la crise arienne, où toute la hiérarchie sembla par moments succomber aux tentations arianisantes, alors que seule l’attitude indéfectible des fidèles assura la victoire de la foi nicéenne. C’est aussi pour cette raison que la théologie actuelle admet de plus en plus que la foi de l’ensemble de l’Eglise est à chaque moment l’étalon valable de la vérité catholique : en effet, la vérité n’est pas le privilège des membres de la hiérarchie, elle est l’apanage de l’épouse du Christ, parce que toute l’Eglise contient la présence vivante de la Parole divine et, par conséquent, ne peut jamais dans son ensemble se fourvoyer. »
Je me permets quelques remarques :
1. Que l’on oppose, au fil de la plume, hiérarchie et fidèles n’est pas admissible et témoigne d’une manière de faire que l’enseignement conciliaire n’a pas encore convertie. Que je sache, prêtres et évêques sont aussi des fidèles.
2. Il va sans dire, mais cela irait mieux en le disant, que la « vérité catholique » n’est pas un enseignement, mais une vie qu’un enseignement essaye pour sa part de formuler. Ou, pour le dire autrement, la vérité n’est pas un message, un enseignement, un catéchisme, mais la personne du Christ.
3. Surtout, la phrase « en vertu de laquelle l’Eglise totale ne peut jamais se laisser entraîner dans l’erreur » ne me paraît pas correcte. Je n’ai pas le texte allemand sous les yeux, et peut-être est-ce la traduction qui est déficiente lorsqu’elle parle d’« Eglise totale » ou à la fin de l'Eglise « dans son ensemble ». Faut-il comprendre l’Eglise en entier ? Il est évident qu’il y a de l’erreur dans l’Eglise, qu’il s’agisse des fidèles laïcs du Christ ou de ces autres fidèles que l’on appelle ministres ordonnés. Je pense qu’il aurait fallu écrire : « en vertu de laquelle l’Eglise ne peut jamais totalement se laisser entraîner dans l’erreur. » Peut-être d’accord avec l’auteur, l’infaillibilité signifie non pas que l’Eglise ne peut pas se tromper, mais que la vérité du Christ ne peut jamais disparaître totalement en elle, non de par son propre mérite, mais, comme le dit l'auteur, de par le fait qu’elle est le corps du Christ et que ce corps ne peut être séparer de la tête qui le fait vivre.
p. 93 : « Si la fonction de diriger l’Eglise s’exerce sous la forme d’une "assemblée", c’est que, conformément à son essence, elle est ordonnée à une assemblée, elle se rapporte à la communauté. En d’autres termes : le ministère ecclésial est constitué sous forme de "collège". Il n’est pas confié à l’individu en tant qu’individu, mais en vue de la communauté ; on ne peut le détenir que d’une façon communautaire, en tant que l’on est inséré dans un "collège". C’est pourquoi dans son essence même, le Concile n’est rien d’autre qu’une réalisation de la collégialité. Ce n’est pas par hasard que le terme le plus ancien pour désigner le "Concile" est aussi le plus ancien nom du collegium : […] le mot synedrion embrasse d’emblée les deux choses, il désigne le collegium, grandeur foncièrement existante et assemblée se réalisant concrètement. »
Je commente : Pouvait-on mieux rompre avec une théologie des ministères comme pars potestatis qui donne à celui qui reçoit l’imposition un pouvoir individuel, sans lien d’ailleurs, assez fréquemment avec la moindre communauté ni le moindre collège. Et c’est ce qu’on peut lire un peu plus loin :
pp. 120-121 : « L’eucharistie n’est nullement l’acte individualiste de la transsubstantiation que le prêtre accomplirait à part et seul en vert d’un accidens physicum qui s’attache à lui – le caractère sacramental – sans relation à d’autres et à l’Eglise. L’eucharistie est plutôt, d’après son essence, sacramentum Ecclesiæ ; entre le corps eucharistique et le corps mystique du Seigneur [et l’auteur a rappelé plus haut, p. 14, à la suite de Lubac, que l’Eglise ancienne inversait les adjectif, le corps eucharistique était dit mystique et le corps ecclésiale le verum corpus], il existe une relation indivisible, si bien que l’un ne peut être pensé sans l’autre. […] L’eucharistie est, par essence, le sacrement de la fraternité chrétienne, des liens mutuels par le lien avec le Christ. Pour cette raison, dans l’Eglise ancienne, presque toutes les désignations de l’eucharistie étaient en même temps des désignations de l’Eglise elle-même : koinônia, symphônia, eirênê, agapê, pax, communio ; toutes ces expressions énoncent à la fois le mystère indivisible de l’eucharistie et de l’Eglise. [… ] On peut bien dire que la dissociation de la doctrine de l’eucharistie et de l’ecclésiologie que l’on peut constater depuis le xie et le xiie siècle, constitue l’un des aspects les plus malheureux de la théologie médiévale, si pleine de mérites en de nombreuses autres questions, parce que les deux traités perdaient par là leur centre. La doctrine de l’eucharistie, quand elle n’est pas ordonnée à la communion de l’Eglise, perd son essence autant que l’ecclésiologie qui n’est pas conçue en partant du centre eucharistique. »
