18/04/2012

La liberté religieuse (50 ans Vatican II n° 8)

1. Histoire de la rédaction, un texte entre résistance et nécessité
Le 7 décembre 1965, la déclaration sur la liberté religieuse, Dignitatis humanae, un des textes les plus courts du concile, est adoptée par 2308 voix pour, 70 contre et 8 nulles. La quasi-unanimité (ni la plus importante ni la moindre du concile) ne laisse rien deviner de la vigueur des débats.
Constituée principalement par le Coetus internationalis (dont Mgr Lefebvre est un des animateurs), la quasi-totalité des évêques Espagnols et nombre d’évêques de la Curie et d’Italie – le catholicisme, grâce aux concordats, est religion d’Etat en Espagne et en Italie – une minorité déploya une stratégie acharnée et pas toujours loyale. D’après elle, l’Etat doit être catholique pour promouvoir la vraie religion ; il ne peut que tolérer les autres religions. En effet la vérité a tous les droits quand l’erreur n’en a aucun. Il faut condamner l’athéisme et le communisme et exiger des Etats non catholiques la liberté de culte pour l’Eglise. Il faut suivre l’enseignement de Pie IX qui, en 1864 dans l’encyclique Quanta cura, fustigeait « cette opinion erronée, funeste au maximum pour l’Eglise catholique et le salut des âmes, que Notre Prédécesseur Grégoire XVI [Mirari vos 1832], d’heureuse mémoire, qualifiait de "délire" : La liberté de conscience et des cultes est un droit propre à chaque homme. »
Sous la responsabilité du secrétariat pour l’unité, une commission s’était mise au travail fin 1960 avec Mgr De Smedt, évêque de Bruges. Son texte cependant ne fut pas retenu, et pour que la liberté religieuse trouvât place dans le concile, on en fit un simple chapitre du décret sur l’œcuménisme. En effet, si l’Eglise catholique prétend entrer en dialogue avec les autres Eglises elle doit leur reconnaître la liberté.
C’est en novembre 63, lors de la deuxième session, que Mgr de Smedt ouvrit la discussion en montrant que la liberté religieuse ne s’oppose pas à l’enseignement de l’Eglise dès lors qu’on replace les condamnations du XIXe siècle dans leur contexte. De surcroît, Jean XXIII, à la suite de Léon XIII (1835), Pie XI (1931 et 1937) et Pie XII, affirmait dans son encyclique Pacem in terris (n°°34, 1963) que la dignité de la personne humaine exige la liberté, y compris religieuse. La discussion qui dura une semaine ne donna lieu à aucun vote sans que l’on sache bien pourquoi, comme si on avait discrètement voulu enterrer le sujet. On reprocha à Paul VI d’avoir laissé la minorité l’emporter au point que l’on se demanda s’il soutenait le texte. En avril 64, fut décidé qu’il y aurait un document autonome sur le sujet.
La liberté religieuse était reconnue par plusieurs pays, par la déclaration des droits de l’homme de 1948 et par le Conseil Œcuménique des Eglises. L’épiscopat des Etats Unis y était acquis : la candidature à la présidence de Kennedy, un catholique, en 60, l’avait obligé à amender la position officielle de l’Eglise et à exposer que l’Etat, séculier, était incompétent en matière religieuse. En avril 63, l’archevêque de New-York fit nommer comme expert le père J. Courtney Murray, jésuite, interdit de publication depuis 55.
L’Eglise ne peut paraître opportuniste à réclamer la liberté religieuse seulement quand elle n’a pas de quoi s’imposer. Elle doit fonder son enseignement dans la révélation. Or les Ecritures explicitement n’en disent rien même si elles content la libération du peuple de la mort et du mal[1]. Il faut aussi argumenter de façon purement rationnelle puisque l’on ne s’adresse pas qu’à des chrétiens. Une conception de l’homme est en jeu (n° 9). Fonder la liberté religieuse dans la dignité de la personne humaine (mots-titre de la déclaration) ne veut évidemment pas dire que l’homme n’a pas de devoir ; par nature, il est tenu de chercher la vérité, ainsi que le dit Mgr Ancel, auxiliaire de Lyon, laquelle ne peut être reconnue que par un libre assentiment (n° 3). L’acte de foi lui-même est un acte libre (n° 10). En outre, la liberté religieuse ne vise pas que des individus mais les religions doivent pouvoir être libres. Il faut donc porter l’argumentation à un niveau politique, constitutionnel, promouvant la séparation des religions et de l’Etat. Les Etats-uniens en étaient convaincus plus que tous.
Des péripéties tendirent, mi-octobre 64, à empêcher la poursuite du travail. Le texte fut pris dans la tourmente de la « semaine noire » en novembre et ne put faire l’objet d’un vote. Cela se révéla a posteriori une chance pour un document qui avait besoin d’améliorations. Durant la dernière session, la minorité répéta à l’envi ses arguments, faisant de l’obstruction, brandissant le spectre du relativisme, de l’indifférentisme, voire de l’athéisme auquel menait le texte. Plus rien n’endiguerait le prosélytisme des protestants ! La minorité occupa tellement le devant de la scène que l’on finit par croire que la déclaration devrait être abandonnée ; ne pouvant recueillir suffisamment de voix, elle resterait à l’état de projet, de texte avorté.
Cependant, à partir de la troisième session, l’engagement de Paul VI en faveur du texte était clair. Lors de la dernière session, il était indispensable, alors qu’il devait aller à l’ONU en octobre, que le concile se soit explicitement déclaré pour la déclaration. L’intervention de Mgr Beran, évêque de Prague, qui participait pour la première fois au concile, sorti tout juste de prison, témoin de l’Eglise de l’autre côté du rideau de fer, joua un rôle déterminant. Un premier vote eut enfin lieu (seulement 224 contre). Pour rallier le plus grand nombre, on avait pensé qu’il fallait demander si les Pères étaient prêts à prendre le texte qu’on leur proposait comme base de la rédaction définitive que l’on améliorerait « selon la doctrine catholique de la vraie religion » ? Cette précision laissait penser que le texte de base n’était pas conforme à cette doctrine. Ne reconnaissait-on pas la légitimité du soupçon d’orthodoxie que la minorité faisait peser sur le texte et sur l’ensemble de l’œuvre conciliaire ?
Jusqu’au dernier moment, on retravailla le texte, tenant compte des objections. Cela eut l’inconvénient de l’allonger, de le rendre redondant et pas parfaitement structuré. On était conscient, que la déclaration était autant « la plus nette rupture avec la tradition issue de Pie IX »[2] qu’une nécessité pour l’Eglise dans le monde d’aujourd’hui[3].


