06/09/2019

Passer derrière et suivre (23ème dimanche du temps)


Là, ça se corse. Même si la liturgie ne propose pas une lecture tout à fait continue de l’évangile ‑ il manque des passages ‑, nous voyons bien que depuis dimanche dernier, le propos de Jésus se radicalisent. Le choix de la dernière place a des conséquences terribles :
« Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et jusqu’à sa propre vie, il ne peut être mon disciple. Quiconque ne porte pas sa croix et ne vient pas derrière moi ne peut être mon disciple. […] Ainsi donc, celui d’entre vous qui ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut pas être mon disciple »
Venir derrière Jésus. Et c’est à dessein que l’évangile précise que Jésus se retourne pour prononcer les paroles que nous venons d’entendre. Passer derrière et suivre, renoncer dit le texte, non peut-être à soi, mais à tous ses biens ‑ est-ce si différents ? Scandale d’un christianisme qui prêche l’effacement et le renoncement permettant, comme on le voit dans l’histoire et les scandales aujourd’hui, aux puissants de briller, d’abuser, de se servir. La mortification comme chemin de vie. Cela ne passe plus.
Mais est-ce bien ce dont parlent l’évangile et l’injonction à passer derrière et suivre ? L’évangile ne passe et n’est jamais passé. On s’en est toujours accommodé, on s’assoit souvent dessus et pourtant il faut venir derrière, passer derrière.
Pourquoi donc ? On peut le dire d’au moins deux manières. La première, c’est toujours la même chose. Avec Dieu, c’est une histoire d’amour, non d’attitude idoine qui permettrait d’envisager, de viser une récompense. Pas de stratégie de la rétribution. Juste une question d’amour, concluais-je dimanche dernier.
On passe derrière, comme avec tous ceux qu’on aime. On passe derrière avec les enfants, non pour en faire des enfants rois, mais parce qu’ils ne peuvent grandir autrement, et pour qu’ils apprennent à vivre de même. On passe derrière parce que choisir la dernière place est la seule manière d’aimer, c’est aimer. Faire passer l’autre avant, devant.
Ensuite, passer derrière, c’est obligé, parce que forcément, Dieu est premier. Non pas le chef, le gradé, le puissant. Premier parce que le premier, il nous a aimés. Derrière, parce que vivre, c’est répondre à son amour. Vivre, quand on est disciple de Jésus, c’est répondre à la déclaration d’amour de Dieu à l’égard de la création et Dieu le premier nous a aimés.
Bien sûr, à l’heure du développement personnel, de l’épanouissement de soi, de l’autonomie des personnes et des régions, l’affirmation de soi semble une négation radicale de tout ce qui serait renoncement à soi. Mais il faudrait être certain que même dans la promotion de soi, le meilleur chemin, le seul ‑ ce qu’il faut est unique dit Jésus à Marthe quelques chapitres plus haut ‑ ne soit pas celui de la suite, derrière. On n’est jamais autant soi et révélé à soi que dans la rencontre des autres. Et la rencontre n’est jamais telle que si elle est amour. Et l’on aime qu’à passer derrière, pour que l’autre, l’ami, l’aimé, l’amant passe devant.
C’est à la fois impossible, à la fois ce dont nous avons l’expérience la plus commune au cœur même de ce qu’il y a de meilleur en nous et entre nous, l’amour. La suite derrière Jésus est insupportable pour le « moi d’abord » autre manière de parler du péché depuis la Genèse. Je prends le fruit réservé. Je prends parce que je ne vais tout de même pas demander. Je prends parce que je veux tout, et donc aussi ce qui ne me revient pas.
Chaque fois que l’autre passe devant parce que nous l’y invitons, parce que nous le lui rendons possible, par amour, nous grandissons avec lui. Il n’y a pas d’opposition entre épanouissement de soi et renoncement dès lors que l’on parle d’amour. Les deux croissent ensemble.
On pourrait parler d’identité et de place faite à l’autre. Elles ne s’opposent pas, elles croissent ensemble. Rien de mieux pour se comprendre français et l’être et défendre notre identité, que d’accueillir qui ne l’est pas. Ce n’est pas l’amour des siens qui permet d’être disciples, parce que parfois, cet amour est rejet des autres, prétexte à ce rejet. Le « propre », ce qui est sien, est toujours ce qui empêche d’être soi. Jésus invite évidemment à y renoncer.
Il n’y a qu’une aventure humaine, sans cesse déclinée. Grain de blé qui meurt pour vivre ou « moi d’abord », tout puissant, qui écrase les frères et sème la haine. Que choisissons-nous ?