p. 124 : « La "collégialité" n’est pas seulement une affirmation sur l’essence du ministère épiscopal, mais aussi sur la structure de l’Eglise tout entière. Elle signifie que l’unique Eglise s’édifie sur la base de la communion des nombreuses Eglises locales, donc aussi que l’unité ecclésiale inclut nécessairement le facteur de la pluralité et de la plénitude. Cette vérité a en principe toujours été connue, mais en pratique elle n’a pas toujours été suffisamment respectée. […] En ce qui concerne la constitution de toute l’Eglise, il apparaît qu’on ne doit pas la déduire de quelque modèle politique, et que les essais trop choyés de fonder la primauté papale à partir d’une philosophie s’appuyant sur Aristote et Platon et d’après laquelle la monarchie est la meilleure forme de gouvernement, sont aussi défectueux que l’essai de décrire l’Eglise avec la catégorie inappropriée de monarchie [On comprendrait mieux le texte si la traduction était défectueuse et l’original portait démocratie. A vérifier. Si la traduction est exacte, le texte n’en est que plus radical]. »
pp. 168-169 : « Dans le salut de chaque homme, d’après la foi chrétienne, le Christ est à l’œuvre. Mais là où est le Christ, là aussi est l’Eglise, parce qu’il refusait de demeurer seul, mais voulait pour ainsi dire se prodiguer deux fois en nous faisant participer à son ministère. Le Christ n’est jamais un simple individu situé en face de toute l’humanité : que Jésus de Nazareth soit "le Christ", cela signifie précisément aussi qu’il ne voulait pas rester seul, qu’il se créait un "corps". Parler du "corps du Christ", c’est dire que les hommes participent au ministère du Christ, si bien qu’ils deviennent pour ainsi dire son organe et qu’il ne peut plus être pensé sans eux. […]
« Nous avons dit que l’orientation de l’existence de Jésus, son essence propre, était caractérisée par le petit "pour". Si l’action de sauver consiste en ce qu’on devient comme lui, elle doit se présenter concrètement comme une participation à ce "pour". Alors l’existence chrétienne doit être la Pâque ou le passage constant de l’état où chacun est pour soit l’état om tous sont les uns pour les autres. Nous pouvons maintenant revenir à la question embarrassante de tout cet ensemble ; pourquoi exactement est-on chrétien ? Nous pouvons dire maintenant : le plein de l’existence visible dans l’Eglise n’est sans doute pas accompli par tous, mais il accompli pour tous. L’humanité vit de l’existence de ce ministère. […]
« Le phénomène Eglise devient, dans notre optique, toujours plus infime dans l’ensemble du cosmos. Mais quand on comprend l’Eglise en fonction de ce que nous avons dit, on n’a plus lieu de s’étonner de cette petitesse qui est la sienne dans le monde – et qui du reste était prédite de bien des manières dans l’Ecriture […] Pour pouvoir être le salut de tous, l’Eglise ne doit pas coïncider extérieurement avec tous. C’est plutôt son essence de constituer, à la suite de l’homme unique qui a pris sur ses épaules toute l’humanité, la petite troupe [sans doute plutôt le petit troupeau, problème de traduction, j’imagine] de ceux par lesquels Dieu veut sauver la multitude. L’Eglise n’est pas tout, mais elle existe pour tous. Elle est l’expression de ce que Dieu construit l’histoire, sur le fondement du Christ, en faisant exister les hommes les uns pour les autres. »
Ainsi donc, d’après l’auteur, l’Eglise existe pour que tous puissent voir l’œuvre de salut accomplie dans et par ce corps qui est l’Eglise. C’est une façon de comprendre l’adage tellement détourné extra ecclesiam nulla salus. Mais, au passage, l’auteur définit sans le nommer le sacerdoce commun, la participation au pour du Christ. Il le qualifie ensuite de ministère. Voilà qui devrait être repris.
Doit aussi être souligné que le but de l’Eglise n’est pas de convertir la terre entière, sans qu’elle renonce pour cela à sa mission. Il n’y a pas s’affoler de l’effondrement démographique de l’Eglise (cf. p. 161), d’autant qu’il s’agit en partie de la déconnection entre limites de la société et limites de l’Eglise.
Notons enfin que la multitude est comprise comme l’ensemble de l’humanité, comme p. 140, ce qui me rend encore plus incompréhensible une certaine demande de correction des prières eucharistiques qui disaient non pas « versé pour la multitude », mais « versé pour tous » !
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