Il y a déjà deux ans paraissait en français l'ouvrage de Jean-Baptiste Metz, Memoria passionis, Un souvenir provocant dans un société pluraliste, Cerf, Paris 2009. Je ne peux tout citer, notamment les passages superbes sur la mémoire des souffrances comme condition de possibilité de la théologie et même de la civilisation.Encore que je ne résiste qu'à moitié: "Qu'en serait-il si un jour, les hommes ne pouvaient plus trouver de défense contre le malheur de la vie que dans l'oubli, s'ils ne pouvaient plus construire leur bonheur que sur l'impitoyable oubli des victimes, sur une culture de l'amnésie dans laquelle le temps guérit prétendument toutes les blessures ? D'où tirerait-ils l'aliment de leur révolte contre l'absurdité des souffrances injustifiées des innocents ? Qu'est-ce qui pourrait encore attirer leur attention sur le malheur d'autrui et leur inspirer leur vision d'une justice supérieure nouvelle ? La mémoire de Dieu se dresse contre cette amnésie culturelle (Is 21,11-12). " (p.76).
Alors que nombre de peuples du Monde arabe aspirent à des sociétés plus justes et plus libres, beaucoup en Occident ne peuvent se réjouir, craignant l'islamisme intégriste. On pourrait, sans certes être assuré de rien, que l'Iran intégriste est lui-même soumis, et depuis longtemps, à la révolte. On pourrait faire remarquer que c'est l'injustice et la dictature est, plus que la démocratie, le terreau de l'intégrisme. On pourrait faire remarquer que les millions passés dans les armes en Afghanistan et en Irak pour ce que l'on n'ose appeler un résultat, coutent beaucoup plus que ceux qui seraient nécessaires à un peu plus de justice entre les peuples du Nord et ceux du Sud.
Les lignes ci-dessous reprennent des extraits de J.-B. Metz sur la mystique politique, sur l'engagement possible des chrétiens au service de la paix. (entre parenthèses les pages de la traduction).
(156) Les traditions bibliques du discours sur Dieu et les récits néotestamentaires concernant Jésus prennent indubitablement l’allure d’une prise de responsabilité universelle. Il est évident (ce serait à considérer de plus près) que cette prise de responsabilité ne porte pas en premier sur l’universalisme du péché de l’homme, mais celui de la souffrance du monde. Son premier regard ne se tourne pas sur la faute des autres, mais sur leur malheur. Pour Jésus, le péché consiste en premier lieu dans le refus de prendre part à la souffrance de l’autre, dans celui de voir au-delà du sombre horizon de sa propre histoire, ce que Augustin voulait désigner quand il parlait de l’« auto-rétrécissement du cœur ». C’est le fait de se laisser aller au narcissisme caché de la créature. […] C’est ainsi qu’a commencé le christianisme, mise en commun de souvenirs et de récits à la suite de ce Jésus dont le premier regard portait sur la souffrance d’autrui.
Cette sensibilité élémentaire au malheur des autres est caractéristique de la nouvelle façon de vivre de Jésus. Rien à voir avec une attitude geignarde, avec un culte malsain de la souffrance. [...]