4 commentaires:

  1. Patrick, je reste convaincu que tu brûles les étapes. Ce n'est pas pour rien que tu ne reprends pas la traduction du lectionnaire ("si quelqu'un vient à moi sans me préférer..."). Entendrais-tu avec sympathie quelqu'un qui dirait au tout venant : préférez-moi et venez derrière moi ? Oui, Dieu nous a aimés le premier, oui, Jésus est de Dieu, parce qu'il s'est dépouillé... cf. Philippines 2. Si Dieu et Christ nous ont aimés en premier, c'est justement parce qu'ils se sont de leur propre initiative placés derrière, montrant, manifestant ce que c'est qu'aimer... Alors oui, c'est contagieux. Alors oui, c'est ce que font les parents, ensemencés eux-mêmes par l'amour dont ils ont été aimés. On ne commande pas d'aimer, on ne commande pas de "venir derrière" : on le fait en laissant l'autre, les autres passer devant.

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  2. Loïc,
    Tu te doutes bien que notre échange ne m'a pas laissé tranquille.
    L'erreur de traduction ne me paraît pas avérée. Je le redis. Qui plus est, Balmary que tu me citais travaille sur Matthieu.
    Je persiste et signe, y compris après la messe à la prison ce matin, et celle de soir. Deux occasions où je ne lis pas mon texte mais refais avec les présents le chemin de lecture. Et ça semble tenir.
    Le texte vient peu après la dernière place de la semaine dernière. On ne peut l'oublier. Si la dernière place, ce n'est pas un renoncement, qu'est-ce donc ?
    Le texte est construit en A B A'. B, ce sont les paraboles. Elles illustrent le ridicule de ceux qui commencent et ne peuvent achever. Elles visent ceux qui suivent Jésus sans s'en donner les moyens.
    Et qu'est-ce qui s'impose aux disciples ? Préférer Jésus aux siens, Venir derrière (la traduction est correcte et non discutable au moins pour ces mots), prendre sa croix (A), et renoncer à ses biens (A').
    Il faut bien s'arrêter déjà à la version, édulcorée par Luc, de la haine des siens. Comment en rendre compte ? Car plus scandaleux que le renoncement à soi, la haine des siens fait problème. La préférence de Jésus n'est pas quelque chose de vaporeux, c'est la préférence pour tout homme sur le clan et le sang. Préférer Jésus, c'est préférer tous les frères, un frère quelconque, par rapport au frère de sang. Le sang n'a pas de privilège, pire, lorsqu'il devient préférence, il est contraire à l'évangile, parce qu'il conteste qu'autrui soit frère au même titre que le frère de sang.
    Désolé, je maintiens. Et ne crois brûler aucune étape ; j'ai relu le texte, en français, dans plusieurs traductions, en grec. Et la critique par Marc-François Lacan de la lecture de Balmary me paraît demeurer justifiée.

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  3. Quand je referai une homélie sur ce texte, je lierai davantage le renoncement aux siens (qui sont le pendant des biens) aux deux paraboles du centre.

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    1. Merci, Patrick. Pour les deux paraboles effectivement, en faire simplement des invitations au discernement me paraît bien court, surtout compte-tenu du v. 33. Je les lirais volontiers comme la parabole de l'intendant filou : faites comme les "infidèles", réfléchissez avant d'agir. Mais sur quelle base réfléchissent le bâtisseur de tour et le chef de guerre ? Sur la base d'un "moi" en extension, qui ne démord de ses "possessions" et qui cherche à maximiser ses interêts quitte à faire quelques compromis. Or Jésus invite à bâtir sur un tout autre principe : non pas le "moi" mais un "Je" (= le nom de Dieu) absolument décentré puisque "qui vous accueille m'accueille etc.", absolument remis à l'Autre/autre : l'agapè au lieu de la guerre civile, chaude ou froide, le Royaume au lieu des royaumes.

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