Il faut vivre. Non, il faut vivre pour de bon, en
surabondance, comme dirait Jean. Tout ce qui empêche la vie est mort. Tout ce
qui empêche la vie doit être détruit. La mort doit être détruite.
Chez Marc, il n’y a pas de discours, d’enseignements de
Jésus. Il y a des faits et gestes en grand nombre, en si grand nombre qu’on n’a
pas le temps de les raconter. Ils se télescopent les uns les autres. Ainsi le
récit de la guérison de cette enfant qui semble interrompu, suspendu, par celui
d’une femme adulte, au risque que Jésus arrive trop tard.
Marc installe cette impression d’urgence à lutter contre la
mort tous azimuts, mais il ne s’arrête pas là. En aurions-nous douté que des
indices circulent d’une histoire à l’autre. Si Jésus se livre corps et âme dans
le combat contre la mort, il faut raconter autre chose, ou plutôt faire autre
chose, écrire un texte qui aide à croire, qui fasse croire, aujourd’hui.
Cela fait douze ans que la femme souffre de pertes de sang.
On apprend à la fin du texte que la fillette a douze ans. Ce détail lie les
deux histoires entre elles. Bien sûr, douze, c’est une totalité. C’est depuis
toujours que l’enfant ne vit pas comme cette femme est malade. Quelle est donc
cette mort dont parle le texte, que guérit Jésus, qui n’arrête pas la vie, se
contente de la pourrir, de la transformer en survie ?
« Ce n’est pas une vie ! » Que chacun d’entre
nous se demande ce qu’est une vie qui n’en est pas une. Que chacun cherche en
sa vie qui n’en est pas une, en sa survie, l’attente de vie, de vie surabondante
qui le pousserait à ne toucher ne serait-ce que le bord du vêtement de Jésus, à
s’en remettre à lui. La femme n’en peut plus de sa vie, n’en peut plus de la
vie. Elle veut vivre, être sauvée. Ce n’est pas une guérison qu’elle cherche, c’est
de vivre enfin.
Il en va de même de l’enfant. Vivre enfin, non comme un
enfant, mais pour de vrai. Qui n’a jamais entendu les enfants être impatients d’être
grands pour pouvoir tout faire, pour vivre en grand ? Trop sages, trop
usés ou désabusés par la vie, nous répondons ou pensons qu’ils sont au plus
heureux des âges et qu’ils feraient bien d’en profiter avant que les soucis ne
leur pourrissent la vie. Mais non, ils attendent de la vie toujours plus, la
surabondance johannique, ils cherchent la vie.
La femme comme les enfants savent que la vie n’est pas
survie. Ils ont faim et soif de cette vie (on retrouverait cela dans la
rencontre avec la samaritaine, une eau qui fait qu’on n’a plus jamais soif, une
nourriture que l’on ne connaît pas, qui sont, l’une comme l’autre, pour la vie,
non pour entretenir le souffle vivant, mais pour vivre, pour de vrai,
surabondamment.)
Ce savoir, non thématique, non conceptualisé, de ce qu’est
la vie, c’est-à-dire la vie surabondante, peut-il émerger en nous aussi ?
Y avons-nous renoncé par simple réalisme, pour ne pas nous faire mal à imaginer
l’impossible ? Ce savoir de vie, y croyons-nous ?
La femme est ici redevenue une fille, comme les enfants qui
veulent toujours plus, comme l’enfant, talita,
jeune fille, comme celle qui va retrouver la possibilité d’enfanter… la vie. « Ma
fille, ta foi t’a sauvée. » et nouveau mot crochet, après douze et fille,
l’appel à Jaïre : « Ne crains pas, crois seulement ».
La vie surabondante se cueille comme le fruit si désirable
de l’arbre antique, arbre de la vie. Ou plutôt, la vie surabondante ne se
déploie que dans la confiance, l’espérance posée en quelqu’un de nous faire
vivre. La vie se reçoit, parce que prendre la vie, c’est tuer. C’est notre
expérience à tous, dès la naissance, la vie se reçoit de la confiance portée en
l’autre. La mort advient que rien de la vie échangée n’est détruit, que tout ce
que nous aurions vécu ensemble demeure en vie éternelle.
La foi n’est pas la condition du miracle, et les non-chrétiens
pourraient crever. La foi c’est cette confiance, et sa pratique, que la vie est
surabondante quand elle est reçue et donnée.
Ce n’est pas une affaire de confession de foi, encore que
Jésus soit ici un maître et peut-être même, le maître. De l’arbre de sa croix
bourgeonne la vie pour être donnée, parce que du premier arbre, nous nous
étions emparés. Cette histoire n’est pas finie, nous faisons main basse sur la
vie au lieu de la recevoir et nous ne pouvons que survivre, pas vivre. Ce n’est
pas une affaire de confession de foi, c’est l’avènement de la confiance, vivre
en forme de recevoir.
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