(158) Au cours du temps, n’avons-nous pas peut-être interprété le christianisme comme une religion par trop sensible à la faute, en minimisant ainsi sa sensibilité à la souffrance ? N’avons-nous pas banni par trop vite et par insouciance de l’annonce de
(159) Je choisis le mot de « compassion »pour exprimer le programme mondial du christianisme à l’époque de la mondialisation et du pluralisme constitutionnel des religions et des cultures. Et je n’entends pas par ce mot une vague sympathie venant d’en haut ou de l’extérieur, mais une capacité de « souffrir avec », de prendre part, de percevoir le malheur d’autrui d’une façon qui vous engage, une pensée agissante à la souffrance de l’autre. Cette compassion exige préalablement une disposition à changer son regard, à ce changement auquel les traditions bibliques (en particulier l’histoire de Jésus) nous réinvitent sans cesse, en nous demandant de voir les choses à travers le regard de l’autre, de percevoir d’avance et de jauger tout ce qui le menace, de consentir à ne pas détourner les yeux, mais à les fixer sur lui au moins un peu plus longtemps que nous nous le permettrions spontanément. Cette compassion suscite l’impératif catégorique : « Regarde et vois » (H. Jonas)
C’est là où s’affirme cette compassion que débute ce que le Nouveau testament qualifie de « mort du moi ». Il s’agit d’une relativisation de soi-même, de nos désirs et de nos préjugés, de nos intérêts, parce qu’on est prêt à se laisser « inter-rompre » par le malheur de l’autre. C’est là que commence ce que nous avons qualifié d’un mot aussi prétentieux que gênant : la mystique. Cette mystique de la compassion constitue à mes yeux l’introduction biblique typique à la mystique en général, à la relativisation mystique de soi-même, à l’« abandon du moi » ‑ non pas par effacement du moi, par disparition de ce moi dans le vide informe d’un univers sans sujet, mais par une adhésion croissante à une « alliance », à une alliance mystique entre Dieu et l’homme, où – à la différence des religions extrême-orientales – le moi se trouve non pas simplement mystiquement dissous, mais provoqué moralement et politiquement à une mystique de la compassion :passion (160) divine qui est une souffrir avec, mystique des yeux ouverts. Je me répète : un christianisme qui s’accroche à ses racines à toujours du neuf à faire. Cette mystique de la compassion n’est pas quelque chose d’ésotérique. Elle est permise à tous et exigée de tous. Elle ne s’applique pas seulement à la vie privée, mais aussi à la vie publique, à la vie politique. […]
Ainsi, tout comme on peut voir dans la curiosité intellectuelle un son typique de
L’Esprit de compassion implique inspiration et motivation en faveur d’une politique de paix. Dans notre situation de mondialisation, la perception de la souffrance d’autrui – y compris celle de l’ennemi – et la capacité d’en tirer les conséquences dans l’action sont les conditions préalables de toute politique prometteuse de paix. […]
Au seuil du troisième millénaire, il me semble que les conflits globaux seront toujours plus marqués par les différences de culture et de civilisation, par exemple celle de l’Occident et du Monde arabe. […] (162) C’est là qui une question qui a pris une importance accrue depuis le 11 septembre 2001. La pulsion agressive qui se donne libre cours dans le terrorisme généralisé peut-elle se briser sur l’éthique de la compassion, c’est-à-dire sur l’idée du malheur d’autrui, et comment surmonter les antinomies entre l’universalisme occidental des droits humains et le respect de la souveraineté des univers culturels ?
Par-delà la lutte justifiée contre le terrorisme, la confrontation entre l’Occident et l’Islam et de façon générale entre cet Occident et le Monde arabe ne peut à mon avis se terminer sans un impitoyable conflit des cultures que si nous, Occidentaux, sommes prêts à voir les choses et à en juger non plus seulement à travers nos propres yeux, mais aussi à travers ceux du « reste de monde », même si cela peut paraître trahison. Ce qui manque en effet avant tout, c’est une hauteur de vue commune sur la globalité du monde. Cette vision des choses nous rendrait toujours plus conscients que les douloureuses oppositions du monde ne sont pas solubles par la simple victoire sur la pauvreté, mais qu’elles exigent aussi la reconnaissance de la dignité culturelle. […]
(164) Images de rêve, images de rêve éveillé qui jaillissent soudain avant de s’effacer très vite : statistiquement parlant, il y a sur notre terre environ deux milliards de chrétiens. Que se passerait-il si tous osaient cette expérience de compassion au cœur de leurs univers si différents, que leur action reste petite ou inapparente, timorée ou durable – disons une expérience de « réseau » de compassion – de telle sorte que, par-delà l’appel moral que cela constituerait, cela pénétrerait toujours plus les fondements de la vie en commun ? Oui, que se passerait-il si, entre chrétiens, on en arrivait finalement à un œcuménisme de la compassion ? Cela ne projetterait-il pas une nouvelle lumière sur la terre, sur ce monde si douloureusement déchiré au milieu des orages de la mondialisation.
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