2. Evaluation
La déclaration constitue l’illustration sans doute la plus claire d’un changement dans la conception que l’on se fait de la vérité dans l’Eglise. Ce changement fut conflictuel durant le concile et n’est toujours pas apaisé. On voyait bien que les aspirations du monde devaient être comprises comme signe des temps, interpellation du Royaume, qui oblige l’Eglise à réinterpréter son enseignement (n° 1). On n’avait sans doute pas conscience du renversement de la manière de penser, ou comme le disait en 2009 C. Theobald que « personne n’est en « possession » de la vérité, même pas Jésus et encore moins « l’unique vraie religion » […] « L’histoire est un lieu théologique ». La vérité du dogme en est affectée.
Une simple déclaration engage-t-elle la foi ? Quel est son statut dogmatique ? Le concile, à la demande de Jean XXIII, a refusé d’exprimer son enseignement en termes de canons et d’anathèmes. Un nouveau genre conciliaire s’écrit, non plus juridique mais pastoral, requis par la mission de l’Eglise et la conscience nouvelle du statut de la vérité, de l’historicité. « Pour ceux qui ont été habitués à chercher partout des énoncés infaillibles, il y aura longtemps un certain malaise, voire un mépris caché pour ces doctrines auxquelles on apporte ″seulement″ un assentiment religieux. » (P. Delhaye, DTC tables)


[1] « Ne se voulant pas Messie politique dominant par la force [Mt 4,8-10 ; Jn 6,15], il préféra se dire Fils de l’Homme, venu « pour servir et donner sa vie en rançon pour une multitude » (Mc 10,45). […] Il reconnut le pouvoir civil et ses droits […], mais en rappelant que les droits supérieurs de Dieu doivent être respectés : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mt 22,21). Enfin, en achevant sur la croix l’œuvre de la rédemption qui devait valoir aux hommes le salut et la vraie liberté, il a parachevé sa révélation. Il a rendu témoignage à la vérité [Jn 18,37], mais il n’a pas voulu l’imposer par la force à ses contradicteurs. Son royaume, en effet, ne se défend pas par l’épée [Mt 26,51-53 ; Jn 18,36], mais il s’établit en écoutant la vérité et en lui rendant témoignage, il s’étend grâce à l’amour par lequel le Christ, élevé sur la croix, attire à lui tous les hommes [Jn 12,32]. » DH 11.
[2] Réflexion de A. Outler, observateur méthodiste. Dans son Journal (26 10 65), Congar note : « On ne peut pas nier que [la déclaration] ne donne une autre doctrine que celle du Syllabus. Mais qui oserait tenir telle quelle cette doctrine et celle de Quanta cura ? »
[3] « Ce document est capital. Il fixe l’attitude de l’Eglise pour plusieurs siècles. Le monde l’attend. » (Paul VI à Mgr De Smedt d’après le Journal de Congar (01 10 65) corroboré par d’autres sources.)

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